Libérons Asli Erdoğan

Asli Erdoğan a été arrêtée le 17 août 2016 en même temps que d’autres membres du journal pro-kurde Özgür Günden. Le journal a été interdit de publication, ses locaux ont été investis par la police et fermés. Depuis le mois d’août Asli Erdoğan est détenue à la prison pour femmes de Bakirköy, à Istanbul, son procès devant avoir lieu ce 29 décembre 2016.

La santé d’Asli Erdoğan se dégrade. Souffrant d’asthme et de diabète, elle ne reçoit en prison aucun soin. La maintenir dans cet état n’est pas uniquement lui imposer une situation de souffrance, assimilable à de la torture (torture physique et torture psychique étant, par ailleurs, des pratiques connues des prisons turques), c’est la condamner à mort. La poursuivre en justice en l’accusant d’actes passibles d’un emprisonnement à vie rend plus évidente cette volonté de la tuer.

L’accusation à son encontre d’« atteinte à L’État et à l’intégrité de L’État » a été abandonnée mais pas celles d’« appartenance à une organisation terroriste » et de « trouble à l’ordre public ». C’est pour ces chefs d’accusation qu’Asli Erdoğan sera jugée le 29 décembre 2016 et risque la prison à vie. Si ces accusations renvoient au fait que Özgür Günden soutient la minorité kurde, soutien transformé par L’État turc en propagande pour le PKK (désigné par L’État turc et d’autres comme un mouvement terroriste), elles sont surtout absurdes et ne valent que comme un prétexte dont personne n’est dupe. Le président de la république de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, semble juger qu’il y a acte terroriste ou que l’ordre public est menacé dès lors que des voix discordantes se font entendre, que des points de vue différents de ceux qui sont conformes à celui de L’État s’expriment. L’ordre public dans ce cas n’impliquerait qu’un seul discours, une seule voix – celle d’un ordre public totalitaire qui n’aurait de public que le nom car il n’impliquerait que l’existence d’un seul.

Si les accusations à l’encontre d’Asli Erdoğan n’ont aucune validité, elles n’ont pas été choisies au hasard : elles résonnent avec la politique européenne actuelle de lutte contre le terrorisme et, par exemple, avec les implications de l’état d’urgence en France. Que pourrait-on reprocher à la Turquie si ce que font Recep Tayyip Erdoğan et ses partisans a les mêmes motivations que celles qui sont supposées guider les politiques européennes aujourd’hui ? En invoquant la défense contre une « menace terroriste » et la volonté du maintien de l’ordre (ordre devant être protégé pour que puissent également se poursuivre les relations entre la Turquie et l’Union Européenne), Recep Tayyip Erdoğan rend difficile toute critique de ses exactions par l’Europe. L’argument sécuritaire et celui d’une lutte contre un ennemi terroriste ne peuvent qu’entrer en résonance avec le discours politique européen commun, se présenter comme un moyen de préserver l’Europe et se conformer aux pratiques politico-policières qui sont de plus en plus légitimées en Europe.

De fait, l’Europe n’a rien trouvé à redire et continue à ne rien dire ni faire face à l’incarcération d’Asli Erdoğan, pas plus qu’à celle des centaines de personnes, entre autres des journalistes (plus de cent sont actuellement emprisonnés en Turquie) et universitaires, qui ont subi la violence du président turc depuis la tentative de putsch de juillet dernier. Sans doute y a-t-il derrière ce silence des raisons diplomatiques et géostratégiques impliquant les relations avec les USA, la Russie et la situation au Moyen-Orient : la Turquie est ici un pion parmi d’autres dans les nouvelles formes de la guerre que se livrent les États, les civils et les droits n’étant que des variables d’ajustement.

Une autre raison concernerait le fait qu’en mars 2016, l’Europe a passé avec la Turquie un accord concernant les flux migratoires et les « immigrés en situation irrégulière », accord par lequel la Turquie joue le rôle de zone de délocalisation (fantasmée) du « problème » des migrants, de frontière protectrice (illusoire), et de lieu de recyclage pour les clandestins. Cet accord est profitable à la démagogie des discours de politique intérieure des États européens et entretient l’idée qu’il y a réellement un problème lié aux migrants (mais que nos responsables l’affrontent avec détermination). Par contre, il condamne ceux-ci à subir un arbitraire encore plus important et des conditions non seulement dégradantes, déshumanisantes, mais dangereuses et mortelles.

