La diagonale de l’écriture: Fabien Clouette (Le bal des ardents)

Le bal des ardents, de Fabien Clouette, s’ouvre sur un chapitre dans lequel un jeune enfant joue aux échecs avec son père. L’enfant veut enfreindre les règles, le père rappelle la règle. « Il faut apprendre à jouer », dit le père, c’est-à-dire : il faut respecter les règles – « Si on change tout, si on confond, alors on n’y comprendra plus rien ». Pour l’enfant, au contraire, il s’agit de « Tout inventer ». Et c’est ce qu’il fait : il change l’ordre des pièces du jeu, se met à parler seul, inventant des paroles : « Il invente tout, absolument tout ».

Même si le rapport entre ce chapitre et ceux qui suivent n’est jamais précisé, la suite du livre en reprend les éléments, les redistribue, les fait proliférer : des fous, des rois, un enfant-roi, un père également roi mais peut-être – sans doute – mort. Le thème du jeu y est récurrent : jeu du boomerang, jeu des petits chevaux, jeu de dés, un match, etc. Le récit suggère l’histoire d’une attaque du roi et de ses troupes contre les fous. Les chapitres qui suivent le premier pourraient ainsi être imaginés ou délirés par l’enfant qui invente et parle seul, sans contrainte, laissant libre son imaginaire – jusqu’à créer le livre que nous lisons : livre et folie d’une enfance en soi, créant et transgressant les règles pour inventer un monde autant qu’un langage, un monde par le langage, dans le langage paradoxal de l’enfance (« infans » signifiant : « qui ne parle pas », qui ne connaît pas les règles pour parler, qui babille dans son coin…).

Le livre de Fabien Clouette a pour horizon cette invention générale par-delà les règles, l’existence d’une enfance qui serait celle de l’écriture qui invente, change tout, qui oublie les règles : celles de la langue, de la narration, celles par lesquelles le monde nous semble cohérent, qui organisent a priori le temps et l’espace, qui distribuent les identités… Ce sont ces règles qui, dans ce livre, sont oubliées, transgressées (à l’image du carnaval dont il est question dans le livre), reprises par une enfance qui en invente d’autres – règles vagues, règles pour une absence de règles – et crée une autre langue, un autre temps, un autre espace, un autre monde.

Le premier chapitre du livre n’est pas seulement séminal, il est programmatique du livre lui-même dont il condense la logique qui est aussi bien celle de l’écriture et de l’art. Le bal des ardents est une fiction mais est aussi sa propre image, son objet étant, en un sens, lui-même, son existence et ses conditions, l’horizon sans bornes vers lequel il tend indéfiniment et son développement interne que cet horizon implique. Le livre de Fabien Clouette est comme un jeu véritable, pour lequel jouer n’est pas respecter des règles – de la logique, du pouvoir – mais inventer en tendant vers un délire de la langue et du monde, « délire » étant aussi « délier », « déliaison », défaire ce que la règle relie, attache, enchaîne. Le bal des ardents se tient au plus près de cette idée de la création et de l’écriture, en en déployant l’espace qui ne peut être que celui de la fiction, de coordonnées d’une folie qui n’est plus propre aux fous mais devient celle de la langue et du monde.

Le livre invente une géographie vague, non fixée, imaginaire : un port dont le nom n’est pas dit, des zones nommées mais sans indication – les Rouges, les calmes, le cimetière, les ruines, les Surfaces, Rockall, Tampa (ces deux derniers existant réellement, l’un étant un rocher isolé entre l’Irlande et l’Islande, l’autre une ville de Floride). Cette géographie est compliquée et évoquée sans que l’on sache ni comprenne véritablement quels sont les rapports entre ces lieux qui sont signalés de manière insistante, quels chemins ou quelles routes les relient, quelles distances, ni quelle en est précisément la nature. Ce n’est pas un hasard si la configuration de l’espace privilégie la mer, les espaces d’eau, les mangroves : espaces liquides, non balisés, où se mélangent ici et là-bas, où les distinctions fixées, celles de la terre ferme, solide, n’ont plus grand sens. Dans l’eau, la mer, nul chemin immobile, nulle frontière immuable. Dans les mangroves : la forêt, le végétal, le marin, deviennent indistincts, les éléments, les êtres et les règnes se confondent, développent un espace où ce qui est habituellement distingué se juxtapose, s’entremêle. L’espace marin, la mangrove seraient comme des espaces sans règles, sans liaisons précises – espaces du mouvement, de la transgression, nomades. Le père avait dit : « Si on change tout, si on confond, alors on n’y comprendra plus rien ». L’espace marin est ici un espace où, justement, tout se confond ou tend à se confondre, un espace non réglé, non régulé, au sujet duquel on ne comprend rien : que sont ces lieux ? comment ce qui existe au large de l’Ecosse ou en Floride peut-il ici coexister ? que sont les trajets des personnages à travers ces espaces qui paraissent lointains mais sont parcourus comme s’ils étaient collés les uns aux autres ? L’espace marin est celui de l’enfance, d’un imaginaire par-delà les règles établies, l’espace de l’invention et de la création.

