Les choix de Sophie : Rui Zink, « L’installation de la peur »

Rui Zink, L'installation de la peur

Sophie Quetteville a lu une grande partie des romans de cette rentrée, elle animera un grand nombre de tables rondes avec leurs auteurs. Elle nous livre ses choix et coups de cœur. Chaque fois, un court résumé et un extrait du texte. Aujourd’hui, Rui Zink, L’installation de la peur (Agullo éditions, traduit du portugais par Maïra Muchnik).

Cinquième titre de la toute jeune et prometteuse maison d’édition Agullo, L’Installation de la peur est un texte digne du théâtre de l’absurde. Le huis clos se déroule dans l’appartement d’une femme (et de son enfant caché dans la salle de bains) quand deux agents du gouvernement débarquent avec la mission d’installer la peur dans chaque foyer, en application de la directive n°359/13. Entre performances d’acteurs énonçant tous les maux de notre temps, projections, contes cruels, les deux hommes jouent sur les peurs primales de l’homme et déclenchent l’épouvante. Cette critique féroce de nos sociétés contemporaines, ultra-libérales à tendance populistes pour qui « la peur est pédagogique », rend tout autant paranoïaque qu’hilare, car Rui Zink signe là un roman non dépourvu d’humour caustique. Mais rira bien, qui rira le dernier…

Extrait : pp.106-109

« La femme ne dit rien. Il se peut qu’elle soit choquée par la proposition. Mais que faire ? Que dire ? Et puis, c’est un raisonnement absurde mais rassurant, tant qu’ils sont concentrés sur les vieux, elle a l’impression que le petit est en sécurité.

— Si nous prenions les mesures nécessaires, les vieux partiraient plus vite. Madame sait cela, n’est-ce pas ?
— Peut-être est-ce là la solution pour le pays.
— Économiser. C’est en économisant qu’on y gagne.
— Il nous faut avoir l’esprit de leadership.
— Le leadership est nécessaire.
— Une hiérarchie claire.
— Un leadership fort.
— L’esprit d’entreprise.
— Voilà le mot, « esprit d’entreprise ».
— Mettre en œuvre les réformes urgentes.
— Assainir les comptes publics.
— Revitaliser l’économie.
— Mettre fin aux dilapidations.
— Investir au lieu de subventionner.
— Croire au potentiel, au lieu d’appliquer de vains paternalismes.
— Créer une société plus dynamique.
— Plus juste.
— Ça aussi.
— C’est pourquoi…
— Cette tâche herculéenne.
— Cette purification nécessaire.
— Cette revitalisation du tissu social.
— On ne peut pas laisser faire.
— On ne peut pas.
— Non, on ne peut pas.
— Il faut mettre en œuvre les réformes nécessaires.
— Éliminer les vieux.
— Non, pas « éliminer ». Solutionner.
— Oui, bien vu. Solutionner.
— Solutionner.
— Est une mesure rationnelle.
— Plus que nécessaire, urgente.
— Au fond, c’est même bon pour eux.
— Au fond, c’est même pour leur bien.
— Au final, à quoi bon avoir la santé si la qualité de vie ne suit pas ?
— C’est la bonne mesure.
— Il est urgent de procéder à la désactivation des poids morts.
— L’improductivité a un prix.
— Une entreprise doit éliminer le trop-plein de graisses.
— Les poids morts excédentaires.
— Les enfants aussi.
— Oui, les enfants.

La femme sent une boule à l’estomac. Mais elle ne dit rien.

— Que celui qui veut la santé l’achète.
— Que celui qui veut l’éducation l’achète.
— Que celui qui veut des enfants les achète.
— Il faut être prêt à payer le prix.
— Les gens ne paient-ils pas leur pain ?
— Alors, où est le scandale ?
— Le scandale, à vrai dire, ce serait le contraire.
— Or, ne serait-ce pas de la démagogie que de considérer qu’il y a des choses plus importantes que le pain ?
— Voilà qui est une insulte à toute tête bien faite.
— Une insulte.
— Qui veut quelque chose doit être prêt à en payer le prix.
— Le prix à payer.
— C’est la loi de l’offre et de la demande.
— La loi du marché.
— Et le marché est très sensible.
— Imprévisible.
— Capricieux.
— Comme un adolescent en crise…
— Oui.
— Pareil à un adolescent en crise…
— Il a toujours raison.
— Madame aurait-elle le cran d’entamer une discussion avec un adolescent ?
— Moi non.
— Moi non plus.
— Au secours !
— Ouvrez !
— Au secours ! »

Rui Zink, L’installation de la peur, Agullo éditions, traduit du portugais par Maïra Muchnik, 17 50