Anne Cauquelin : « Aristote revient du marché à cloche-pied » (De la nature des lièvres)

Anne Cauquelin, De la nature des lièvres

Il y a beaucoup de pierres dans le jardin d’Anne Cauquelin, c’est elle qui le dit, avant d’ajouter : « et c’est bien sous les pierres que l’on débusque les lièvres, car, disons-le, ce n’est pas le lièvre qu’on soulève mais la pierre qui jusque-là le cachait ». De sorte que « lever un lièvre » reste une façon commode mais assez impropre de dire qu’on vient d’apercevoir un truc qui mérite — ou réclame — d’être pisté. Une façon de dire surtout, fût-ce de travers, la joie d’avoir soudain un objet à penser.

Il faut s’y faire, ne sera finalement jamais levée que la pierre. Pas impossible en outre qu’entre-temps l’animal ait détalé si vite qu’on ait perdu sa trace avant même qu’on l’ait vue. Mais au fond, peu importe. Levons des lièvres, continuons, soulevons-les. Faisons comme si c’était vrai. Comme si la pierre comptait moins que la bête. Faisons-le, disons-le avec la même légèreté, fautive mais empiriquement fondée, qui nous fait tous les soirs affirmer que le soleil se couche, répéter chaque matin l’inverse, et penser, dur comme fer, que « la Terre ne se meut pas ».

de-la-nature-des-lievresDans ce livre aussi suggestif que délicieux, aussi faussement désinvolte que profond, les lièvres que lève Anne Cauquelin sont de curieux animaux doublés d’animaux très curieux. Alertes, espiègles, insaisissables. Lubriques aussi. Sur ce dernier plan, leur réputation n’est plus à faire. Les Anciens l’avaient vu les premiers, Aristote parmi eux. Les lièvres, aux pattes velues (dasupous), sont connus, nous dit-on, pour être « portés sur la chose » (poluspermoi, aphrodisiastikoi). Drôle de bestioles décidément. Les lièvres se cachent, disparaissent dès qu’ils sont vus, sont plutôt délinquants, souvent hors d’haleine, qui plus est très féconds.

En suivant ces Anciens, toujours actuels pour elle, Anne Cauquelin, s’intéresse à son tour aux lièvres. Ça se passe dans son jardin, là où des pierres patientent, c’est-à-dire dans sa tête. Philosophe, romancière et peintre, professeur émérite de philosophie à l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense et à l’université de Picardie, Anne Cauquelin est une des plus éminentes spécialistes de la pensée d’Aristote. Directrice de la Revue d’esthétique de 2001 à 2011, elle a publié des ouvrages majeurs sur l’urbanisme (La Ville la nuit et Essai de philosophie urbaine, PUF, 1977 et 1982), la présence des anges dans la peinture (Le voleur d’anges, L’Harmattan, 1997), le paysage et les jardins (L’Invention du paysage, PUF, coll. « Quadrige », 2004 ; Petit traité du jardin ordinaire, Payot & Rivages, 2003 ; Le Site et le Paysage, PUF, coll. « Quadrige », 2007, 2013), l’art contemporain (Petit traité d’art contemporain, Seuil, 1996 ; Fréquenter les incorporels. Contribution à une théorie de l’art contemporain, PUF, coll. « Lignes d’art », 2006), la question de la virtualité (À l’angle des mondes possibles, PUF, coll. « Quadrige », 2010), et récemment le singulier et passionnant Les Machines dans la tête (PUF, 2015).

Si De la nature des lièvres page après page réjouit le lecteur c’est parce que c’est un livre trois fois (au moins) stimulant. D’abord, cela va de soi, en raison de ce qu’il met au jour (le lièvre). Ensuite à proportion de ce qu’il révèle sur ce que penser veut dire (lever la pierre). Enfin par sa capacité, quasiment poétique, d’inventer une forme (construire un livre).

