Bertrand Belin : DIRECT (et entretien)

Bertrand Belin écrit, chante ou lit en public les textes qu’il a écrits ; compose, danse sur les musiques qu’il a composées ou les textes qu’il a écrits pour chanter. Entrelacs. Entretien avec Bertrand Belin.

Qui peut dire ?

Bertrand Belin LittoralUne même question : « Qui peut dire ? », résonne en conclusion ouverte (« La Chaleur ») à l’album de chansons Hypernuit (Cinq7, 2010) comme en ouverture du dernier roman, Littoral (P.O.L, 2016) : « Qui aurait pu dire ? » (p. 8). Une quête de mots, donc, et d’un lieu d’où la langue parviendrait à se saisir d’une expérience mouvante, au prix d’un certain ressassement seul capable de faire entendre, par le rythme et la musicalité, l’épaisseur des termes ainsi répétés, au long d’un refrain par exemple ou d’une saynète interprétée sur scène.

Bertrand Belin Cap WallerLe long de ces deux occurrences d’une même interrogation qui fait, à elle seule, de Bertrand Belin un écrivain, se logent : quatre autres albums, dont le plus récent, Cap Waller date de 2015 et donne lieu actuellement à une tournée dans toute la France, un premier roman, Requin (P.O.L, 2015) depuis peu disponible au format poche, un recueil de textes brefs (Sorties de route, La Machine à cailloux, 2010) une pièce radiophonique (Cachalot), des collaborations avec le théâtre et le cinéma.

Et l’idée d’un jeu constant avec la langue, qui fait de la chanson un espace d’écriture au même titre que le roman, au sein d’un parcours dont Bertrand Belin accepte ici de se ressaisir, au gré d’un entretien réalisé en octobre, quelques heures avant un concert lyonnais.

« Je parle en fou », titre présent sur Cap Waller, et peut-être l’une de ses clefs, décloisonne la chanson et l’ouvre aux possibles. On y entendra comme l’écho de la formule emblématique de l’Éloge de la folie : « C’est la folie qui parle ». Parler depuis la folie c’est s’autoriser tout, rompre avec les langues biaisées des médias et de l’information, puis s’éloigner, sur un plan plus personnel, de cette « copie », du devoir accompli qui taraudait légitimement l’auteur dans ses premiers albums.

Le clip rejoue, et deux fois, cette instabilité neuve et conquise, d’abord en choisissant l’inspecteur borderline de Bruno Dumont (P’tit Quinquin), ensuite en parsemant une scène de crimes d’indices multiples, dans un détournement amusé des séries policières US : ici la reconstitution réconfortante d’un ordre, par un storytelling télévisé prévisible, en forme de récit linéaire d’un meurtre reconstruit a posteriori, n’aura pas lieu. L’exergue de Requin avait de toute façon prévenu : « Il est très tentant, lorsqu’on rapporte les événements passés, de mettre de la clarté et de l’ordre là où il n’y avait ni l’un ni l’autre ». Quelque peu engoncé dans l’étroitesse de la bulle médiatique de l’émission Alcaline, Bertrand Belin trouvait d’ailleurs le moyen de s’y référer.

Bertrand Belin est un fou, fou, fou chantant, comme incite à le penser le premier titre extrait de l’album, « Folle, folle, folle ». La dimension météorologique, thématique récurrente chez le Breton natif, tissée de chanson en chanson (la « pluine folle folle folle » rappelant fortement la « pluie fine, fine, fine », de « Ruine » dans Parcs, 2013) devient prétexte à un burlesque qui envahit le clip de « Folle, folle, folle », comme signe avant-coureur de l’album alors à venir.

Sur scène, l’artiste offre d’ailleurs un véritable tour de chant, sans que le terme ait rien de poussiéreux, bien au contraire, quand il désigne une telle présence aujourd’hui hors de pair sur la scène française, présence tissée de théâtralité, dialogues et monologues, et de chant, où corps et voix se défient dans une générosité frontalement adressée aux spectateurs. Des intermèdes, souvent drôles, scandent les concerts de la tournée actuelle. Une opportunité de découvrir un Bertrand Belin attiré par tout ce qui peut donner vie à la langue.

L’eau et les grèves

Bertrand Belin RequinChanter pour se jeter à l’eau, car la tentation est trop forte. Le chant attire et noie Boutès, nous prévenait Pascal Quignard : « Boutès est celui qui, attiré par le chant des Sirènes, se noie dans l’écume d’Aphrodite » (Boutès, Galilée, 2008, p. 13). L’Argonaute « Boutès est le plongeur » (p. 12), comme le narrateur de Requin, se noyant : « Maintenant je peux me sentir comme un plongeur, sur le bord de la falaise » (Folio, p. 73).

