« Ça ne peut être qu’une constellation » : Entretien avec Amandine André et A.C. Hello

Amandine André et A. C. Hello © JP Cazier

Amandine André et A.C. Hello font partie des nouvelles écritures du champ poétique contemporain, un champ où elles s’inscrivent et qu’elles redéfinissent de manière singulière – quitte à s’interroger sur leur appartenance à quelque chose qui serait la poésie.
Rencontre et entretien fait de croisements entre la littérature, la politique, la performance, la langue et ses dehors, la danse, la lecture, Danielle Collobert, la bibliothèque verte, Deleuze ou Bukowski.

Amandine, comment es-tu arrivée aux livres, à la littérature ?

Amandine André : Ça s’est fait en plusieurs temps. Une fois, lorsque j’étais à l’école, vers le CP, j’ai été privée de télévision. Là où j’habitais, entre les tours H.L.M., il y avait une petite bibliothèque municipale et je me suis mise à emprunter des livres. J’ai débuté par Popi et ce genre de chose… Dans les rayons de la bibliothèque, je fonctionnais par thématiques : les animaux, les fantômes, etc. Après avoir épuisé la bibliothèque pour enfants, je suis passée à la bibliothèque pour les plus grands. Le premier rayon sur lequel on tombait en y entrant était consacré à la psychanalyse. J’ai emprunté L’interprétation des rêves, de Freud, sans savoir du tout ce que c’était.

A cette époque, qu’est-ce qui t’attirait dans la lecture ?

Amandine André : Certainement le plaisir de la narration, d’être emportée dans un univers, avec les évolutions des personnages, qu’il s’agisse d’animaux ou d’humains, toute la suite des péripéties, le mouvement de transformation. J’aimais beaucoup les enquêtes policières, comme la série des Arsène Lupin de Maurice Leblanc. J’ai une passion pour Arsène Lupin, un héros populaire qui vole les riches. Ce qui me plaisait, par exemple, était sa capacité à côtoyer la crapulerie. C’était, pour moi, un personnage un peu fabuleux. J’ai lu tous les Arsène Lupin. Lorsque tu es petit tu fais tout, tu épuises les choses, donc j’ai lu toute cette série. Arrivée en 5e, avec des camarades, après avoir épuisé la « bibliothèque verte », on a commencé à fouiller chez nous, pour trouver des livres. Ma mère était abonnée à France Loisirs, donc j’ai trouvé des livres de Mary Higgins Clark et on a tous lu les Mary Higgins Clark. Au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’au bout de dix pages je pouvais dire la suite de l’histoire, trouver le meurtrier, etc. C’était pour moi, un peu, la fin du plaisir de la narration. En 6e, j’avais aussi commencé à écrire. Je correspondais avec une de mes amies, qui était plus âgée que moi et qui avait quitté le quartier où j’habitais, et elle m’a offert mon premier livre de poésie qui était Les Fleurs du mal… En terminale, notre professeur de philosophie nous a parlé de Dostoïevski. Donc, là encore, je suis allée à la bibliothèque, au rayon Dostoïevski, et parmi tous ses titres je vois L’Idiot et c’est celui que j’ai pris. Et bien sûr, lire L’Idiot a provoqué un choc…

Et pour toi, Anne-Claire, comment a eu lieu la rencontre avec les livres ?

A.C. Hello : J’ai lu des livres d’adultes très tôt. Les livres sont rapidement devenus ma famille, mes amis. J’ai lu Les Misérables à neuf ans, Madame Bovary vers dix ans. J’étais dans un environnement rempli de livres et je pouvais y piocher facilement. Mais bien sûr, auparavant, je suis aussi passée par le « bibliothèque verte », etc. Il y a eu également Le Capitaine Fracasse, Jules Verne… Mon père lisait, donc même si on ne m’incitait pas à lire, j’avais cette image de mon père qui lisait, ce qui était pour moi, d’une certaine façon, un modèle, les enfants ayant souvent envie de faire comme les adultes. J’étais plutôt silencieuse, tout le temps en train de lire.

Est-ce que l’envie d’écrire est venue aussi très tôt, à cette période de l’enfance ?