Cette affaire décisive de la forme — commençons par elle —, Anne Cauquelin en a justement soulevé le lièvre dès 1986 en publiant son Court traité du fragment (Aubier), essai magistral d’esthétique auquel le récent De la nature des lièvres donne en son ordre une sorte de réplique. Un des tours de force, tout de finesse, de ce dernier ouvrage consiste justement à prendre une fois encore très au sérieux l’idée de fragment en la mettant à l’épreuve de l’écriture et, plus étonnamment, du dessin. Comme si finalement l’ouvrage avait été conçu (ou s’était imposé) afin d’expérimenter in situ quelques-uns des attendus théoriques du fragment.

Qu’est-ce qu’un fragment ? Nous qui avons à l’esprit ce qu’a pu en dire Roland Barthes, fasciné qu’il était lui-même par l’écriture de Nietzsche, on a l’impression de le savoir. Reste que pour comprendre ce qu’il est en vérité, précise Anne Cauquelin, il faut avant toute chose distinguer le fragment de son autre qui est le fragmentaire. Cette précaution est cruciale. Alors que le second résulte d’une opération de séparation, d’une action de démembrement, d’une dislocation d’un tout préalable (cela vaut aussi bien pour une œuvre, une ville, une entité économico-politique ou un complexe d’affects), le premier se reconnaît à ceci qu’il se présente tout à la fois comme une partie et simultanément comme une totalité. Par-delà leur similitude formelle, c’est donc une irréductible différence de nature qui les sépare. Le fragmentaire relève d’un bris et, en ce sens, perd en puissance, tandis que le fragment connaît pour sa part l’intégrité, la froideur et l’intensité d’un tout. Alors que l’existence du fragmentaire suppose (et subit) la coupe, le fragment, quelle que soit son allure relative, s’avère souverain. On pourrait presque dire du fragment qu’il désigne quelque chose comme une « petite divinité dans son département », pour parler comme Leibniz. On imagine sans peine l’effet de cette distinction sur la composition — on ne peut pas mieux dire — du livre lui-même.

Construit « à sauts et gambades » en une suite de quatre chapitres dont les titres attestent déjà l’impertinence salutaire d’un ton affranchi « de la langue épaisse des savoirs bien-pensants » — Elle ne savait pas l’anglais, Notre Schlegel, La rivière à l’envers, Lièvres —, De la nature des lièvres fait se côtoyer, avec une fraîche rigueur libérée du souci de système, des réflexions d’ordre philosophique, esthétique, zoologique, typographique, des anecdotes biographiques, des références savantes allégées aussitôt par la poursuite de l’idée qui va et vient, fait mille détours, se suspend, s’étonne, redémarre. Chemin faisant, il est ainsi question, entre autres choses, de la Venus d’Urbino du Titien, de l’œuvre essentielle de Daniel Arasse, d’un plan d’un film d’Ozu, des videos de Bill Viola, de Pline l’Ancien, de l’horizon d’un paysage, d’une parabole chinoise attribuée à Tchouang-tseu, d’une oie qui cacarde, de grenouilles qui tiennent tête à Dionysos, d’une bizarre rivière au Quebec, d’Aristote revenant du marché à cloche-pied, d’un ami posté derrière la porte, du choix d’une place dans un train, etc. Relisant ledit Aristote sous la plume de Cauquelin, on se souvient au passage que « l’homme est fait pour marcher vers l’avant comme tiré par ses yeux : bien droit, de face », tandis que le crabe « va de travers avec ses yeux en biais ». On se dit alors que ce livre, décidément hors du commun, emprunte plus souvent qu’à son tour à ces deux modes de déplacement, ne serait-ce que pour continuer d’avancer.