La Turquie de Recep Erdoğan apparaît comme un élément fondamental pour une Europe calculatrice, raciste et paranoïaque. Elle est surtout proche des politiques européennes qui tiennent un discours semblable à celui du président turc, même si les pratiques impliquées différent. L’Europe se fantasme en citadelle assiégée, produit une image hyper négative du migrant, invente l’idée d’un immigration dangereuse, associée au terrorisme et à la mort de l’Europe – ceci s’accompagnant parallèlement de l’invention d’une identité européenne à protéger, d’une « guerre » explicite contre le terrorisme et implicite contre les migrants, d’une criminalisation et d’un traitement policier de la migration (englobé, de manière plus large, dans un envahissement du politique par le policier). L’ordre public est à protéger, les sociétés européennes sont à défendre et cette défense, cette protection passent par l’enfermement, la persécution, la violence policière, le déni des droits, la déshumanisation. Cette défense ou cette « guerre » impliquent que si l’Europe ne tue pas toujours directement, elle laisse mourir des milliers de personnes migrantes qui, en dehors de ses frontières, périssent non par indifférence mais par une volonté nette de les laisser mourir, leur mort étant incluse dans la logique européenne actuelle du traitement de la migration et des populations.

Ce néo-totalitarisme européen, non à venir mais déjà installé, résonne avec le régime pro-totalitaire de Recep Erdoğan. Du point de vue des milliers de migrants morts en Méditerranée, quelle est la différence ? Du point de vue de la minorité Rom ou de celui des sans-papiers quotidiennement persécutés dans les rues de Paris, quelle est la différence ? Que pourrait dire l’Europe au sujet de la répression en Turquie, de la persécution et de l’emprisonnement de milliers de personnes, de l’incarcération d’Asli Erdoğan ? Rien, car la critique de l’État totalitaire turc reviendrait pour l’Europe à se critiquer elle-même.

Une des différences est que les États européens ne pratiquent pas, comme moyen politique, une incarcération de masse de leurs citoyens, alors que la Turquie actuelle la privilégie, la persécution et l’emprisonnement des citoyens étant aujourd’hui une arme que Recep Erdoğan utilise volontiers. La persécution et l’emprisonnement visant à museler les discours, à empêcher la discordance, à faire souffrir, voire à tuer, ont essentiellement pour finalité la privatisation de l’espace public, sa monopolisation par un seul. L’incarcération d’Asli Erdoğan, comme celle de centaines d’autres journalistes, universitaires et intellectuels (à l’heure où j’écris ceci, est confirmée l’arrestation du journaliste Metin Yoksu), est supposée vider l’espace public des discours différents de celui de l’Etat, rendre impossible la critique et la remise en cause de ce discours, faire barrage à la pluralité des voix et à leur partage dans l’espace commun. Ce qui pourrait contredire le récit national voulu par le président turc doit être empêché et disparaître – un des moyens étant l’enfermement à l’intérieur des murs de la prison, la disparition des individus dans l’espace clos et non public de la prison. De ce point de vue, les États européens sont-ils plus respectueux des droits des citoyens et de l’existence d’un espace public d’expression et d’existence ? Ou bien ont-ils, mieux que Recep Erdoğan, compris que ce moyen, aujourd’hui, n’est plus efficace ?

On assiste en Europe à une libération, une légitimation et une reprise à tous les niveaux du discours raciste, xénophobe, sécuritaire, à une visibilité nouvelle et à une bienveillance à l’égard des mouvements les plus réactionnaires et fascisants. Beaucoup parmi les politiques en font leur programme électoral. On constate une précarisation et un abandon des populations les plus isolées et fragiles – précarisation et abandon qui impliquent que celles-ci subissent la violence d’Etat et des conditions d’existence douloureuses, désespérantes, mortelles. La surveillance des citoyens et l’emprisonnement ciblé, réservé à des catégories et individus que l’on affuble d’une identité négative et menaçante, apparaissent sans ironie comme les outils de la sécurité et d’un ordre social démocratique (l’état d’urgence, en France, en étant l’exemple le plus caricatural). C’est de préférence à l’extérieur de ses frontières que l’Europe délocalise la mort ou qu’elle maintient dans un enfermement « à l’air libre » : camps, zones de transit, condamnation à l’errance et à l’illégalité, etc. Le problème du président turc est qu’il maintient une politique qui s’appuie sur l’enfermement massif et la répression contre une partie importante de ses citoyens et à l’intérieur de ses frontières, sortant ainsi de façon trop manifeste des cadres de la démocratie formelle dont les peuples européens se contentent. Par là, Recep Erdoğan se met en porte-à-faux vis-à-vis du consensus européen, même si ce maintien d’un cadre violemment et globalement répressif n’a déclenché jusqu’à présent aucune réaction véritable des pays de l’Union Européenne. Surtout, il maintient une politique répressive non seulement injuste mais inefficace.