A.C. Hello : Je me souviens que vers onze ou douze ans, j’écrivais des histoires. Mais je ne sais pas si cela était lié au fait de lire des livres. Je ne saurais pas dire pourquoi cette envie est venue en moi, comme aussi l’envie de dessiner. Je ne sais pas d’ailleurs si je parlerais d’une « envie d’écrire ». Il s’agit plutôt de quelque chose qui déborde et tu prends les moyens qui sont à ta disposition pour faire déborder cette chose : un stylo, un pinceau. Tout ça n’est pas calculé, réfléchi ni prémédité. D’autant moins que j’étais une enfant. C’était d’abord un besoin d’expression.

Amandine André : Pour moi, je m’en souviens assez bien. C’était durant le retour de l’école. Le froid qu’il faisait m’a transpercée. Il y avait du brouillard. La sensation physique était très intense : le froid, le brouillard, les immeubles gris. Une sorte de détonation s’est produite dans ma tête et les premiers mots sont arrivés, rythmés. C’est toujours comme ça que l’écriture s’est produite pour moi : il se passe quelque chose et ce qui se passe est accompagné d’un rythme, quelque chose se passe rythmiquement dans la tête. Dans ce cas-là, je note en suivant le rythme. C’est un peu comme le début d’une musique.

Lorsque tu as commencé à écrire, il s’agissait d’un passe-temps occasionnel ou c’était davantage systématique ?

Amandine André : Oui, ça a été tout de suite continu, quasiment tous les jours.

A.C. Hello : C’est la même chose pour moi. J’écrivais très régulièrement, de la poésie et des histoires. J’ai besoin de construire une narration mais j’ai aussi besoin d’aller vers quelque chose de plus abstrait, des images.

A quel moment as-tu découvert la poésie et comment a commencé, pour toi, le fait d’en écrire?

A.C. Hello : J’essaie de ne pas placer ce que j’écris dans des catégories, je ne sais pas s’il s’agit de poésie… Je me souviens qu’un jour, sur Myspace, je suis tombée sur des gens formidables, ce qu’ils faisaient me plaisait et je me sentais proche de leur travail. Il s’agissait d’Eléonore Lebidois, Antoine Boute, etc. Ils étaient très créatifs. J’avais l’impression d’avoir trouvé des gens avec qui parler alors que, jusqu’alors, je ne connaissais personne avec qui parler de tout ça, de ce que je faisais. Antoine Boute m’a ensuite contactée pour que je fasse des dessins pour un de ses livres. J’ai aussi écrit à Eléonore Lebidois pour lui dire que j’aimais énormément ce qu’elle faisait. Ce sont des gens qui appartenaient à L’Armée noire, de Charles Pennequin. C’est comme ça que j’ai rencontré Charles Pennequin, par l’intermédiaire d’Antoine. Je ne me disais pas que l’on faisait de la poésie. Il s’agissait simplement d’affinités, des façons de faire et d’écrire qui se rejoignaient. Il s’avère que là-dessus on mettait le mot « poésie », mais ce n’était pas mon objectif d’« écrire de la poésie ».

Qu’est-ce qui t’attirait dans ce qu’ils faisaient ?

A.C. Hello : La dérision, l’autodérision, l’absurde, l’humilité, le rire. J’aime aussi le travail sur l’insignifiant, qui va de pair avec l’absurde.

Et dans ton cas Amandine, la rencontre avec la poésie et le désir d’écrire de la poésie ?

Amandine André : Je ne sais pas non plus si ce que j’écris appartient strictement au genre poétique. Durant les années 1970, il y a eu un renouveau du rapport au texte et on parlait plus de « texte » que de tel genre. Je me sens héritière de cela, du rapport au texte plus qu’à tel ou tel genre. Pour ce qui est de la découverte de la poésie, ça s’est beaucoup passé grâce à France Culture. A la fac, je passais mes journées à écouter France Culture. J’écoutais les lectures de textes qui y étaient diffusés, comme ceux d’Anne-Marie Albiach. J’y ai découvert Marie-Laure Dagoit. J’ai fait des études de lettres. En master, je voulais faire mon mémoire sur Heiner Müller. Un jour, en rentrant chez moi, j’ai branché France Culture et je suis tombée sur une émission consacrée à Danielle Collobert dont P.O.L. venait de publier le premier tome des œuvres complètes. Là encore, ça a été une sorte de choc et j’ai décidé de faire mes deux mémoires sur cet auteur. Quand j’ai entendu ses textes, je me suis dit que c’était quelque chose que j’avais attendu, quelque chose que je ne connaissais pas mais que j’avais toujours attendu. Ça s’est passé plusieurs fois, pour moi, comme la découverte du jazz. J’ai aussi décidé de travailler sur son œuvre car il y avait déjà beaucoup de choses écrites sur Heiner Müller mais pas sur Danielle Collobert, et je me suis dit que faire de la recherche consistait plutôt à travailler sur un auteur à découvrir. Ce qui m’intéresse chez elle, c’est que ses œuvres ne se laissent pas classer. Il y a de courts récits, parfois de la narration, des passages plus poétiques. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’inquiétude, qui n’est pas défini et qui fait avancer la langue et la pensée.