sans-titre1Si le lièvre est l’animal-totem de ce petit traité, on se doute bien que ce n’est pas strictement en vertu de son talent reproducteur. Le lièvre a évidemment d’autres attributs majeurs au nombre desquels la vitesse, remarquable dans le règne animal, et, peut-être plus encore, la manière de courir selon une trajectoire le plus souvent imprévisible. Le lièvre est en effet un champion de la bifurcation. Il faut dire que la nature l’a fait inquiet, animal aux aguets. Le lièvre est aussi adepte du zig-zag. L’impatience est sa chose. Or c’est un peu dans ce livre l’image qu’on se fait de la pensée en constatant combien elle ne cesse de se surprendre elle-même, combien elle buissonne en osant s’aventurer ici puis là, allant en vérité toujours ici pour mieux filer vers là. Anne Cauquelin conçoit du reste dans ces termes l’acte philosophique. Un art, en quelque sorte, du contre-pied, auquel il faut s’exercer infatigablement, histoire de saisir mieux, de repérer, de classer moins mal. La maxime de cet art est simple, on doit sans cesse s’y coller pour éviter de s’engluer. Cette passion apparente pour le mouvement, cette aversion pour ce qui semble stable —  qui, en réalité, n’est que figé — permet en retour à la pensée de se (dé)régler à partir d’envois, de renvois et d’échos, de prendre son élan pour ne rien négliger.

C’est ainsi qu’au fil de la lecture on suit comment elle passe — par bonds, sauts, haltes, ruptures, consécutions ou accélérations subites — d’une réflexion liminaire sur le « petit pan de mur jaune si bien peint par Vermeer » à une considération plus générale sur la notion de « pan », puis à d’autres qui se demandent, à la faveur d’observations ponctuelles, ce que pourrait bien être un paragraphe, à quoi rime un détail et, nécessairement, ce que peut et veut un fragment. Du paragraphe en particulier, on ne résiste pas à mentionner ici la définition impeccable que donne Anne Cauquelin à partir d’une formule d’Erik Satie : « les paragraphes sont des immobilités sérieuses. Ils se tiennent debout sans béquilles, dans leur épaisseur murée. Isolés, déserts, ils ne sont pas contaminés par la chaîne explicative ». Et on se dit en passant qu’on aimerait pouvoir lire plus souvent des livres capables de faire droit à de telles « immobilités sérieuses ».

Dans De la nature des lièvres, réelle prouesse, les idées se suivent, surgissent, s’appellent, s’affirment ou s’effacent, elles se décalent, sembleraient parfois ne pas s’ensuivre — on pourrait le craindre — et pourtant, du début à la fin, tout conspire. Comment est-ce possible ? La réponse tient à ceci que ce n’est pas de l’artifice rhétorique ordinaire, celui de l’argumentaire, que procède l’unité du propos mais d’une diffraction généralisée du sens. D’où l’invention ici d’une rhétorique à nouveaux frais, qui se plaît au discret plutôt qu’au continu. De ce point de vue, la présence dans le corps du texte de vignettes dessinées par Anne Cauquelin elle-même, en renforce de façon cruciale l’effet. Au même titre que les paragraphes, ces vignettes en noir et blanc, de petit format, sont bel et bien des « immobilités sérieuses » qui viennent ponctuer le texte, c’est-à-dire faire varier la vitesse et le tempo de la lecture, sans verser dans le fossé.

sans-titre2Quels que soient son genre et son intention, qu’elle soit par conséquent philosophique ou proprement littéraire, pour Anne Cauquelin, toute écriture s’apparente à un travail artistique ou n’est rien. Moyennant quelques signes, quelques traits, il s’agit toujours de faire tenir ensemble, jusque dans leur fragilité, voire leur imperceptibilité, une multiplicité disjointe d’intensités signifiantes. Écrire alors, ou comment changer une poétique en une casuistique de nature politique puisque c’est encore et toujours la coexistence de ce qui s’inscrit à l’instant avec ce qui est déjà là ou ne cesse de revenir, qui est en jeu : « Les Grecs, comme les animaux, les tableaux, les paragraphes et les pans habitent l’écriture, et souvent la hantent. Ils côtoient ainsi les autochtones, ces signes indigènes dont ils se nourrissent et qu’ils colonisent à leur profit : virgules, parenthèses, guillemets, cédilles, &, marques de paragraphe, deux-points, tirets, accents. Peuple minuscule, s’activant à construire carcasses et mausolées. Toute une fourmilière. »

