April 28, 2014 (Fifty-Three Days, journaux américains, 11)

© Franck Gérard

LOS ANGELES /Day eleven. 

Épuisé !

8 ou 9 heures de marche aujourd’hui. Il n’y a pas 30 000 solutions lorsque je sors de la maison ce matin ; j’hésite ; est ou ouest. C’est l’ouest. Et la journée commence bien avec ce soleil resplendissant. Il ne peut y avoir de raccourcis dans les villes américaines. Tout est construit en « block ». On ne peut marcher que vers les quatre points cardinaux ; il n’existe aucune autre issue ; du moins rarement.

Il y a d’abord ce homeless au coin de Vine et de Santa Monica Avenue dont le caddie est renversé avec toutes ses affaires sur le sol. Il regarde le ciel en parlant. C’est triste mais c’est beau! Et je traverse la route après l’avoir pris en photo.

Ce qui m’arrive juste après, vous allez peut-être croire que je l’invente mais la rue ne triche pas, jamais (!), et c’est pour cela que je l’aime passionnément ; c’est aussi ma raison d’être, mon élément, comme la mer ou la montagne pour d’autres. Je viens de franchir le passage piéton ; tout à coup, un coup sec sur ma tête, violent. Je sursaute et pense que l’on m’agresse ; je regarde derrière moi, personne! Et je le vois, l’oiseau ! Je comprends que c’est lui. Il se pose sur une haie bordant une station-service et je commence à le photographier. Je m’approche, il ne bouge pas, m’affronte du regard. Subitement une dizaine d’oiseaux sortent de la haie et m’attaquent ! Juste ma casquette. Je fais ce que je peux, j’essaie de les photographier en vol et ce qui me semble être la femelle, plus claire, piaille de toutes ses forces en fonçant sur moi. Je me replie, m’éloigne, n’en pouvant plus, et c’est fini. Un type, vraisemblablement du quartier, arrive ; il a vu la scène et me dit que ces oiseaux n’attaquent que ceux qui ont des casquettes. Je pense évidemment au film d’Hitchcock et me dit qu’il a peut-être vécu une histoire similaire, ce qui lui aurait donné l’idée. Who knows ?

J’arrive dans un quartier juif, enfin je suppose, vu le nombre de rabbins et d’écritures hébraïques. Plus loin, une immense colonne de personnes vêtues d’un T-shirt bleu clair ; j’entame la conversation avec un des leurs ; c’est une marche contre les génocides ; il me parle avec insistance de celui du Rwanda…

Je continue à prendre des photos, je continue à marcher, jusqu’à l’épuisement, sous cette chaleur ; je pense au désert où il faut que j’aille avant de partir. Je veux voir un désert, une fois dans ma vie, avant de mourir. A certains moments, sur certaines avenues, je ne croise aucune âme ; cela peut durer 20 ou 30 minutes ; à part ces machines, les voitures.
Un ami me disait, sur le ton de l’humour, qu’il existe deux sortes de personnes qui marchent à Los Angeles : les pauvres et les Français. Je commence à croire qu’il avait raison.

Et L. A. photo du jour ?

Cela pourrait être lorsque j’arrive par hasard dans ce centre commercial écœurant à la folie où se côtoient des milliers de personnes, avec ce Living Room dans le parking, fauteuils Chesterfield et compagnie ; voitures de luxe ; j’ai la sensation d’avoir avalé beaucoup trop de sucre ! Ou alors, ce yorkshire avec une robe rose à pois blancs ; ou encore, cette femme d’une beauté hallucinante dont l’ami vient me voir les yeux très très noir, me disant qu’il s’appelle Vlad et qu’il est d’origine ukrainienne ; j’ai l’impression en lui donnant ma carte, ce qu’il m’oblige à faire, qu’il va y avoir un contrat sur moi… Non. J’ai ces images mais je choisis cet homme avec qui j’ai parlé. Je lui dis qu’il est d’une beauté insensé et je le pense vraiment. Il correspond pour moi à une image d’Épinal ; celle d’un sud des États-Unis, quelque part vers l’Alabama ou le Mississippi. Je ne m’attendais pas à voir ce genre d’images ici car, même si c’est une personne réelle, bien sûr, cela a quelque chose de désuet. En rentrant, je croise à nouveau ce homeless ; toujours au même endroit ; je lui donne un dollar et nous engageons la conversation. Depuis ce matin, il essaye de réparer son caddie et ses affaires sont maintenant pliées. Je le croyais un peu fou, ce matin, mais en le quittant, je me demande qui est le plus fou de nous deux.

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