Molly Prentiss : « ce sont les rayures qui font la vie » (New York Esquisses nocturnes)

NY © Christine Marcandier

New York Esquisses nocturnes est le premier roman de Molly Prentiss, sorti en avril 2016 aux États-Unis, paru en août en France, dans une très belle traduction de Nathalie Bru. Le récit est construit autour de trois personnages principaux, quatre si l’on considère que New York en est même la figure principale, faisant graviter autour de cette trame une galerie de protagonistes incarnant le monde de l’art dans les années 80, soit une décennie de transition entre une forme de liberté folle et les débuts d’un capitalisme forcené.

C’est toute une époque disparue que fait renaître Molly Prentiss, les eighties à New York, la scène de l’art avec, parmi tant d’autres, les silhouettes de Keith Haring ou Jean-Michel Basquiat, « un homme dont le nom qui flotte dans tous les lieux malfamés de downtown n’a pas encore été hurlé au monde ». C’est ce moment où les squats faisaient battre le cœur de la ville, où les sex shops n’avaient pas été remplacés par des échoppes de luxe, où l’art se graffait sur les murs, où les galeristes allaient dégotter des artistes émergents dans des lieux improbables. La nuit de nouvel an 1979/80 qui ouvre le roman sera un tournant, « qu’est-ce qui les attendait tous cette année ? En quoi 1980 allait-elle les changer, les modeler, dicter leur sort ? (…) Le monde, et celui de l’art en particulier, était en pleine mutation ».

Au centre du roman, trois figures principales, donc : James Bennett d’abord, redouté critique d’art au New York Times, dont le talent étrange a fait le succès. James ne se contente pas d’écrire sur des œuvres qu’il admire, il voit des odeurs et des musiques quand il regarde une toile, il transmet les synesthésies qui naissent en lui : « un mot devenait couleur, une image se transformait en sensation physique, la compote de pommes avait le goût de tristesse et l’hiver était de couleur bleue », les œuvres au crayon gras de Marie Heilmann lui sont « désaltérantes pour le cœur comme de l’eau potable ». James a, dès ses premiers articles, commencé à rassembler une collection que chacun lui envie, composant une sorte d’œuvre unique, diffractée en multiples panneaux et tableaux, dont la vie lui imposera pourtant de se défaire.

Raoul Engales est peintre, il a fui la dictature argentine, abandonnant derrière lui sa sœur. Il espère la gloire à New York, se nourrit de l’énergie de la ville, de son vacarme, de ce « chœur chaotique ». Comme une image du roman dans son ensemble, ses tableaux sont principalement des portraits, « le genre de gens qui peuplaient sa vie de leurs défauts. Il adorait leurs défauts ; ils étaient toujours les éléments les plus intéressants dans les visages et les corps, les éléments qui recelaient les lignes les plus étranges, les ombres les plus belles. (…) Il entendait son père lui disant : « ce sont les rayures qui font la vie » ».

Lucy Marie Olliason, enfin, débarque d’une petite ville paumée de l’Idaho, attirée par les lumières de la ville et une vie fantasmatiquement idéale, imaginée en lisant un livre d’art, en voyant les œuvres d’artistes qu’elle espère croiser à New York. Elle est comme « d’autres filles comme elle, venues dans cette ville creuser leur part d’ombre et trouver la lumière ». Elle va rencontrer Raoul, passionnément l’aimer, être sa muse et inspiratrice, avant que leur couple ne croise la route de James et que tout se précipite vers la chute et la « liquidation totale », titre de l’ultime exposition de Raoul Engales, alors pourtant au sommet de sa gloire d’artiste, au plus bas dans sa vie personnelle.

New York Esquisses nocturnes pourrait d’abord être le roman d’apprentissage de ces trois personnages que le destin va réunir et croiser autour d’une toile, peinte par Raoul, représentant Lucy, achetée par James, Le Rêve américain, cette « toile dont les couleurs avaient fait voler (leur) vie en éclats ». Lorsque le roman commence, tout réussit aux personnages, tous les possibles s’ouvrent pour chacun. Le roman suit leurs trajectoires d’abord parallèles avant de se croiser et même de se télescoper, des rencontres qui vont produire passion, mensonges et bouleversements dramatiques. Chacun connaîtra un drame qui signera la fin de l’innocence, tandis qu’autour d’eux la ville se transforme, entre dans l’ère du capitalisme, de la gloire artificielle et creuse.

9782702159569-001-tLe récit de Molly Prentiss est parfois un peu trop calibré, usant des mêmes ficelles narratives pour interrompre une scène et ouvrir à une ample analepse retraçant les événements antérieurs qui expliquent le cliffhanger sur lequel l’histoire s’est soudain mise sur pause. Quelques passages transpirent d’un pathos appuyé, le titre donné à la toile de Raoul autour de laquelle gravite le récit est d’un symbolisme trop évident et pourtant… pourtant ce premier roman emporte et fascine, sidère même dans sa manière de faire le portrait d’une ville disparue et de sa faune, des squats de Soho à Times Square où se déroulent encore les expos les plus pointues. Ce n’est pas encore le New York de la gentrification et des hipsters, du tourisme et du fric à tout prix mais une ville en pleine effervescence, donnant des signes de sa mutation à venir comme de la catastrophe qui la fera entrer dans le XXIè siècle. Dans le récit, c’est la mort de Lennon qui est le signe de la fin d’une ère, « quand on a tous perdu la même chose ».

C’est ce portrait de New York qui emporte le lecteur, une ville d’abord vue du ciel, « un bras esseulé, qui jaillit du corps imposant de Brooklyn » et « ce n’est qu’une fois dedans qu’on se rend compte qu’il s’agit de l’appendice vital, de la main qui agrippe le reste du monde, du muscle où se façonne tout ce qui n’est pas rien ». Molly Prentiss excelle à rendre le pouls de la ville, son rythme électrisant, les figures qui l’incarnent, cet espace si particulier qui « ne s’étalait pas vers l’horizon » mais « s’élançait vers le ciel », cette « ville rappelant à quel point la vie était étrange et dégueulasse ».

Molly Prentiss, New York Esquisses nocturnes (Tuesday Nights in 1980), traduit de l’anglais (USA) par Nathalie Bru, éd. Calmann-Lévy, août 2016, 416 p., 21 € 50 (14 € 99 en version numérique) — Lire un extrait