A la marge de l’espace mental : Rêve et folie de Claude Régy

Rêve et folie (photo : Pascal Victor)

Jusqu’au 21 octobre, se joue au théâtre des Amandiers Rêve et folie, long poème enténébré du poète autrichien Georg Trakl, dans une mise en scène épurée et romantique de Claude Régy. Une expérience singulière qui explore les potentialités du théâtre contemporain.

On sait gré à Claude Régy d’avoir toujours sélectionné, dans son travail de metteur en scène, des écritures modernes et singulières où s’expriment les détours de la psyché humaine : Marguerite Duras, Jon Fosse, Fernando Pessoa, David Harrower, Sarah Kane dont il monta à l’époque l’inouï 4:48 psychose annonciateur du suicide de la jeune auteure britannique.

Son travail sur le 2poème en prose de Trakl Rêve et Folie rappelle à vrai dire sa mise en scène datant de 2012 d’un fragment du récit de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas La Barque le soir, à tel point que les deux spectacles semblent constituer un diptyque dans l’œuvre du metteur en scène. Plusieurs caractéristiques communes se dégagent d’ailleurs de ces deux propositions : même exploration des possibilités du « seul en scène » à partir d’un texte-source non théâtral, même acteur (le prodigieux Yann Boudaud), même dispositif resserré permettant une plus grande proximité du public, volontairement limité, avec la scène, même travail d’ascète sur l’obscurité et le silence.

3On reconnait, dans ces différents aspects, la « signature » de la dernière manière de Régy, volontiers réductionniste dans la lignée du théâtre japonais Nô et du concept de « vide » appelant le plein dans la philosophie taoïste chinoise. Comme Régy l’explique dans son livre Au-delà des larmes (2007), il s’agit, par cette épure et cette pratique du « vide », de ne pas forclore le sens du texte : « la surenchère, dans les spectacles de théâtre et de danse, de l’image-vidéo, montre une chose claire : l’idée que le non-représenté est plus fertile pour l’imagination que le représenté n’a pas encore atteint l’esprit de ceux qui, par profession, s’occupent de représentation ». D’où ce goût, chez Régy, pour ce que Peter Brook appela dans son fameux essai L’Espace vide, de manière à laisser flotter, comme à l’état de filigrane, de spectre, ce « non-représenté» dans l’espace du théâtre.

Dans Rêve et Folie, nous découvrons Yann Boudaud, c’est-à-dire le poète ou son double, apparaître, après un long moment de silence, seul sur scène. Le décor, réduit à son matériau le plus minimaliste, est seulement composé d’une arche blanche qui surplombe le plateau plongé dans l’obscurité. Sans doute s’agit-il de cette « caverne de cristal » où nuitamment « la lèpre poussa argentée » sur le front de Georg. A peine éclairé sous cette arche de cristal par la lumière argentine du clair de lune, le poète-acteur se rappelle, dans ce poème en prose assez autobiographique, « son enfance emplie de maladies, d’effroi et de ténèbres », lorsqu’il « nourrissait les rats dans la cour crépusculaire ». Enfance misérable que celle de Georg Trakl, mort sur le front en 1914, à l’âge de 27 ans, suite à une overdose de cocaïne, hanté par la « faute indicible » qu’il commit dans les bras de Margarethe, sa sœur, musicienne prodige suicidée trois ans après la mort de son frère : « Comme un nuage pourpre enveloppait sa tête, il se jeta, muet, sur son propre sang, sur son image, visage lunaire ; et, pierre, s’écroula dans le vide quand parut dans un miroir brisé, adolescent mourant, la sœur (..) ».

Depuis sa mise en scène, avec Isabelle Huppert, de 4.48 psychose en 2002, Régy semble avant tout s’intéresser à l’abîme qui est au cœur de l’être humain et à ce qui fait qu’une œuvre traverse, franchit la frontière – de l’entendement, de l’intelligible, de la raison, du sens, de la morale – tracée par la civilisation occidentale. Pour Régy, la littérature, telle qu’elle l’attire, se situe à la marge de l’espace mental propre à la société. Elle sourd de l’interdit, du trouble et de la folie. Ainsi le théâtre, en tant que pratique politique s’inscrivant dans une communauté, consiste justement à représenter au public cet ethos qui se dérobe à lui. Comme il le dit dans La Brûlure du monde (2011) : « La patience, l’apprendre aussi au spectateur, au lecteur. / Lutter contre la hâte de juger ou le désappointement de ne pas – pour un temps – comprendre. / Veiller à ne pas compromettre toute occasion d’accéder à l’inattendu – le « hors-d’attente » si bien nommé par Héraclite, cinq siècles avant Jésus-Christ ».

Or, ce qui s’expérimente dans Rêve et folie, c’est bien justement ce « hors d’attente » ainsi nommé par Héraclite. Enveloppé dans un bourdonnement sonore, sorte d’angoissante musique drone déréalisant le cadre spatio-temporel du poème, Yann Boudaud incarne un poète hébété par son propre discours et manquant butter sur les mots qu’il susurre : « P-pourpre murissait le fruit sur l’arbre et le jardinier bougeait ses mains dur-res » (les répétitions consonantiques sont de nous), comme si le metteur en scène voulait désosser la beauté du texte pour donner à entendre l’effroi qui en est la source. Le visage du comédien semble d’ailleurs déformé par un sourire immense et grimaçant qu’on dirait emprunté aux inquiétantes Têtes de caractère du sculpteur allemand Messerschmidt, plongeant le spectacle dans une forme d’expressionnisme morbide aux confins de l’étrange.

Cette inquiétante étrangeté est renforcée par les lents étirements du poète, ployant et déployant sa massive complexion, dans un état alangui proche de la transe, au rythme des lignes de force qui traversent et informent le texte poétique. Ainsi sommes-nous plongés, grâce à ce dispositif resserré où voisinent les corps, dans un espace effrayant, excavation à la lisière du monde où sommeillerait le monstre Polyphème ressassant sa mélopée fondatrice. Comme si, par ce spectacle dont Régy dit qu’il sera son dernier, il s’agissait de revenir à une enfance immémoriale de l’écriture, décontextualisée du siècle de Georg Trakl. De là, sans doute, l’ampleur de ce Rêve et Folie mythique et vaporeux, emblématique des bienfaits du vide au théâtre.

Rêve et Folie. Mise en scène : Claude Régy. Texte : Georg Trakl. Du jeudi 15 septembre au vendredi 21 octobre 2016. Théâtre Nanterre-Amandiers. Festival dʼAutomne de Paris. Toutes les informations pratiques ici