« Mes chansons ne sont-elles pas, après tout », s’interrogeait Bertrand Belin dans le recueil Sorties de route, « l’accompagnement sonore d’une dérive ou, plus justement, celui de l’éloignement d’une rive ? ». Le motif de la mauvaise mer, séductrice et fatale, parcourt ainsi l’ensemble du travail de Bertrand Belin, qui s’en est d’ailleurs souvent expliqué ; « Peggy », grande chanson croonesque de l’album Parcs, s’enroule autour de cette « dernière fois qu’on nage », temps étiré que l’on retrouve au cœur même du dispositif de Requin.

Comme s’il fallait opposer un rempart à cette dilution de la mer-musique, Bertrand Belin convoque très fréquemment la dureté et l’âpreté presque minérale de… l’os. Dès le premier album, en 2005, il faisait rimer « Colosse » et « os », en un écho qui ne se démentira pas, pour conjurer l’effroi de la noyade dans l’indistinct. L’os transperce ou se brise, mais conserve aigüe comme une promesse de crâne durée. Aussi le narrateur de Requin, saisi précisément dans le cours monologuant de sa noyade, aimait-il à se rappeler l’épisode du vol des ossements de « deux cents squelettes mérovingiens provenant de la nécropole de Saint-Germain » (p. 36). La chanson ne propose-t-elle pas d’ailleurs elle aussi un tel départ loin des haleurs, dans la fluidité tentante de la mélodie ou des couplets, sur quoi viennent ricocher ces durs caillots de mots que sont refrains et répétitions du même ? L’os s’ancre dans un passé à hauteur d’hommes et d’Histoire, quand la mer offre, maligne, une rechute dans le « jadis » immémorial de nos origines si cher à Quignard… et proche du cormoran de Littoral :

L’homme qui plonge du cap Leucate ne saute pas dans l’air ou dans le vide ou dans la mer ou dans la mort. Il saute dans le temps. (Boutès, p. 53-54)

Plongeon comme un plongeon. Action de se lancer de haut en bas de façon vertigineuse la tête la première comme un oiseau au plumage gris et aux pattes palmées se jetant au fond de l’eau pointant devant lui son bec droit vers un poisson qui s’enfuit. (Boutès, p. 54-55)

Sans doute le motif de l’os convient-il aussi tout particulièrement à cette diction nette et tranchante qui est celle de Bertrand Belin, qui en fait un Montand tout à fait étonnant dans la récente reprise de la fameuse « Bicyclette » – à écouter dans l’album des 50 ans du label Saravah. La langue ne peut s’approcher en pleine mer : il y faut un filet, une bouée, une grève. Ou que les éléments y mettent du leur et pétrifient, au moins pour quelque temps, l’instable : « mes eaux glacées » (« Que tu dis », Cap Waller) autorisent le travail du style au couteau, dans le « jour du couteau / Du couteau / Dans le givre » (« Un déluge », Parcs). C’est bien notre langue commune que Bertrand Belin attaque, dès que l’occasion d’atteindre à l’essentiel, close to the bone, se présente : « Une voie / semée d’embûches / C’est une terre / gelée que je bêche » (« Que tu dis », Cap Waller) ; ou encore : « sur la peau gelée du lac je meurs d’aller » (« Avant les forêts », Hypernuit) … L’aridité glacée d’un sol enfin solide règne alors sur une écriture toute en ellipses et monosyllabes, comme de s’être dépouillée, os elle aussi, de l’inessentiel pour ne conserver que ces mots brefs propulsés secs. L’os est bien le mot juste, une fois que le couteau a (re)tranché.

« Que tu dis / que tu dis / que tu dis… ». Ironique et fausse réponse, par trois fois, à la question initiale, « Qui peut dire ? », le refrain de la chanson ouvrant le dernier album lie étroitement le travail littéraire et musical, puisqu’aux monosyllabes répond la fermeté rythmique des amis de longue date, Tatiana Mladenovitch à la batterie, Thibault Frisoni à la basse. C’est toute la puissance funambulesque de Cap Waller, que de franchir une étape supplémentaire dans l’économie de moyens, comme pour souligner qu’un rythme naît, et peut-être d’abord, grâce aux silences et temps faibles. Les arrêtes ne s’en dessinent que mieux, temps forts, et presque dansants, paradoxalement, d’un disque blanc à sa façon. Ou d’un disque abstrait : les motifs géométriques sur la pochette de l’album évoquent une recherche musicale et textuelle tendue vers le squelette de tout. Géométrie abstraite de l’os comme point et ligne.

Moyens du bord

« Que tu dis », emblème de cette minéralisation osseuse du chant, appelle en fait à la fin de la mauvaise foi : « Je n’attends plus personne / Que tu dis / Tu attends bien quelqu’un (…) On s’avance sur le chemin / On s’approche sur le chemin / Je vois qu’on agite une main. » L’autre point, quand le flou se dissipe et que la chanson, ouvertement, tend au tableau : « Puis les formes se démêlent / Nettes/ Silhouette / Découpée ». La même silhouette « slalome », dans la chanson suivante (« Folle folle folle »), évitant habilement « deux boueuses flaques » résidus de cette eau dissolvante qui menace constamment. Cap Waller peut s’écouter comme une somme d’efforts pour apercevoir, rejoindre l’autre puis prendre langue.

