La vie encore : Véronique Bergen, Janis Joplin (Voix noire sur fond blanc)

Avec Janis Joplin – Voix noire sur fond blanc, Véronique Bergen poursuit son exploration d’une contre-culture que l’histoire n’a pas réellement enregistrée en tant que telle, dont elle ignore le potentiel subversif, contestataire et créateur. Après Marylin Monroe, Unica Zürn ou Edie Sedgwick, Véronique Bergen écrit ici un livre à propos, autour de, avec Janis Joplin, livre qui serait comme un écho vivant de la vie de Janis Joplin, de ce qu’il y a de vie, encore, pour nous, dans l’existence de « Pearl ».

Si ce livre est une sorte de biographie, il l’est de manière particulière puisqu’il s’agit moins – voire pas du tout – de raconter ce qu’aurait été la vie de Janis Joplin, de s’en tenir à des faits supposés établis qu’il suffirait de mettre bout à bout, que de chercher et de composer à partir de ce que cette vie recèle de vie. La question n’est pas : qu’est-ce qui s’est passé ? mais : qu’y a-t-il de vivant dans ce qui s’est passé ? qui y a-t-il de vivant dans cette vie et qui perdure ? Certaines existences sont faites de mort, de haine de la vie, d’une volonté de mourir qui est aussi une volonté contre la vie, pour son abolition. D’autres sont traversées d’une vie plus grande que l’existence qu’elle traverse. C’est cette vie que Véronique Bergen recherche et développe chez Joplin ou chez Zürn ou Gaspard Hauser. Non pas dire ce qui a eu lieu mais faire exister ce qui ne s’épuise pas dans la biographie, dans les états de chose d’une existence, et qui pourtant les conditionne, en est inséparable : faire exister l’événement d’une vie, c’est-à-dire la vie comme événement. Qu’y a-t-il de plus vivant dans l’existence de Joplin, quelle vie a pour nom Janis Joplin – vie anonyme et grandiose, singulière ?

Le livre de Véronique Bergen est un livre dont l’objet et l’enjeu sont la vie, par-delà les faits, en-deçà du biographique, du factuel. Par là, ce livre est d’abord d’invention et d’écriture puisqu’il s’agit de trouver les moyens de faire être la vie – ce qui nécessite la création d’une langue, d’une écriture par laquelle la vie peut se répéter, advenir sur la page telle qu’elle a traversé le corps et l’esprit de Janis Joplin. Inventer, créer, renvoie ici à une dynamique de l’écriture, un mouvement par lequel celle-ci déploie une fiction créatrice de la vie même, selon sa logique, ses conditions, ses paradoxes. Ecrire serait suivre la vie, la créer en la parcourant très vite ou lentement, en être le cartographe. C’est ce que l’on appelle la fiction. Le livre de Véronique Bergen est une telle fiction, dont l’« objet » est la vie de Janis Joplin, vie plus grande que l’individu Janis Joplin et qui, en même temps, n’existe que dans la singularité de cet individu – vie impersonnelle et dangereuse, vivant au risque de sa propre mort.

Janis Joplin fuit l’ordre établi, l’ennui d’une léthargie généralisée, les prisons quotidiennes, l’anesthésie des corps, des sens, du monde, de la pensée – ordre mortel et très concret de l’Amérique des années 60 : racisme, ségrégation, nationalisme, patriotisme, militarisation du politique, emprisonnement du monde, massacres avec bonne conscience, Dieu Big Brother, etc. : « L’enfance bien rangée à l’image des rues tracées au cordeau, alignées dans l’axe de Dieu, la maison proprette, pavillon Tupperware d’architecture Lego au milieu d’un camp de pavillons où rien ne se passe, la main du Très-Haut qui frôle les couettes de Janis chantant à la chorale de l’Église, une famille américaine de la classe moyenne, une mère pieuse réduite à son rôle de ménagère ivre de Jésus, christophile de l’aube au crépuscule, une vie de caniches domestiqués soumise à la destruction lente, étouffée par le puritanisme, la bigoterie (…), les Noirs couverts de crachats anglo-irlandais, tenus à l’écart des Blancs, les marginaux parqués dans les égouts en compagnie des rats, le climat de délation, la persécution des communistes (…), la terreur exercée par le Ku Klux Klan, l’idéologie WASP, le contrôle des sexes et des esprits (…) ». Comment mieux dire que le monde, ainsi, est déjà mort, traversé de mort, agencé par un désir de mort ? La mort comme désir et anéantissement du désir : partout des murs, des psychés policières, une folie mortifère, une volonté d’assassiner l’autre et soi et toute vie.