Est-ce que le fait que ce soit une femme était également important pour toi ?

Amandine André : Oui. En terminale, lorsque le professeur de français a annoncé le programme, j’ai levé la main et j’ai demandé : « est-ce qu’une femme écrivain existe » ? Comme j’écrivais depuis toute petite, c’était une question qui m’intéressait. Elle m’a répondu : « oui, on n’en étudie pas au programme mais c’est la même chose ». Ma question a été balayée. Donc, je suis repartie avec ma question qui est aussi un héritage familial, de la part de ma mère qui a été très sensible à ces questions et à leur réalité politique. Ça a commencé pour elle par une histoire familiale où les garçons et les filles n’étaient pas égaux. Pour la première grève de ma mère, à l’usine, les femmes ont été lâchées par les mecs. Politiquement, c’est quelque chose qui l’a marquée.

3Ce qui était important pour toi, dans le fait de travailler sur Danielle Collobert, c’est donc que non seulement il s’agissait d’un écrivain qui n’était pas tellement connu ou reconnu, mais qu’elle ne l’était pas également parce qu’il s’agissait d’une femme ?

Amandine André : Je me suis rendu compte que la fabrication de l’histoire élimine les minorités et que le regard n’est pas le même selon qu’il est porté sur un homme ou sur une femme. Avec Danielle Collobert, j’ai pu le vérifier. Son prénom, Danielle, peut facilement s’entendre Daniel. Il m’est arrivé de discuter de son œuvre avec des hommes qui, lorsqu’ils comprenaient qu’il s’agissait non de Daniel mais de Danielle, s’arrêtaient et n’avaient plus rien à en dire. Un libraire, un jour, m’a dit : « les femmes et les étrangers n’ont pas le même rapport à la langue… ». En gros, nous ne sommes pas supposées avoir de rapport métaphysique à la langue.

Anne-Claire, est-ce qu’il y a eu aussi un auteur qui t’a particulièrement retenue ?

A.C. Hello : Par exemple Soljenitsyne, Dostoïevski. Ou des auteurs de la Beat Generation : Kerouac, Burroughs. Donc un mélange de classiques et de folie furieuse. Ce qui m’intéressait chez les auteurs de la Beat Generation, c’est la digression, les digressions dans le texte, que le texte ne dise pas : « je vais tout expliquer à mon lecteur », mais : « mon lecteur va se démerder avec le texte, je fais ce que je veux ». Les thématiques m’intéressaient aussi, bien sûr. J’aimais également Nabokov. Ce qui m’intéressait, par exemple dans le cas d’écrivains russes, c’est lorsqu’ils existent dans le cadre d’une dictature, comme Soljenitsyne qui enterrait ses manuscrits dans son jardin pour les protéger et pouvoir les faire passer à l’étranger : la création sous contrainte, sous censure, la description des conditions de vie dans ce cadre.

Est-ce que tu penses que ceci, d’une certaine façon, rejoint ton écriture ?

A.C. Hello : Ce que ces écrivains ont vécu constitue pour moi des exemples de survie, qui aident à combattre. Évidemment, je ne suis pas un écrivain russe sous Staline. Mais que des créateurs aient pu survivre et créer dans de telles conditions donne de la force pour continuer. Notre vie actuelle est très dure, même si il y a bien pire. Mais créer sans rentrer dans certains codes, avec peu d’aide, surtout quand tu es une femme – tout ça rend les choses très difficiles et complexes.

Pour toi, écrire pourrait s’apparenter à une forme de résistance, pour employer une formule un peu bateau ?

A.C. Hello : Oui, et depuis toute petite, depuis que j’ai sombré dans les livres. Le fait de m’être jetée dedans comblait un manque de rapports sociaux. Les livres sont devenus ma société. En ce sens, c’était déjà une résistance – une résistance à une situation destructrice.

Est-ce que, Amandine, tu dirais la même chose ?

Amandine André : Je n’écris pas d’une seule façon mais de deux façons. Parfois j’écris parce qu’il y a une charge très forte qui explose. Dans ces moments explosifs, se rejouent des tensions liées à l’oppression. Mais ce qui surgit aussi, c’est le rapport à la langue. J’ai dû me questionner sur mon propre rapport à la langue. J’ai un rapport conflictuel à la langue française et j’ai dû me poser la question : « qu’est-ce qui a été effacé de ma langue » ? Dans l’enfance, très tôt, je me suis interdite de parler l’argot. Je me disais : « tu viens d’un milieu populaire, tu ne maitrises pas la langue française, tu es déjà perdante, donc n’en rajoute pas ». Ma grand-mère, pour la peau, prononçait « pio ». Pour moi, ça a été horrible de comprendre cette langue et de comprendre qu’il s’agissait d’une autre langue mais interdite. Ce qui est marrant, c’est que la première fois où j’ai lu Pierre Guyotat, j’ai vu qu’il reprenait cette langue-là, celle que je m’étais interdite.

Si tu t’interdisais de parler l’argot, ce n’était pas parce que tu trouvais que cette langue n’était pas belle mais pour des raisons sociales ?

Amandine André : Oui, ici, le rapport problématique à la langue et le rapport problématique au social vont ensemble. Un de mes textes que j’ai peur de lire en public, c’est le premier des deux textes qui, dans De la destruction, s’intitulent « Imprécations ». Ce n’est pas un des textes où j’ai essayé le plus de casser la langue, mais on y trouve des traces évidentes d’une langue populaire et paysanne. Par exemple dans la façon de maudire. C’est un texte que mon père a lu et c’est de ce texte dont il me parle. Lorsque je construis un système où j’alourdis la langue, où j’emploie des formules comme « la bouche mienne », ce n’est pas de l’esthétique classique mais je vais chercher dans un fond paysan.

Ce qu’il y a de particulier à ton écriture, Anne-Claire, c’est que tu la destines à un texte imprimé, disons, mais aussi à des performances orales. Est-ce que selon les cas, l’écriture est différente ? Est-ce que tu dissocies, dans ce que tu fais, deux types d’écriture ?

A.C. Hello : Ce qui va être dit à l’oral et ce qui ne va pas l’être se retrouvent dans un livre. Mais j’extirpe du livre seulement ce qui selon moi peut être dit à l’oral. Et l’écriture n’est pas la même. Dans Naissance de la gueule, il y a des parties narratives que je ne vais pas dire à l’oral. Mais même les parties que je lis oralement, je ne les écris pas en pensant à l’avance que ce sera leur destination. C’est après coup que le choix se fait. Les parties qui passent à l’oral sont plus viscérales.

Qu’est-ce qui chez toi fait la singularité de la performance orale ? Quand on t’a vu lors de ces performances, on voit bien qu’il ne s’agit pas simplement de lire un texte mais qu’autre chose se passe.

A.C. Hello : Ça me fait penser au Golem. Quand tu fais une performance, ton corps disparaît, ce que tu es et qui tu es disparaissent, et il y a un Golem sur scène. Il y a une personne qui appartient au texte que tu lis qui apparaît – une personne, une créature, une chose. Je pense à ce que Dick Higgins écrit sur le Golem, lorsqu’il analyse le fait que dans la poésie sonore, la performance vocale fait surgir un personnage, non l’auteur mais une sorte de Golem qui existe là, dans la profération vocale.