Les concerts de Bertrand Belin soulignent le trait, comme dans une volonté d’en finir avec les images d’Épinal d’un auteur-compositeur-interprète obscur, sinon abscons, réfugié dans un virtuose dandysme Téléramesque, alors que c’est de guerres passées (tout au long de l’album La Perdue, en 2006, puis de nouveau dans Littoral) ou de combats quotidiens, qu’il s’agit. Dès l’entame, ce soir d’octobre à Lyon, le chanteur brisera le miroir déformant – et la glace… –, par l’un de ces jeux lexicaux dont il ponctue avec appétit le spectacle. Au centre d’un cercle lumineux quasi brechtien, qui l’isole ostensiblement, il se met en effet à répéter sur divers tons, un satisfait voire suffisant « Je suis bien sur mon île… », puis enchaîne par une série de « ça commence… », qui ne prennent leur sens que par le sel de la chute : « … à bien faire ». Le parallèle s’impose avec une scène marquante de Littoral, où un jeune mousse se retrouve perdu seul en mer, abandonné sur une bouée.

L’épisode confirme ce que Requin, lente agonie tramée de souvenirs qu’on lisait volontiers aux côtés de Malone meurt, présentait déjà : l’œuvre de Beckett est bien là, mais là pour tenter d’atteindre l’autre à travers l’isolement.

L’ensemble du concert n’a ainsi de cesse de vouloir éclairer le sens, parfois dérobé il est vrai, de certaines des chansons les plus récentes. La portée figurée, voire métaphysique de chansons magnifiques – « Comment ça se danse », qui n’a rien à envier au Manset de « Finir pécheur » – veut visiblement collaborer avec un souci du littéral, précieux homophone à l’oral, ou presque, du récent Littoral. Les choses ont un nom, et c’est bien par là que pour atteindre l’autre il faut les prendre : « Toujours est-il », lit-on à la première ligne du dernier roman, comme pour répondre à une objection déjà entendue, « qu’il s’agit bien d’un cormoran ». Celui qui s’y refuserait se verrait à terme empaillé tel ce muet « oiseau sans bec » dont le vol stérile traverse le roman Requin et la chanson inaugurale de l’album Parcs, sombre silhouette d’une marginalité mutique. Bertrand Belin ne se fait pas d’illusions : la voie est rude et lui, « laborieux messager », « Hermès à dos de mule » (Sorties de route) n’aura pas trop de ses chansons, de ses romans et de ses spectacles, pour tenter un rapprochement qui lui semble pourtant aller de soi. En concert, comme en entretien, il tient par exemple à clarifier les intentions qui se trouvent à l’origine d’une chanson comme « Altesse », éclairant d’ailleurs au passage le sens d’anciens morceaux comme « Ça va ça va ça va ça va » ou « Parcs » sur l’album du même nom.

La grève et le cap, et tous ces seuils si présents dans les chansons ou les récits de Bertrand Belin, n’offrent que des points de vue, mais se refusent au splendide isolement insulaire : « Depuis quand », s’indigne-t-il presque, « je suis ceint de douves » qui séparent et empêchent la parole (« Douves », Cap Waller). Si le texte par endroits semble retors, ce n’est pas qu’il faille, comme le pensait le Professeur Y de Céline, tordre la langue a priori pour que le bâton, une fois plongé dans la mare commune, paraisse droit. La mer de la langue chantournée, si elle attire l’œil ou l’oreille, doit tendre au sens par transparence, mais pour cela, il faudrait de nouveau assécher :

Souvent, je rêve que je marche sur les fonds marins à des endroits qui n’ont jamais été accessibles à pied. La mer s’est retirée et je découvre des failles et des masses rocheuses, des prairies d’algues brunes que je connais pour les avoir vues en transparence depuis le pont d’un bateau. Dans ces rêves, je découvre avec délectation la taille et la couleur des formes que je voyais vibrer. (…) Pour moi, hélas, de sur la langue, la mer ne se retire jamais. J’en fais donc usage en l’état, prenant un mot pour plus étendu qu’il est, plus vibrant, cherchant celui dont le sens, vu en transparence, servirait au mieux de ce que je désire exprimer. (Sorties de route).

Bertrand Belin poursuit un souhait d’écrire, avant tout, et donc, d’en être : « Je chante pour être tout de même des nôtres. (…) Je chante car je veux prendre part à la société dans laquelle je vis, avec mes simples moyens » (Sorties de route). Les moyens du bord, alors, et magnifiques vraiment.

Bertrand Belin, Requin, éditions P.O.L, 2015 et Folio 2016 — Lire un extrait
Bertrand Belin, Littoral, éditions P.O.L, 2016 — Lire un extrait

Un grand merci à Bertrand Belin, ainsi qu’à Virginie Pargny, aux équipes du Théâtre de la Croix-Rousse et de la librairie « Vivement Dimanche » à Lyon.

Morceau (presque pas) caché : Bertrand Belin lit Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente