Marie de Quatrebarbes : «Faire place à cet autre qui n’est pas vraiment autre» (Création et politique, 8)

Marie de Quatrebarbes © Jean-Philippe Cazier

 Suite des entretiens d’Emanuèle Jawad autour de création et politique. Après Véronique Bergen, Nathalie Quintane, Sandra Moussempès, Leslie Kaplan, Vannina Maestri, Marie Cosnay et Jennifer K Dick, c’est au tour de Marie de Quatrebarbes, évoquant l’autre, « Faire place à cet autre qui n’est pas vraiment autre ».

Tu as déjà publié, notamment, La vie moins une minute et Les pères fouettards me hantent toujours, et ton prochain livre, Gommage de tête, doit paraître en 2017 aux éditions Eric Pesty. Tu as aussi fondé, avec Maël Guesdon et Benoît Berthelier, la revue La tête et les cornes, et avec Maël Guesdon et Stéphane Korvin, la revue Z. Tu as également édité l’œuvre complète de Michel Couturier, L’ablatif absolu. Enfin, tu es membre du collectif remue.net.
Dans ce travail qui alterne l’individuel et le collectif et dans les différents domaines d’activités menées au sein d’une littérature qui reste minoritaire en terme de visibilité et de lecteurs, peut-on parler te concernant d’une forme d’engagement pour la poésie ?

La notion d’« engagement » soulève, je crois, la question de la recherche d’une position éthique vis-à-vis du « domaine » dans lequel on mène les « actions », quel que soit le degré de visibilité de ce domaine. Recherche qui suppose par exemple d’interroger continument les conditions matérielles de nos espaces de créations – comment les livres sont écrits, financés, comment ils sont lus et circulent – et au sein de laquelle il est assez tentant de s’arrêter à des principes définitifs qui deviennent des marqueurs d’oppositions esthétiques, politiques et sociaux. Ce sont ces marqueurs qui transforment le « domaine » en « champ » et qui le structurent peut-être un peu trop rapidement selon des certitudes stables, symétriques. Cela rassure tout le monde et évite surtout de poser, de manière renouvelée, la question des gestes que nous y proposons et qui nous produisent.

On peut concevoir l’engagement comme cette tentative d’objectivation qui passe non seulement par la réappropriation de certains moyens de production, aussi modestes soient-ils, mais aussi par la confrontation aux formes qui nous font violence. Lire, en suspendant ses jugements immédiats, son chapelet de croyances, ce qui ne nous est pas familier, ce qui nous heurte. J’y vois, en ce qui me concerne, le seul moyen efficace pour déstabiliser la ligne de fracture qui oppose artificiellement un « nous » confortant et un « vous » repoussoir. Soit le geste de lecture consolide cette ligne, soit il la repousse. C’est par ce décentrement, je crois, que nos petites résistances sautent et que les choses deviennent à la fois plus collectives, plus intimes et plus excitantes.

Ton travail dans ses différentes actions recouvre-t-il des enjeux ou des préoccupations féministes ?

Je ne peux détacher la question du féminisme des enjeux soulevés précédemment, à savoir l’incidence des conditions matérielles sur la création poétique et les gestes que l’on y produits. Ça commence, bien sûr, par la représentativité de la « minorité femme » au sein de cette scène : combien de femmes sont effectivement publiées et dans quelles maisons d’éditions, combien sont éditrices, revuistes, critiques, etc. ?

À cet égard, constatant – quoiqu’assez empiriquement – qu’un plus grand nombre de femmes écrivent, critiquent et/ou éditent aujourd’hui, on pourrait être tenté de se réjouir. Mais je reste sur ce point assez prudente. Car je ne suis pas sûre que cette représentation en hausse soit le simple fait d’un champ poétique qui « s’ouvre » spontanément, par un mouvement de libéralisation ou bien par un investissement créatif et militant des femmes. Mon hypothèse, c’est qu’un des facteurs peut-être décisif de cette ouverture renvoie à la perte de capital symbolique traditionnellement associé à la poésie. Ce « déclassement » entraînerait sa désaffection par les classes « dominantes » – masculines et à culture légitime –, si bien que la composition sociale de la poésie se resserrerait progressivement autour des classes moyennes et s’ouvrirait aux femmes du même mouvement.

On pourrait bien sûr, avec un peu d’optimisme, y voir une chance ou du moins tenter de transformer cet état de fait en opportunité pour ouvrir la scène poétique aux autres minorités. Une fois dit que le terme même d’« autre » pose problème, introduisant immédiatement un ordre hiérarchique comme l’a souligné, entre autres, Christine Delphy. Les approches à la fois matérialistes et intersectionnelles ont, en tous cas, montré qu’on ne pouvait plus abstraire la question du sexe de celles de la race et de la classe. La notion même de « poésie féminine » confine d’ailleurs au ridicule : les poètes femmes ne constituent en rien un sous-groupe disposant « naturellement » de certaines qualités, notamment sensibles, qui définiraient les critères d’une esthétique.

Il y a certainement sur ces points une forme d’impensé qui se manifeste dans nos pratiques, dans nos cercles de sociabilité et nos événements poétiques. En effet, lorsqu’on fait par exemple une revue ou qu’on est éditeur, on est tout de suite confronté à la difficulté de publier autre chose que des auteurs issus globalement des mêmes cercles. C’est, entre autres, pour cette raison que nous nous sommes particulièrement intéressés, avec La tête et les cornes, à la poésie étrangère. Il s’agissait pour nous d’opérer un léger décentrement et de comprendre comment les domaines poétiques se structurent en dehors des frontières de la France, comment l’esthétique s’articule au politique en Corée, aux États-Unis, en Scandinavie, etc.

Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de voir comment nous pouvons, depuis cet héritage féministe, trouver des points d’appui et des outils pour déconstruire les phénomènes de hiérarchie internes à la poésie. Il est par exemple frappant de voir combien le genre de l’auteur détermine la façon dont un livre est lu et reçu. On compare souvent les poètes femmes à d’autres poètes femmes, et la réception de leurs textes se porte volontiers sur l’anecdote, comme si les choix formels devaient expressément être mis sur le compte de motifs intimes et personnels. Cette grille de lecture – à la fois conglomérante et anecdotique – à laquelle on a recours avec une certaine délectation, m’interroge. Et c’est pourquoi il me semble si important de veiller à la manière dont s’établissent les hiérarchisations internes de nos esthétiques. Cela ne signifie pas que notre terrain de jeu doive automatiquement et d’un seul mouvement se déplacer, comme si ces catégories étaient nettement délimitées, du poétique vers le politique ou du poétique vers le théorique. De ce point de vue, j’ai une grande admiration pour Monique Wittig, dont la pensée théorique et l’œuvre littéraire constituent à mes yeux un modèle de prise de risque et de sincérité. Ce qui me touche, chez Wittig, c’est que les positions théorico-militantes et le chantier littéraire ne sont jamais strictement alignés. Ils se complètent, se pollinisent et se co-produisent.

 

Dans tes premiers livres, la référence à l’enfance et à l’adolescence est très présente. Le travail d’écriture s’effectue-t-il de façon privilégiée dans la réactivation des temps de l’enfance et de l’adolescence ? D’autre part, ton prochain livre, Gommage de tête, semble s’écarter de ces registres plus narratifs et se tourner vers d’autres préoccupations d’écriture. Comment situer cette prochaine publication dans ton parcours ?

Ce qui m’intéresse, dans le détour par l’enfance, c’est la recherche d’un langage pré-rhétorique. C’est bien sûr une fiction mais j’aimerais que l’écriture ce soit ça, devenir enfant comme un retour fictif, non-biographique, impersonnel, brouillant la distinction entre soi et non-soi. Faire place à cet autre qui n’est pas vraiment autre, à cet état d’enfance qui n’a jamais vraiment existé.

Ce prochain livre, Gommage de tête, qui est traversé par des préoccupations sensiblement différentes, conserve un rapport au conte par exemple, et tente d’approcher une sorte de récit minimal, une toute petite unité de sens. Et, dans cette entreprise, il bute sur une irréductibilité toute matérielle. C’est ça que j’appelle la littérature au cochonnet. Viser très précisément quelque chose qui n’est pas une forme, ni un message, mais un tout petit déterminant, une petite entité rigide capable d’encapsuler beaucoup de pointes dures : des résistances, des contradictions et l’ensemble des hostilités du texte dressé contre lui-même. Je ne veux en aucun cas lisser cela. Dans Gommage de tête, je donne le nom de groe à cette pointe granuleuse du texte. Groe, c’est le caillou archaïque, caillou-à-mâcher, pas sympathique du tout, rétif et serré comme un groin.

Dans Les pères fouettards me hantent toujours et La vie moins une minute, les références et les registres de langue sont multiples. Ton parcours de création rend compte lui-même de ces différents traitements de la langue avec ainsi un livre à paraître davantage porté vers l’abstraction.
Quel positionnement dans ton parcours au regard des différentes formes d’écriture, narratives, abstraites etc. ? Quels choix formels dans ton travail de création ? Tes choix effectués dans ton travail cette fois de revuiste, avec la revue La Tête et les cornes, et d’édition participent-ils d’un geste critique qui serait nécessaire, parallèle à celui de création ?

Les différents registres de langue sont pensés, dans Les pères fouettards me hantent toujours et La vie moins une minute, comme des personnages qui tentent de co-habiter, de faire co-exister des désirs souvent contradictoires. Et ils ne veulent renoncer ni à leur désirs ni à leur multiplicité. Cela implique bien sûr des arythmies, des déformations – jusqu’à quel point ? – et cette question de la forme est également au cœur de Gommage de tête dont le titre évoque, en le déformant, le film de David Lynch Eraserhead, à la frontière entre ingénuité et abomination. Se poser la question de la forme – qu’elle soit abstraite ou non – pourrait être d’expérimenter quand et où ça craque. Les cris de l’enfant, les joues de hamster, les syncopes du poulet dans l’assiette.

Notre tête peut-elle tout contenir ? Elle tremble à la mesure de ce qu’elle comprend. En s’exposant au risque du rejet, de ce qui la déborde, elle continue de puiser dans ce risque. Dans la poésie de Michel Couturier, par exemple, l’abstraction me semble être comme une fine pellicule mettant à distance les choses pour approcher leur vibration ténue. Michel Couturier portait des gants. C’était sans doute pour se protéger du froid, mais peut-être aussi pour mieux toucher, avec plus d’altérité. Toucher à travers ce filtre qui transforme les sensations. Peut-être l’abstraction nous aide-t-elle, parfois, à rendre conciliable la multiplicité des désirs à partir desquels on écrit. Ce n’est pas par goût de l’hermétisme, comme on le dit parfois de la poésie – et des tupperwares qui s’y connaissent en contenu et conservation – mais au contraire pour se déformer sans craquer.

Marie de Quatrebarbes, Les pères fouettards me hantent toujours, éditions Lanskine, 2012 ; La vie moins une minute, éditions Lanskine, 2014.

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