Est-ce que cette « créature » n’est pas un des sens possibles du titre de ton livre Naissance de la gueule ? La gueule, ce n’est pas la bouche. J’avais rattaché la gueule à l’animal, et j’avais l’idée que parler de « gueule » impliquait un rapport à une bouche mais qui n’est plus articulatoire, voire articulée, qui est dépossédée de ce pouvoir au profit d’autre chose, des sons, des cris, des intensités. Au lieu de l’animal, on pourrait effectivement penser à la gueule d’une créature, d’une chose non nommée, non humaine… Est-ce que ceci ne pourrait pas rejoindre quelque chose qui me semble présent dans ce que tu écris, à savoir un effort pour que l’écriture soit débordée par autre chose d’inarticulé ?

A.C. Hello : Oui, c’est ça qui m’intéresse, pousser l’écriture à certaines limites. Je dis « certaines » parce que je n’en suis pas à un stade où ça bascule totalement. Mais ça m’intéresse de pousser l’écriture vers des limites, de lui faire quitter un ordre, une grammaire. Et de la faire coller autant que possible à quelque chose qui est davantage oralisé, inarticulé, voire crié.

Amandine, tu fais aussi volontiers des lectures mais ce n’est pas le même type de lecture. Pour toi, qu’est-ce qu’apporte le fait de lire ainsi en public, oralement, un texte écrit ?

Amandine André : Au début, ça a été difficile. Je me suis toujours sentie du côté de la poussière, des petits rats dans l’obscurité. Je pensais que je n’arriverai pas à gérer le fait de m’exposer ainsi. Pour pouvoir faire mes premières lectures, j’ai été chercher du côté de la danse contemporaine. Je me suis posé la question : « que signifie exister sur scène quand tu n’es pas habituellement sur scène et avoir un corps dans ces conditions » ? Je me suis dit que je pouvais avoir un corps de la façon la plus petite possible, la plus minimale. Donc je lis assise, pour préserver mon souffle, ma respiration. Ça ne m’intéresse pas d’être physiquement en difficulté dans ces moments-là. L’enjeu pour moi n’est pas dans un dépassement physique. Je pense qu’Anne-Claire, par exemple, est habitée par quelque chose lorsqu’elle écrit, et sur scène elle re-convoque cette situation pour, littéralement, l’exposer. Mais ce n’est pas n’importe quel corps qui peut faire ça. Pour ma part, j’essaie d’éprouver le texte, le souffle.

Oui, lorsque tu lis tu es particulièrement concentrée sur – ou dans – le rythme et le souffle –, peut-être plus qu’attachée au sens. Est-ce que c’est une dimension quasiment physique qui est déjà aussi présente lorsque tu écris ?

Amandine André : Quelque chose est un prolongement du corps, pour plusieurs raisons. Il y a dans ce texte une forme obsessionnelle qui me correspond. Dans une même journée, je peux écouter quarante fois le même morceau de musique, sans bouger. Et ça peut s’étaler sur plusieurs semaines. L’obsession est circulaire, comme la phrase qui s’enroule sur elle-même. Donc, je n’ai pas de problème pour la suivre. Je peux lire ces phrases dans une sorte d’apnée. A force de manipuler mon texte, je sais précisément jusqu’où je peux pousser l’apnée. Lorsque je suis à bout de souffle, je sais que sur tel mot je vais pouvoir rebondir. Ceci est radicalement différent pour De la destruction où j’ai voulu casser le flux qui organisait Quelque chose. En l’écrivant, je voulais casser le flux mais tout en gardant un rythme. J’avais un microphone avec lequel je m’enregistrais pour vérifier le rythme des textes. Si on s’intéresse à la musique contemporaine, ce que je dis là n’est pas très étonnant. Dans le cas de la musique atonale, à force de briser tu rencontres une forme de cohésion. De la destruction, pour moi, est plus dur à lire en public. C’est très fatigant. Il y a des arrêts, des points que je dois marquer, ce qu’il n’y a pas dans Quelque chose. Je dois m’arrêter, reprendre sans cesse.