Il y a vraiment beaucoup de pierres dans le jardin d’Anne Cauquelin. Elle-même, on l’imagine, s’y installe de temps en temps. Elle s’y laisse aller, y rêve, se laisse traverser, observe ce qui joue dedans, dehors, un peu à la manière de ces ermites ornementaux qu’évoque quelque part Jacques Roubaud : « Je m’assieds sur une grosse pierre, presque un rocher ; y a-t-il un lièvre là-dessous ? Il se pourrait. Ou plusieurs. Quelque chose qu’il ne faudrait pas dire, une incongruité, une idée à la renverse. »

Dans De la nature des lièvres, un paquet de lièvres ont été effectivement levés. Ils sont allés tantôt lentement, tantôt très vite, toujours là où ils voulaient se rendre. On les a suivis. On aurait aimé en apprivoiser certains. Ils nous ont enchantés, ravis, fait penser. Ils nous ont surtout encouragés et incités à reprendre à notre compte cette formule qui fait un bien fou : « Ni moi ni la rivière ne nous conduisons comme il faut. »

Entretien avec Anne Cauquelin

Dans votre dernier livre, Les Machines dans la tête (PUF, 2015), après avoir rappelé la distinction traditionnelle qui s’opère entre « les œuvres “d’imagination” (littérature et fiction) et les œuvres “sérieuses” (science et philosophie) », vous montrez combien ce départ est factice et fragile puisqu’il échoue à rendre compte de l’originalité des œuvres et des pensées de Montaigne, Pascal, Baudelaire, Blanchot et Benjamin. Vous substituez donc à cette distinction paresseuse la notion d’«essayisme» que vous empruntez à Jean-Pierre Cometti, notion que vous définissez vous-même comme une « attitude et condition d’une pensée qui ne se donne qu’à mesure de son développement, toujours à venir, se faisant ». Diriez-vous que De la nature des lièvres relève à sa manière, sérieuse et enjouée, d’une sorte d’« essayisme » ?

Oui, c’est dans cette zone incertaine, non vraiment définie, que je me sens à peu près à l’aise et que j’aimerais pouvoir être perçue – même si je n’y pense pas expressément quand j’écris. On dirait que « la machine dans ma tête » – puisque que vous en parlez – fait cela toute seule…

De la nature des lièvres offre au lecteur une expérience de jubilation rare. La pensée et l’écriture y sont énergiques et libres au point de ne rien dissimuler de ce qu’elles mettent au jour en progressant. Méditation, souvenirs, rêves, allusions, références, commentaires, tout paraît pouvoir, du moins en droit, y trouver une place. Reste qu’il a bien fallu qu’une idée vienne à l’esprit pour que le processus de l’écriture s’enclenche. Est-ce bien le cas et, si oui, quelle a été cette idée ? Et comment vous est-elle apparue ?

J’aime le terme « enclencher » que vous employez : c’est un terme « machinique », il convient très bien au genre d’écriture des lièvres (et même très souvent de mes autres textes). Mais quand vous me demandez si une idée – et alors, laquelle ? – enclenche l’écriture, je pense que l’affaire ne se passe pas ainsi. Tout vient ensemble. Simultanément. Les « idées » ne sont qu’images à l’arrêt. Un mot comme « lièvres » provoque un afflux d’images qui s‘enchaînent (s’enclenchent ou se clipsent) « naturellement », c’est-à-dire machinalement. Ma seule participation est de donner des coups de frein à leur course, d’en limiter les débordements. À mon sens, le dispositif d’écriture met en œuvre des mouvements contraires, simultanément : une ligne de fuite des images que l’affect a mobilisées et une mise à l’arrêt et en ordre de ces affects.

