Abdelaziz Baraka Sakin, Le Messie du Darfour

Il est des romans dont l’histoire elle-même est un roman. Le Messie du Darfour est de ceux-là. Publiés en Égypte et en Syrie, les romans d’Abdelaziz Baraka Sakin bénéficient d’une grande audience doublée d’une popularité importante. Son roman sur le conflit du Darfour, pourtant, ne circule que clandestinement au Soudan, son pays natal, puisqu’il est interdit de traiter de la question du Darfour au Soudan, même à travers la fiction. Or lorsqu’à la Foire du livre de Khartoum, il reçoit le prix Tayeb Salih, les autorités saisissent immédiatement ses ouvrages et Le Messie du Darfour est censuré. Abdelaziz Baraka Sakin vit aujourd’hui en Autriche où il a obtenu l’asile politique. Par un choix politique courageux autant que nécessaire, les éditions Zulma ont eu l’heureuse idée de confier la traduction depuis l’arabe à Xavier Luffin, rendant ainsi disponible en français une magnifique traversée épique, poétique, et parfois burlesque du Soudan contemporain.

« Des spectres armés »

Inspiré par l’histoire soudanaise, l’auteur se situe résolument du côté de la fiction – un Messie, Jésus fils de Dieu, sème le trouble en se prétendant prophète dans une région où il n’y a bien sûr pas de chrétiens – pour mieux interroger et dénoncer la politique contemporaine du chef d’État soudanais. Jamais nommé, c’est bien d’un réquisitoire contre Omar el Béchir dont il s’agit, ce dernier étant accusé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité durant la « guerre civile » du Darfour par la Cour Pénale Internationale. De guerre civile pourtant, il n’est jamais question chez Abdelaziz Baraka Sakin tant il s’attache à montrer à quel point les identités sont des constructions de mots, des formes de langage, qui n’ont d’existence que pour servir des manipulations politiques et des intérêts personnels. Ainsi pour Sakin, c’est le gouvernement qui s’ingénie à faire passer « la guerre du Darfour pour un conflit entre deux communautés imaginaires, ceux que l’on appelle les Arabes et ceux que l’on appelle les Zourga, les Noirs, or ces deux communautés n’ayant aucune existence réelle, il n’y avait pas de guerre entre eux » (p. 173).

L’auteur ne nie pas pour autant la violence des conflits qu’il décrit : il en démonte un par un les fils narratifs et les motivations fantasmées, en dévoilant comment le gouvernement a engagé des mercenaires – les si féroces janjawids – en leur promettant des terres et des pâturages pour leurs troupeaux, en échange du massacre des populations civiles fondé sur des prétendues différences ethniques. Pour l’auteur, il ne devrait pas y avoir de guerre entre Arabes et Noirs puisqu’il n’est pas possible de faire la différence entre les deux dans la majorité des cas. Prenant l’exemple du village de Khourbati dont est issue son héroïne Abderahman, Sakin retranscrit l’incrédulité des chefs lorsque les émissaires du gouvernement viennent annoncer la guerre entre factions :

« — Mais qui sont ces Noirs ?
Il leur expliqua qui étaient les Noirs, ce qui les rendit confus car tous les adjectifs utilisés pour les décrire correspondaient parfaitement à chacun d’entre eux 
» (p. 122)

En effet, les identités sont multiples chez Sakin, car elles sont faites de croisements, d’embranchements, de syncrétismes, de pactes scellés par des mariages et des chamelles, d’histoires imbriquées, et en aucun cas de différence raciale, de purisme islamiste, ou encore de couleur de peau.

« Le cri des loups »

La seconde cible du roman est le traitement médiatique de la guerre au Darfour, présentée par les Nations Unies, l’Union Africaine, et l’ensemble des médias – européens comme africains – comme une guerre « ethnique », et Sakin nie le fondement même du terme. L’une des scènes les plus poignantes du roman, dans le chapitre « Comment tante Kharifiyya perdit la foi », montre l’arrivée dans un village des témoins et experts internationaux, chargés d’enquêter sur les janjawids et sur leur possible coexistence avec les populations civiles. Ils rencontrent Tante Kharifiyya qui vient d’assister à la mort de son mari et de ses enfants, qui a survécu à des viols répétés des mercenaires et à une nuit passée seule attachée à l’arbre qui jouxte sa maison. Et ces émissaires extérieurs repartent sans arriver à échanger un mot avec elle. Tante Kharifiyya perdit la foi parce que Dieu laissa faire le massacre de sa famille, sans précipiter dans un gouffre les janjawids porteurs de désolation et, qui plus est, blasphémateurs. Mais aussi parce que l’indicible s’est produit – et elle ne peut rien en dire à personne.