C’est cette mort que fuit Janis Joplin, lorsqu’elle quitte effectivement la ville de son enfance et durant toute son existence étrangement errante (« Sa vie suit des mouvements browniens erratiques »). Par cette fuite, cette errance sans cesse recommencée, c’est le monde lui-même qui fuit, l’ordre carcéral du monde, des esprits, des corps. Fuir, errer, sont une arme, impliquent une destruction, deviennent le moteur d’une mobilité qui emporte le monde, fait s’écrouler ses murs, ses miradors, tous les cimetières de la pensée et de l’existence. Par l’errance, le monde devient mobile, multiple, trajectoires et non points fixes, passages et franchissements et non limites ou frontières.

C’est ce devenir-mouvement du monde qu’opèrent l’existence, le corps, la voix de Janis Joplin. Passer de ville en ville, de corps en corps, pluraliser l’amour. Passer dans son propre corps d’un corps à un autre, d’un état à un autre, d’un degré à un autre : c’est ce que permettent l’amour pluriel, les sensations et sentiments qui accompagnent la pluralité des amants et maîtresses, le désir nomade et non fixé. C’est ce que permettent l’alcool et certaines drogues qui liquéfient le corps et lui font des perceptions liquides, des sensations marines par lesquelles le corps déborde de ses frontières pour rencontrer en lui-même les forces de la nature, du cosmos, les forces explosives d’une révolution qui est avant tout le surgissement et la diffusion des devenirs du monde, des forces du monde comme devenir(s). Dans le livre de Véronique Bergen, Janis Joplin est une expérimentatrice dont les expérimentations ont pour finalité de libérer la vie en soi et dans le monde – c’est la « même » chose –, d’atteindre à un degré où sa vie ne se distingue plus de la vie dans son immanence et ses devenirs.

Janis Joplin voix noire sur fond blancLes conséquences de cette libération ne peuvent être que contestataires et politiques, Janis Joplin traversant autant les frontières géographiques ou celles qui imposent des cadres rigides à la pensée et aux corps, que celles dont le racisme nous dit qu’elles séparent les « races », ou celles dont l’hétérosexisme nous dit qu’elles séparent les genres, les sexes et les sexualités. Ce n’est pas seulement qu’elle multiplie les amants et maîtresses, qu’elle couche avec des corps noirs autant que blancs : c’est en elle-même, dans son propre corps qu’a lieu cette multiplication comme advenue d’une multiplicité. Et c’est sa voix (« une voix collective, ancestrale, peuplée des parias, habitée ») qui se fait voix plurielle et multiple, voix noire et blanche, voix classique et voix des esclaves noirs, voix de femme et d’homme, voix humaine et non humaine, criant, hurlant ce que la vie peut avoir d’inarticulé et de puissance pure. Par cette voix, l’Amérique s’écroule – celle, raciste, classiste, destructrice, machiste, ségrégationniste, haineuse, qui correspond aussi à une certaine logique actuelle du monde – comme, par cette voix, l’Amérique émerge vivante : pure immanence de différences, de relations variables, changeantes, transversales et non identitaires, non guerrières, non mortelles.