Ce qui pourrait être commun à votre travail, toutes les deux, c’est la volonté, dans et par l’écriture, de brancher les mots, la langue, sur autre chose qui n’est pas elle, qui la déborde et la fait déborder : Golem, corps…

A.C. Hello : Je passe par l’écrit, vraiment, pour parler. C’est un fonctionnement que j’ai mis en place depuis longtemps. Pour entrer en dialogue, j’écris. Ça ne passe pas par la bouche mais par l’écrit. Parler, pour moi, ce n’est pas évident. Je passe par l’écriture, par ce dispositif, pour m’exprimer… Si je reviens sur l’idée du Golem, je veux préciser que ça ne correspond pas à quelque chose que j’ai décidé. Bien évidemment, je ne me suis jamais dit : « je vais faire des lectures publiques et je vais faire advenir un Golem ». Lorsque j’avais une vingtaine d’années, des amis qui savaient que j’écrivais m’ont demandé de leur lire mes textes. Je l’ai fait pour eux, lors d’un vernissage dans une galerie, et la chose est apparue spontanément. Ça s’est produit tout seul, de soi-même. Et je pense qu’heureusement que j’ai cette possibilité.

Amandine André : Je pense que tout corps est rythmique. Il suffit de regarder le monde, de regarder les gens marcher à l’intérieur de constructions qui sont elles-mêmes rythmiques, d’être attentif aux rythmes qui se fabriquent sans cesse dans des flux. Chaque corps a une forme de musicalité, une manière de se mouvoir, ce que signifie l’étymologie de « rythme ». Lorsque l’on va voir un auteur lire, lorsque l’on se déplace pour l’écouter, c’est parce qu’il y a quelque chose de ces corps dans le monde qui s’entend. Lorsque tu marches et que tu quittes ta cadence – par exemple celle qui est nécessaire pour que tu arrives à l’heure à ton rendez-vous –, tu commences à prendre « ton » rythme. La différence entre moi et quelqu’un d’autre, c’est que je passe du temps à retranscrire ces rythmes que j’ai entendus et perçus. Peut-être qu’il y a peu de différences entre écrire et écrire de la musique… Je pense à Beethoven qui avait la capacité d’écrire pour des chanteuses, des sopranos, mais qui ne pouvait lui-même chanter ce qu’il écrivait pour elles. Je me dis qu’il peut y avoir dans mes textes une énergie, une vitesse, que mon corps ne peut pas nécessairement porter. Je n’en suis pas forcément le bon interprète. Lorsque je les lis en public, je suis un interprète mais certainement pas le seul possible, et peut-être pas le meilleur.

Pour passer à un autre aspect, comment se pose la question de la diffusion ? Comment s’est faite la diffusion de vos textes ? Est-ce que cela a été difficile d’être publiées dans des revues ou par des maisons d’édition ?

Amandine André : Je n’ai eu aucune difficulté particulière. J’ai toujours rencontré les bonnes personnes, ces gens que j’appelle des « lucioles ». Ni le maître, ni le Père mais des « lucioles ». Et ces rencontres se font toujours sur des questions politiques, à partir d’un désir politique, de la conscience de l’oppression, des opprimés, des minorités, la conscience de l’accroissement de la violence, du recul de la gauche – une conscience révolutionnaire. En fonction de ce désir, tu rencontres certaines personnes et pas d’autres, des personnes qui sont sensibles à la guerre qui est menée contre la pensée et l’intelligence, contre un art qui n’est ni au service ni de consommation. A l’intérieur de ce contexte, avec Emmanuel Moreira, nous nous sommes mis à faire de la radio. Nous avons occupé la fac, nous avons aidé des demandeurs d’asile pour qu’ils aient leurs papiers, pour demander des réquisitions de logements, etc. Pour moi il n’y a pas de différence entre la question artistique et la question politique : les deux se génèrent l’un l’autre. C’est dans ce cadre général que se sont faites les rencontres, que des projets ont vu le jour. Toujours avec Emmanuel, nous avons créé la revue La vie manifeste, qui est une revue en ligne. Le but, c’était d’aller chercher toutes les « lucioles ». Au début, les gens étaient un peu frileux car les revues sur le web n’étaient pas nombreuses et ils n’avaient pas l’habitude. Donc, on a commencé à écrire nos propres textes et à les publier dans la revue, ce qui était aussi une forme d’invitation à accueillir les textes des autres. Pour La vie manifeste, j’ai fait un entretien avec Michel Surya et plusieurs mois après il m’a écrit car il avait lu un de mes textes sur le site de la revue et il s’y était intéressé. C’est lui qui a envoyé mes textes chez Al Dante. Parmi mes « lucioles », il y a aussi Liliane Giraudon qui a toujours été attentive et accueillante.