De la nature des lièvres est un livre qui surprend et réjouit le lecteur pour plus d’une raison, notamment celle de sa forme. Or il se trouve que vous mentionnez ici cette affaire en pensant la forme littéraire avant tout sous le rapport de sa vertu, ce qu’on est tenté d’entendre comme sa puissance spécifique. Cette vertu, vous la considérez aussi comme une « scénographie ». Si l’on vous suit, cela signifie qu’avec le texte – écriture et lecture impliquées mutuellement – s’ouvre un théâtre mental dont les composantes multiples sont les protagonistes. Quelle est donc, de ce point de vue, l’intrigue qui se joue dans De la nature des lièvres ?

Je n’avais pas pensé à ce théâtre mental (moi qui n’aime pas le théâtre !) mais vous avez raison : s’il y a un double jeu ou plutôt un double mouvement – provoquer et stopper –, c’est qu’il s’agit bien d’une scénographie ; la mise à l’arrêt est bien, finalement, une mise en scène. Cependant je crains fort que ce soit là une scénographie sans intrigue, qu’elle ne concerne que l’écriture et, vous le dites fort bien, sa vertu propre.

Sachant l’intérêt que vous portez depuis longtemps à la question du fragment, on n’est pas étonné de constater ici que cette question se trouve relancée, notamment par les moyens de la composition du livre lui-même. La surprise, en revanche, vient de la présence de dessins qui scandent l’ensemble de l’ouvrage. Avant d’en venir à votre pratique artistique, pouvez-vous nous dire ce qui a rendu nécessaire l’insertion de vos dessins dans ce livre ?

Les dessins ? Eh bien… je suis bien forcée d’avouer que s’il n’y a pas d’idée directrice (« d’intrigue » en ce sens) qui piloterait l’écriture et en serait la cause, il y a cependant une causalité interne très forte qui lie images et texte. Les images concrètes – peinture presque toujours – appellent le texte ; en retour les mots appellent les images, qui leur donnent en quelque sorte des appuis, du ressort (toujours les machines !) et re-enclenchent l’écriture. C’est ce mécanisme singulier qu’illustrent les dessins. Dans ce livre, les dessins n’illustrent ni idées, ni histoire, mais seulement le mécanisme de mise en marche/arrêt. Ils indiquent que là où ils apparaissent, précisément, la pause est une jonction. Et presque je regrette qu’il n’y en ait pas davantage ! J’aurais bien « vu » la population inouïe des signes graphiques se déployer en désordre sur une page… Mais le second mouvement du dispositif – celui qui met en scène – empêche le trop, préfère le rien. Les fragments comme les paragraphes sont isolés, et l’image qui les lierait entre eux reste le plus souvent cachée, en retrait.

Un dessin est une inscription graphique qui ne suppose pas l’usage de la langue. Sur la page, il n’appartient par conséquent ni au registre de la phrase, ni à celui du paragraphe. Il figure pourtant dans le corps du texte. Dans De la nature des lièvres, vous évoquez avec sympathie et tendresse l’existence de l’ermite. Sa solitude et son inutilité sont analogues, dites-vous, à celles du rocher solitaire ou de l’arbre isolé dans le paysage. Les dessins que vous avez introduits dans le livre en occupent-ils l’espace et le temps à la façon qu’auraient des ermites d’habiter le monde ? Ont-ils cette «immobilité sérieuse» dont parle Erik Satie et que vous reconnaissez aux paragraphes ?

sans-titre3Tout à fait ; il est vrai que l’image de l’ermite solitaire au bord du chemin, attendant on ne sait quoi, a « conduit » toute une suite de paragraphes : ils ont été appelés par cette image – qui n’est pas montrée dans le texte, reste en retrait, comme l’ermite lui-même. (Pour moi,  cependant, je la vois très bien : il s’agit de Saint Jean-Baptiste au désert, de Gérard de Saint-Jean.) La première version du livre montraient ces images enclencheuses ; elles n’apparaissent pas dans la seconde. Mon éditeur et ami, Christian Tarting, m’a demandé des dessins, moins explicatifs, plus distanciés et en cela plus proches de l’écriture, et sans doute d’une intention implicite qu’il a perçue et révélée.