Le gouvernement contrôle chacun des déplacements des journalistes et experts étrangers. Les médias sont muselés. Les témoins sont éliminés. Le langage est vicié. Derrière la perte de foi de tante Kharifiyya, c’est bien la question de ma capacité du langage à dire l’horreur en période de dictature et de corruption des médias qui est posée. Dans un pays où le moindre mot mal accentué peut signifier la mort, parce qu’il trahit une appartenance ethnique suspecte — « le critère de l’accent dépendait de l’humeur du janjawid » (p. 78) —, le discours est réglé, millimétré, résolument orthodoxe : rien ne doit transparaître des intérêts politiques du gouvernement dans la guerre qu’il mène contre l’opposition politique. L’histoire officielle est, et doit rester, celle d’un conflit ethnique entre deux communautés qui ne pourront jamais s’entendre.

A propos de l’héritage du Sultanat Bleu, ce n’est pas autre chose que dénonce l’un des personnages principaux : « Il savait bien que son jugement était sévère, mais il n’avait pas le choix, il ne pouvait approuver ou se montrer neutre, car l’Histoire n’était faite que des observations consignées par les hommes, et l’on a le droit en tant qu’humains de ne conserver de l’histoire que ce qui nous concerne, on a le droit aussi de ne pas croire ceux qui l’écrivent, il n’y a pas de liberté absolue dans ce qui est consigné, rien n’est plus vrai que ce que l’on voit de ses propres yeux, ce que l’on ressent, ce pour quoi on souffre tous les jours » . Difficile, en effet, de rester neutre face à l’histoire officielle telle qu’est présentée au Soudan. Reste alors le domaine de la fiction, et Sakin s’en empare magistralement pour contrecarrer cette version gouvernementale.

« Un morceau de légende »

A l’instar du mari de Tante Kharifiyya qui refusa de fuir, et qui préféra chanter en accordant une dernière fois son rebab, pour contrer les forces gouvernementales :

« Puisque c’est la volonté du gouvernement,
Partez, partez,
Quant à moi je resterai à jamais sur mes terres,
Car c’est là ce que craint le gouvernement,
Et ce dont rêvent mes ancêtres nuit et jour,
Partez, partez 
» (p. 130)

A l’instar, donc, de ce merveilleux poète irréductible et intrépide, Sakin construit une vaste fable, ironique, émouvante, toujours subtile, pour opérer une contre-histoire du Soudan. Dans ce « morceau de légende », un Messie, se réclamant fils de Dieu, apparaît subitement et de manière inexpliquée au Soudan. Il est environné d’une multitude de fidèles, toujours plus nombreux, qui viennent le rejoindre sur le mont Oum Kardous, à l’Est de Nyala. Se côtoient, « par un étrange hasard » (p. 165), des personnages du nom de Marie, Joseph, Marie-Madeleine. Feignant de s’en étonner, le narrateur n’en raconte pas moins leur geste, avant d’avouer la supercherie géniale qu’est son texte lorsqu’il fait dire au Messie : « C’est une métaphore, rien de plus » (p. 169). Bien sûr que c’en est une, mais elle est d’une finesse et d’une drôlerie magistrale. La fiction se dénonçant comme masque, d’elle-même, il reste ensuite la beauté des traversées des personnages à travers un Soudan ravagé par les exactions et miné par la corruption. Polyphonique, le roman se veut donc une réponse masquée (fonctionnant par emboîtement de discours et de récits comme dans les Mille et une nuits) aux discours officiels soudanais, par la voix des différents personnages qui croisent le parcours du Messie.

La première de ces voix est l’une des plus étonnantes : il s’agit de celle d’Abderahman, une femme, comme son nom ne l’indique pas. Ayant juré de se venger des janjawids qui ont massacré sa famille, elle sillonne le Soudan, armée jusqu’aux dents, n’hésitant pas à vendre son corps pour atteindre son but : manger cru dix cœurs de ces mercenaires étrangers. Se choisir un nom d’homme, porter une cicatrice à la joue avec fierté, ne laisser à personne le soin de décider de sa survie, élire en un coup d’œil un mari et amant, traverser en cavalière solitaire le Soudan pour gagner les maquis : Abderahman est indéniablement une figure fascinante autant que paradoxale. Son amant qu’elle s’est choisie, Shikiri, se trouve compagnon d’armes d’Ibrahim Khidir, et ces deux voix racontent de manière croisée les enrôlements forcés lors de banals contrôles à des checkpoint, puis le passage de l’armée régulière vers les bases rebelles, l’attente dans les camps de réfugiés, les espaces intermédiaires des zones de surveillance internationale des conflits, la lutte contre les mercenaires nigériens… Ajoutons qu’Abderahman a été recueillie par Kharifiyya, qui se trouve également être la tante de Shikiri, et nous aurons esquissé une première ébauche de ce singulier portrait de famille. Tous se rallieront plus ou moins rapidement à la voie que propose le Messie.