Recep Erdoğan semble ne pas avoir compris le néo-totalitarisme qui se met en place, qui régule plutôt qu’il n’enferme, qui surveille et épingle des identités plutôt qu’il n’interdit, qui conditionne des subjectivités béatement paranoïaques et haineuses, qui produit des individus amoureux de la surveillance, du contrôle, de la peur et des frontières (pour les autres) plutôt que des prisonniers. Recep Erdoğan en reste à une logique des murs alors que l’Europe est déjà engagée dans un autre type de pouvoir qui ne peut fonctionner qu’en conservant le masque de la démocratie mais pas pour tous, une démocratie qui n’est possible que si tous n’y ont pas également droit, incluant la nécessité de la précarité et de la mort des autres et ailleurs (même si cet ailleurs peut-être la rue parisienne). Ce pouvoir ne vide pas l’espace public, il le régule et le contrôle, maintenant une pluralité choisie, des subjectivités plurielles mais assujetties. Il s’agit là aussi d’une privatisation de l’espace public qui fonctionne moins par élimination globale que par prélèvement, répartition, invisibilisation, criminalisation, sélection.

Asli Erdogan © Christine Marcandier

De même, Recep Erdoğan semble ne pas avoir compris que la prison et l’emprisonnement tels qu’il les met en pratique ne fonctionnent plus. Aujourd’hui, le simple fait qu’Asli Erdoğan soit en prison vaut comme une critique et une condamnation de la politique violente de l’Etat turc. Le simple fait que son incarcération et les conditions de celle-ci soient connues a déclenché une réaction collective et continue non de la part des Etats mais sur les réseaux sociaux et de la part de certains médias. Une réaction commune a eu lieu et se poursuit sur l’espace public que Recep Erdoğan ne peut contrôler : celui du web, des réseaux et médias en ligne. Même si un contrôle, voire un blocage, sont toujours possibles à l’intérieur des frontières de la Turquie, il est évident qu’ils ne le sont plus à un niveau global. C’est à ce niveau que l’emprisonnement d’Asli Erdoğan est dénoncé, que l’injustice qui lui est faite est rendue publique par des milliers de personnes. Sa photo est partout, ses textes circulent : son discours et sa présence n’ont jamais été aussi visibles ni audibles. Il ne sert plus à rien de vouloir privatiser l’espace public par l’emprisonnement de masse puisque la nature de cet espace a changé : il ne se limite plus à la rue, aux places publiques, aux journaux et médias nationaux mais se construit à travers une diffusion instantanée, dématérialisée, et des relations transnationales. C’est ce changement qui pousse le pouvoir en Occident à des mutations qui appellent plutôt le contrôle et la production de subjectivités désirant le nouveau type de totalitarisme qui s’affirme.

Même si Recep Erdoğan conserve le pouvoir, même s’il peut avoir la mainmise sur la Turquie, sa stratégie totalitaire de privatisation de l’espace public a déjà échoué. Laisser Asli Erdoğan en prison ou la faire mourir ne pourra qu’accentuer cet échec. Continuer à persécuter et à incarcérer des milliers de personnes ne sera d’aucune utilité pour faire taire la contestation, les voix alternatives, et mettre fin à un espace réellement public. Ceci ne signifie pas qu’internet serait la forme idéale d’un espace public, politique et démocratique : comme tout espace, il est aussi excluant et se fonde sur des conditions d’entrée. Asli Erdoğan est écrivain et journaliste, universitaire, blanche, son œuvre est traduite et reconnue à l’étranger – ce qui signifie qu’elle possède déjà une image publique et jouit d’un statut social et symbolique privilégié, ce qui n’est pas le cas des nombreuses personnes et populations pour lesquelles aucune campagne particulière n’est organisée sur le net et dans les médias. Mais il n’en est pas moins vrai que le discours public au sujet d’Asli Erdoğan concerne en même temps et immédiatement les cas de tous ceux qui partagent son sort. Si réclamer la libération d’Asli Erdoğan est devenu un enjeu fort et insistant d’un certain discours commun, cette réclamation concerne immédiatement ceux qui subissent la même répression qu’elle et se fait selon des modalités incontrôlables par L’État turc comme, en l’état actuel des choses, par n’importe quel État européen.

Retrouvez ici les 40 textes publiés pour appeler à la libération d’Asli Erdogan.

Et ici une lettre d’Asli Erdogan depuis la prison de Bakırköy