Janis Joplin apparaît comme une sainte bizarre – sans Dieu, évidemment –, une mystique athée qui, dans son errance, par son nomadisme autant externe qu’interne, par ses amants et maîtresses, par l’alcool et les drogues, par sa voix, par la littérature, affirme le monde en tant que multiplicité immanente, affirme l’amour du monde, des devenirs du monde ou du monde comme devenir(s). Une mystique qui se livre à une étrange ascèse très paradoxale par laquelle elle expérimente en soi les devenirs du monde qui sont aussi, nécessairement, un devenir-révolutionnaire du monde. Par là, le livre de Véronique Bergen se rapporte autant à Janis Joplin qu’à l’écriture – un livre qui serait à la fois le portrait vitaliste de Joplin et un portrait de l’écriture, de sa puissance, de son rapport à autre chose qu’elle-même, de sa nature politique, nomade, destructrice et créatrice.

Si, dans ce livre, l’écriture de Véronique Bergen est volontiers psychédélique, on n’y verra pas pour autant une volonté, par exemple, de mimer les effets de la drogue sur le psychisme de Joplin. Le psychédélisme de l’écriture est plutôt la condition pour qu’elle rejoigne le multiple et l’errance, qu’elle tende vers la multiplicité vivante qu’est le monde. Les phrases sont alors volontiers constituées de sauts sémantiques, d’images comme des éclairs en cascade, de renversements et glissements par lesquels l’hétérogène surgit et coexiste (« Ses lèvres produisent des distorsions, des glissandos qui font de sa voix une pédale wah-wah, une pédale fuzz, une voix de pédale, de petit pédé élu le plus beau mec du campus »). Par ce psychédélisme, une forme d’animisme apparaît : les objets parlent, les morts, les choses – la voix des bombes du Vietnam, celle d’une drogue ou de guitares électriques – racontent l’histoire politique du monde, défont les hiérarchies, les points de vue, élaborent des contre-récits subversifs. De même, le rapport au « réel » passe par l’« hallucination », d’autres états de la perception, d’autres mondes « imaginaires » qui sont autant le réel que ce que l’on entend habituellement par ce terme. Le psychédélisme introduit le délire dans le monde – le délire qui devient le réel du monde, le point de vue vrai sur le monde qui ne cesse de se développer selon des rapports transversaux, inédits et mobiles. Ecrire de manière « délirante », déliante, écrire d’une écriture qui nomadise fait apparaître, au-delà des choses, des objets, de leurs limites constitutives, les forces qui habitent et traversent le monde, celles que recèlent les choses et que nous ne percevons pas si nous nous arrêtons aux choses : forces d’une voix, forces de la drogue, forces d’un corps ou de plusieurs corps réunis dans un accouplement pluriel, forces qui dans un paysage le relient au cosmos. Ce sont ces forces qui hantent le livre de Véronique Bergen, que fait exister son écriture de fiction, autant qu’elles constituent la vie qui a pour nom Janis Joplin.

Un tel rapport aux forces n’est pas sans risques et contient ses propres dangers : se perdre, s’abîmer, se détruire. Un tel rapport à la vie implique la proximité de la mort et en un sens l’appelle comme une haute dimension de la vie. Lorsque, dans la volonté d’affirmer la vie, il arrive que l’on meure, lorsque la ligne de vie se transforme en ligne de mort, comme le dit Deleuze, c’est la vie autant que la mort qui est perdue, les deux s’effondrant dans une mort sans vie, la mort morte de l’overdose, du tombeau, de la camisole comme linceul. C’est de cette mort dont se plaint parfois Janis Joplin et qu’elle essaie de fuir, tendant jusqu’au bout vers l’immanence d’une vie par définition révolutionnaire. C’est cette vie que répète le livre de Véronique Bergen, livre où écrire est libérer la vie, la lâcher dans le monde comme un déchainement de fauves.

Véronique Bergen, Janis Joplin – Voix noire sur fond blanc, éditions Al Dante, 2016, 176 p., 15 €