À l’évidence, un dessin n’est pas un poème, mais peut-être lui ressemble-t-il tout de même un peu en ceci qu’il est lui aussi impossible à paraphraser. Diriez-vous que vos dessins interviennent dans le livre pour prendre en charge – au regard de la vitesse relative et/ou du contenu – ce que le discours lui-même ne parvient pas à exposer, ce qui en outre résiste à toute paraphrase ?

Encore une fois, vous touchez juste en risquant le mot « poème ». A vous répondre dans cet entretien, je m‘aperçois que cette sorte d’écriture non causale-mais-quand-même, trouée de pauses, obéit à un curieux manège qui s’apparente fort à celui qui gouverne les poèmes. Et je risquerais ici un pas de côté : cette machine ressemble à l’appareil du dandy. N’est-ce pas le propre du dandy, que de cacher ce qu’il entend montrer ?

Votre activité de philosophe frappe par la diversité et l’amplitude de vos champs d’intérêt. Vous avez travaillé aussi bien sur Aristote que sur les stoïciens, autant sur les questions du paysage, de la ville, du fragment, du virtuel que sur celles qu’on peut se poser à propos de l’art contemporain, de la communication, de l’exposition de soi et, plus récemment, des « machines ». Mais vous avez également, depuis longtemps, une pratique artistique dont les dessins publiés dans De la nature des lièvres proposent un rapide et passionnant aperçu. S’agit-il, en termes de pensée, de recherche et d’investissement personnel, d’activités absolument autonomes, sinon disjointes ?

En poursuivant cet entretien, je m’aperçois combien vos questions mettent en lumière une série d’interrogations que j’aurais dû me poser… Et là, à cette dernière, vraiment je ne sais quoi répondre. Au début de notre échange, je vous disais ne pas m’être posé la question de savoir quel genre j’avais adopté pour écrire les lièvres… Il en est de même ici. Dessiner, peindre surtout, est un acte que je dirais barbare dans son absolue nécessité. Peindre me tombe littéralement dessus. J’en ressens le besoin. Est-il disjoint des autres activités ? Je ne pense pas. La moindre trace, la moindre tache, le moindre trait de pinceau sur une toile, sur une porte sont pour moi peinture ; son odeur, son toucher, son goût (l’un de mes amis peintres disait manger ses couleurs). Peindre de la peinture est une justification en soi ; qu’elle soit bonne, laide ou mauvaise n’est pas même envisagé. Et ce style d’assertion vaut pour toutes mes autres activités. Même si la  nécessité qui me pousse à écrire est plus diffuse, et sans doute plus exigeante (la surveillance, la mise en ordre y joue à plein).

Dernière question : en lisant votre livre, on comprend vite ce qui peut vous attacher à la figure autant qu’à l’existence d’un être comme le lièvre. Voilà un animal sur lequel courent depuis la nuit des temps toutes sortes de légendes et dont on ne peut qu’admirer la vivacité et la vitalité. Mais le lièvre est aussi une bête inquiète, qui se cache, qui vit dans un terrier et ne sort que lorsque c’est nécessaire. Cette capacité de s’enfouir comme de surgir sont-elles au nombre des qualités qui peuvent stimuler la pensée d’une philosophe-artiste ?

Le lièvre m’est tombé dessus, comme un sort, un hasard, un kairos. C’est lui qui a choisi son moment et son heure. En vérité il est issu d’une gaffe. Au cours d’un séminaire, au Brésil, je voulus remercier les orateurs de « soulever autant de lièvres »… Une fois lâchée, je m’aperçus que cette expression était intraduisible en portugais. Elle tombait à plat, restait elle-même suspendue en l’air. Me vint alors la nécessité de comprendre la nature de ces lièvres…. comment ils se cachent et surgissent, comme vous le dites si bien.

Anne Cauquelin, De la nature des lièvres, Chemin de ronde, « Strette », 72 p., 12 €