Ken Liu, L’homme qui mit fin à l’histoire

Ken Liu (à gauche) mimant pour Dominique Bry une discussion animée avec David Treuer, festival América 2016 © Dominique Bry

Dans un futur proche, en 20XX, deux scientifiques mettent au point une machine révolutionnaire qui permet de revenir dans le passé, sans possibilité pour le témoin d’interférer avec cet advenu. Ainsi sera-t-il peut-être possible de rassembler de nouveaux témoignages sur des événements méconnus de l’Histoire, comme les agissements de l’Unité 731, lors de la seconde guerre mondiale, focale de la novella de Ken Liu, prodige des lettres américaines, auteur de La Ménagerie de papier. « L’Histoire est affaire de narration », déclare l’un des personnages de L’homme qui mit fin à l’histoire ; Ken Liu le démontre de manière magistrale.

« On a maintenant atteint la fin de l’histoire », pense pouvoir déclarer le professeur sino-américain Evan Wei, la fin de l’histoire en tant que passé à jamais révolu, voire arrangé par les vérités officielles : le procédé que le scientifique a mis au point avec sa femme, le professeur Akemi Kirino, devrait permettre de lever les secrets d’État. Grâce à sa machine, il est désormais possible d’envoyer des hommes dans le passé, « à la place des souvenirs, nous disposons de preuves irréfutables. Au lieu d’exploiter les morts, il faut dévisager les agonisants ».

Ainsi les exactions commises durant la seconde guerre mondiale lors de « l’Auschwitz d’Asie » : entre 1936 et 1945, dans la province chinoise du Mandchoukouo sous mandat impérial japonais, des médecins se livrèrent à des expérimentations et provoquèrent la mort de plus de 500 000 personnes. Il s’agissait de « créer des armes biologiques et de conduire des recherches sur les limites de l’endurance humaine ». L’Unité 731 a ainsi mené des expériences atroces (tortures, amputations, vivisections, essais bactériologiques et chimiques) sans être l’objet d’aucune poursuite après la guerre tant ces recherches ont intéressé d’autres pays, en particulier les États-Unis : « à l’issue de la guerre, le général McArthur, commandant en chef des forces Alliées, a préservé les membres de l’Unité 731 de toute poursuite judiciaire pour crimes de guerre afin de récupérer les résultats de leurs expériences et de soustraire lesdites données à l’Union Soviétique ».

« Aucun survivant », des puissances mondiales (USA, Chine, Japon) qui nient ou étouffent l’histoire : sans les professeurs Wei et Kirino qui, par leur invention, vont « focaliser l’attention du monde sur les victimes de l’Unité 731 », qui se souviendrait de cet épisode volontairement passé sous silence ? Conçu sur le modèle cinématographique du documentaire (générique, archives, témoignages contradictoires), le roman de Ken Liu est une interrogation du pouvoir, de l’impérialisme, de la place de la vérité dans l’Histoire, de ses modes de représentation : si, face à la machine, certains historiens refusent à ces voyages dans le passé le statut de preuve scientifique, dans le roman l’invention, la science-fiction sont bien des armes pour mettre à jour des poches oubliées (ou volontairement tues, d’ailleurs) de notre Histoire récente.

Dans ce texte exceptionnel et percutant, c’est bien ici la question du récit officiel qui est interrogée, notre responsabilité dans celui, intime et collectif, que nous tissons du passé, la question du rapport du réel à la fiction, de notre place dans l’Histoire : « Quel rôle éventuel voudra-t-on attribuer à ces voix du passé dans notre présent ? A nous d’en décider ».

Ken Liu, L’Homme qui mit fin à l’histoire (The Man Who Ended History: A Documentary, 2011), traduit de l’américain par Pierre-Paul Durastanti, éditions Le Bélial, 2016, 107 p., 8 € 90

Ken Liu (à gauche) mimant pour Dominique Bry une discussion animée avec David Treuer, festival América 2016
Ken Liu (à gauche) mimant une discussion animée avec David Treuer, festival America 2016 © Dominique Bry