Est-ce que tu penses que le fait d’être une femme a pu être un obstacle dans la réception de ce que tu écris ? C’’est une question que je me pose. Pour le dire clairement : il me semble que le milieu de la poésie, en tout cas en France, est très masculin et même plus : viriliste, avec des formes de misogynie. Lors de la dernière édition du Marché de la poésie, j’ai entendu un poète français connu, bien respecté, qui disait lors d’un discours public : « la femme est poésie, etc. ». En être encore là est affligeant. Et il y aurait aussi d’autres questions à poser : celle de l’hétérocentrisme, ou le fait que ce milieu est quand même très très blanc…

Amandine André : Je choisis mes alliances. Le monde viriliste, pour moi, est un ennemi. Je n’ai aucun intérêt à vouloir être reconnue par lui puisqu’au contraire je le combats. J’ai mes alliés et ce qui m’importe, ce sont mes alliés, mes amis. Ce sont les seuls et les seules qui m’importent. Lorsque je publie, il ne s’agit pas pour moi d’être reconnue. La question n’est pas celle de la reconnaissance, il s’agit, avec mes amis, mes alliances, de nous renforcer. Lorsque je rencontre effectivement les misogynes ou virilistes dont tu parles, je considère que c’est leur problème, ils ne m’intéressent pas. Finalement, être dominant n’est pas intéressant. Je ne vais pas attendre une reconnaissance qui viendrait de l’ennemi.

Et toi, Anne-Claire, quel a été ton parcours pour que tes textes soient publiés ?

A.C. Hello : Je suis d’accord avec Amandine lorsqu’elle dit qu’il n’est pas question d’attendre une reconnaissance qui viendrait de l’ennemi. La reconnaissance n’est pas un but en soi. Amandine parlait aussi de ces « lucioles » qu’elle rencontrait et avec lesquelles elle tisse des liens. Je ne parle pas de « lucioles » mais ça revient au même, ce sont des gens bienveillants. Quand on cherche à tisser des liens uniquement avec des gens bienveillants, ça réduit le champ des rencontres, mais ça permet de s’entourer de personnes intelligentes et bonnes avec lesquelles on peut aussi travailler. Longtemps, j’ai écrit en étant seule, dans une solitude extrême. Je suis par ailleurs assez réservée, je n’ai pas intégré le caractère capitaliste par définition qui est la compétition et tout ce que ça implique. Un jour, je me suis tout de même décidé à envoyer un texte que j’avais écrit et je l’ai transmis aux éditions Fissile. Je l’ai envoyé, d’ailleurs, sans rien attendre de particulier. Quelque 4temps après, j’ai reçu un mail me disant que le texte était accepté. C’est comme ça que Paradis remis à neuf a été publié. A cette époque, j’ai aussi recommencé à faire d’autres choses, dont des performances. Laurent Cauwet, d’Al Dante, en avait vu une à Dunkerque. Il connaissait mon travail et lorsque l’on s’est à nouveau croisé, il m’a dit de ne pas hésiter à lui envoyer des choses – ce qui a abouti à la publication de Naissance de la gueule. Ce qui a donc été difficile, pour moi, n’a pas concerné le fait d’être publiée mais de faire l’effort d’envoyer mes textes, de sortir de ma carapace.

Et dans le domaine de la performance ?

A.C. Hello : C’est la même chose. J’ai rencontré des gens qui ont vu mon travail et qui m’ont invitée, qui ont voulu m’aider. Je ne sais pas pourquoi.

Revue Frappa 1Amandine parlait de sa revue, La vie manifeste. Toi aussi, tu t’occupes d’une revue puisque tu viens d’éditer le premier numéro papier de la revue Frappa. Qu’est-ce que représente pour toi le fait de créer une revue ?

A.C. Hello : Ça permet de réunir des humains que j’aime. J’ai besoin de partager la création avec d’autres. Il s’agit aussi de donner à lire ce qu’écrivent les autres. Dans ce numéro, ce qui m’a intéressé, c’est de creuser la vie des auteurs. Ce qui nous réunit, ce sont les textes, les mots, mais j’avais envie d’essayer de rendre compte de l’environnement qui est autour des textes. Je pense d’ailleurs que je pourrais aller plus loin dans cette direction.

Amandine André : Dans le cas de La vie manifeste, là où la revue rejoint l’écriture, c’est sur la question du combat. La revue est, comme on dit, interdisciplinaire. Elle hérite de quelque chose qui vient de Michel Surya, qui est la question de la pensée qui a plusieurs formes : une forme rythmique, musicale, dansée, philosophique, etc. Il s’agit de trouver une persévérance, une persistance de cette richesse, de la partager. Il y a une éjection de la pensée, par exemple dans les médias. A l’inverse, lorsque nous réalisons un entretien, il n’y a pas de durée a priori, prévue à l’avance, à laquelle la pensée devrait se plier. Le temps est celui de la pensée. L’enjeu de la revue, c’est de trouver des porosités mais aussi de s’intéresser aux grilles de lecture, par exemple : comment la recherche en sciences sociales peut-elle modifier ta lecture en poésie, et inversement ?

La revue est une façon de produire de la pensée, pas simplement d’en rendre compte ?

Amandine André : Oui et une production collective : les auteurs, les éditeurs, nous, une communauté de lecteurs agissante. Ce qui me frappe, par exemple, ce sont les scissions. Pourquoi les travaux d’artistes ne sont-ils pas vus par les militants ? Chacun trouve l’autre un peu folklorique, alors qu’ils se rejoignent sur des choses. La danse, aujourd’hui, est très minoritaire et ne semble avoir aucun enjeu, alors qu’il s’y passe des choses très marquantes. L’an dernier, j’ai vu un spectacle de danse de Bernardo Montet, d’après Shakespeare, qui écrit au moment de la colonisation, au moment où la pensée raciale est en train de se mettre en place. Politiquement, il y a des choses à trouver dans ce spectacle…

De ce point de vue, est-ce que tu conçois La vie manifeste comme une sorte de passeur, de relai entre des domaines, des dimensions, des gens qui ne se rencontrent pas habituellement ?

Amandine André : On retrouve des enjeux qui étaient ceux des années 1970. Mais je pense qu’il y a eu une régression. Nous n’avons plus toute l’émulation de ces années-là. Quand tu regardes un cours de Deleuze sur Youtube, tu vois tous les gens qui sont là, chacun qui se déplace en dehors de son champ parce qu’il y a quelque chose qui emporte. Toutes les lignes bougent. S’il y a régression, c’est parce que j’ai l’impression que tous les champs se referment. Ce qui devient intéressant aujourd’hui, c’est d’être reconnu par ses pairs, alors tu ne vas qu’aux trucs de poésie, etc.

Pour terminer, citez un auteur que vous voudriez défendre.

A.C. Hello : Charles Bukowski. J’admire sa faculté à aller dans le cru et à pouvoir se délester de la honte. C’est un aspect que généralement on creuse dans la performance : comment se délester de la honte, comment tester des choses, par-delà ses limites et les carcans qui enferment ? C’est ce que fait Bukowski. Il jette tout sur le papier.

Amandine André : J’ai plein de noms en tête. Je pense à Amelia Rosselli, La Libellule, publié aux éditions Ypsilon. Ou bien Chassés de la lumière, de James Baldwin, chez les mêmes éditeurs d’ailleurs. Je ne peux pas citer seulement un auteur…

Ce serait plutôt une constellation ?

Amandine André : Ça ne peut être qu’une constellation puisque tu rebondis forcément de l’un à l’autre, tu crées des passages, les textes communiquent entre eux.

A.C. Hello : Alors qu’au contraire, l’ultralibéralisme divise et nous divise. Il faut travailler à ne pas se laisser faire.

A.C. Hello, Paradis remis à neuf, éditions Fissile, 2014, 32 p. + CD, 8€ ; Naissance de la gueule, éditions Al Dante, 2015, 104 p., 13 €.

Amandine André, Quelque chose, éditions Al Dante, 2015, 30 p., 7 € ; De la destruction, éditions Al Dante, 2016, 112 p., 13€.

Amandine André et AC Hello photo : JP Cazier
Amandine André et AC Hello photo : JP Cazier

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Poésie sonore. A.C. Hello (Voix/Texte), Laurent Saïet (guitare), Guillaume Loizillon (électrosonic), Patrick Muller (électrosonic). Extrait d’un enregistrement public d’une performance réalisée au théâtre de l’Échangeur, Bagnolet, juin 2015.