La voix prophétique, pareille à celle de l’auteur, vient trouer l’espace lisse du discours autoritaire. Appelant à un au-delà d’elle-même, elle est porteuse d’espoir et rallie les populations ravagées par la famine et les frustrations. Tandis que les forces gouvernementales appellent à la division, le Messie prône l’alliance. Tandis que les soldats sèment la destruction, il appelle à chercher au fond de soi la Beauté. Ce n’est pourtant qu’un homme ordinaire : « un homme comme tous les autres, comme il en existe des dizaines, vêtu d’une tunique qui fut blanche autrefois mais qui tendait maintenant vers la couleur de la terre sablonneuse, avec des manches courtes, l’arrière était couvert de plis, signe qu’il mettait toujours la même tunique et qu’il s’asseyait fréquemment. […] Il était noir avec de grands yeux illuminés de blanc, un regard profond et puissant, les plus courageux qui parvenaient à le regarder dans les yeux en conservaient comme un goût d’eau de mer – l’un des janjawids assura même qu’il avait eu l’impression de se noyer en le regardant. » (p. 150)

Il n’a rien, rien d’autre qu’une vieille tunique dont les couleurs ont passé. Il n’a pas d’attaches, pas de famille, pas de passé. Il n’a donc pas non plus d’ethnie – ce qui n’est pas le moindre des problèmes qu’il pose au gouvernement : comment, dès lors, le rattacher à un camp ? L’on ne saura rien d’autre de lui, hormis que son seul et unique don est la maîtrise absolue du Verbe : et l’on perçoit bien là l’ironie et le regard malicieux de l’auteur. Ce portrait de l’artiste diffracté en de si nombreuses voix est avant tout un éloge de la fiction, singulièrement en « temps de détresse » pour reprendre la formule d’Hölderlin. Car c’est de cela dont il est question lorsque le Messie, à l’initiale du roman, fait advenir le réel à partir du rien, ou plutôt donne une efficacité pragmatique au langage, dans cette parabole du corbeau :

« — La plume, c’est l’oiseau même.
Tandis qu’ils regardaient avec étonnement, il se mit à dessiner un corbeau sur le sol, puis il posa la plume à l’endroit approprié, et effectivement d’autres plumes se mirent à pousser à côté de la première, constituant ainsi tout le plumage du volatile, puis vinrent le bec, les pattes, les serres, jusqu’à ce que le corbeau apparaisse en entier. […] Alors il dit au corbeau : « Vole. » Et l’oiseau s’envola 
» (p. 21)

Dans un entretien avec Virginie Brinker, Sakin raconte que le dernier chapitre intitulé « La procession » est récité publiquement dans des camps de réfugiés à proximité d’Al Fachir, au Darfour, parce qu’il est l’un des passages les plus heureux du roman, parce qu’il célèbre l’espoir, et surtout parce qu’il démasque les discours d’autorité que l’on veut imposer aux exilés. C’est cela, l’efficacité de la fiction me semble-t-il : en temps de détresse, rassembler provisoirement autour d’une voix. Même si le roman a ensuite été censuré et même si ces lectures publiques ont été rapidement interdites dans le camp, malgré tout cela, avoir fait que l’exil et la précarité aient cessé le temps d’un rassemblement autour d’une histoire qui sonnait juste. A la « schizophrénie du spolié » (p. 111), il n’y a rien qui puisse apparaître comme une quelconque consolation. Sakin suggère simplement la suggestion que la croix à porter, que façonne Joseph le charpentier tout au long du roman, nous est une souffrance commune, et que le discours de paix, seul, constitue une refondation possible du vivre-ensemble :

« La procession qui avait quitté la grotte s’enfonçait maintenant partout, traversant les terres désertiques et les steppes, les forêts et les vallées verdoyantes. Lorsqu’elle passait par les villages incendiés, les maisons renaissaient de leurs cendres, les puits empoisonnés retrouvaient leur eau potable, les arbres arrachés repoussaient, la vaisselle brisée se recomposait, les troupeaux, les oiseaux, les lapins sauvages, les loups, les écoles, la jardins, les mosquées, les rues, les nuages, tout redevenait comme avant » (p. 203)

Restent donc de la lecture des paroles prophétiques du Messie, le souvenir ému et célébré de Mahmoud Mohamed Taha – ce théologien libéral devenu indésirable pour le régime qui le fait exécuter en 1985 – et un grand nombre de scènes fortes qui s’associent dans la mémoire du lecteur pour former une succession de médaillons virtuoses : l’enrôlement forcé d’Ibrahim Khidir, le récit de tante Kharifiyya, la chevauchée d’Abderahman et son arrivée au camp du redouté Charon, la rencontre avec des « spectres armés » en plein désert, l’envol d’un corbeau créé magiquement à partir d’une plume par le Messie, la construction par Joseph le charpentier des croix du supplice devant les soixante six soldats à la solde du gouvernement, la grande procession de la grotte…

Abdelaziz Baraka Sakin, Le Messie du Darfour, roman traduit de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin, éd. Zulma, août 2016, 208 p., 18 €