Il est également celui où l’espace est redistribué, espace « aberrant » qui existe selon des paradoxes – paratopismes –, se recompose toujours par-delà l’ordre habituel des choses et des êtres, par-delà les règles qui imposent au monde et aux pensées des liaisons et disjonctions qui sont aussi celles d’un pouvoir. Même le sous-marin peut se confondre avec le terrestre, dans une indistinction où l’imaginaire gouverne, appelle une autre logique des choses et de la langue. Dans Le bal des ardents, l’espace marin ne définit pas seulement les lieux marins mais aussi la topologie générale, proche de celle d’un rêve, autant que l’espace du livre, l’agencement de ses parties, de ses chapitres, des épisodes et situations. L’espace marin est l’espace voué à l’imaginaire, l’espace de l’imaginaire lorsqu’il affirme sa puissance propre : espace délirant par-delà la logique de la raison et du pouvoir, espace incompréhensible pour lequel les catégories de l’entendement ne fonctionnent plus – espace où se perdre, où l’inconnu et l’errance deviennent les principes et catégories de notre pensée et de notre rapport au monde.

Le temps pourrait de même être qualifié de « marin » puisque, comme la mangrove, il est l’occasion de coexistences et relations inédites, vagues, indistinctes. Le passé, le présent, le futur se relient selon des dimensions nouvelles, passant les unes dans les autres, le passé étant aussi bien le présent en train d’arriver, le souvenir représentant en même temps un futur qui peut-être n’adviendra jamais, ou qui est peut-être en train d’advenir, le futur annoncé, attendu, étant déjà là – mais où exactement ? On ne sait pas. Comme le père le prévoyait : si les choses ne sont pas ce qu’elles sont supposées être, si les règles ne sont pas respectées, alors nous n’y comprendrons plus rien. C’est ce qui caractérise le livre de Fabien Clouette : livre qui ne cesse de glisser ailleurs, de défaire la compréhension au profit de la seule écriture, irrationnelle, existant selon les paradoxes de la fiction qui sont ceux d’un nouveau monde, d’une nouvelle pensée à expérimenter plutôt qu’à comprendre, une pensée pour laquelle il s’agit moins de reconnaître et comprendre que d’exister, de faire l’épreuve de sa propre existence, de sa propre obscurité, de sa propre puissance, de son propre délire. L’écriture existe dans ce livre plus que dans la plupart des livres, l’écriture seule avec son propre espace, son propre temps, qui s’affirme souverainement, prolifère dans un imaginaire qui devient son lieu propre, son monde – et le nôtre.

Les rapports complexes et fluctuants qui composent ce nouvel espace et cette nouvelle temporalité affectent la narration, distribuée selon les exigences de ce temps et de cet espace paradoxaux : narration non linéaire, où le statut de ce qui est lu n’est pas immédiatement clair. Le passé est-il à venir ? Tel récit est-il un souvenir ? Une invention ? L’expression d’un désir ? Comment se fait-il que ce qui est supposé être de l’histoire semble avoir lieu au présent ? Comment les personnages peuvent-ils traverser en même temps des espaces qui paraitraient distincts, se trouvant quasi-simultanément dans un marécage, une prairie, une station d’essence ? Le récit réunit volontiers en un point de vue – un point de vue instable, poreux – des moments et espaces disparates, des focalisations hétérogènes : une sorte de cubisme sans perspective centrale et unifiante, sans place pour un sujet distinct et souverain, comme si la pensée et le monde étaient livrés à un mouvement qui les égalise et les disperse, les unit dans leur hétérogénéité, qui en réunit les diverses composantes dans une immanence du monde et de la pensée, une pensée et un monde alors aberrants – dans le sens de Deleuze, c’est-à-dire : sans centre privilégié –, existant selon l’incohérence d’un mouvement qui, au mépris de ce qui est réglé, ordonné, défait les limites, les frontières, les liaisons hiérarchisantes. Même les personnages tendent parfois à se confondre, leurs points de vue paraissant à tel moment s’échanger, passer l’un dans l’autre, s’entremêler – exister comme ce qui existe dans le marécage, dans la mangrove…

Le bal des ardents est un livre qui ne met pas seulement en crise le temps, l’espace, la linéarité d’un discours conforme aux catégories logiques habituelles (avant/après, cause/conséquence, locuteur/destinataire, etc.). Ce sont les rapports, les identités claires et distinctes qui s’obscurcissent. Et ce sont les rapports entre les facultés qui sont défaits pour qu’existe autre chose qu’un sujet souverain – celui du père, celui, justement, du roi –, pour qu’existe un délire des facultés, non dans le sens de quelqu’un qui délirerait mais dans celui d’un rapport délirant entre les facultés, chacune s’extrayant de ses territoires propres, de sa soumission aux catégories qui en règlent l’ordre habituel, passant outre les limites et frontières qui en assurent l’isolement et le fonctionnement « normal », pour au contraire passer les unes dans les autres, tendre à se confondre, créer de nouveaux modes de coexistence entre elles, de nouveaux rapports « marins ». C’est ce nouveau sujet, ou son absence, qui écrivent dans le livre de Fabien Clouette, c’est cette nouvelle pensée qui se déplie et s’étend pour constituer le livre. C’est un nouveau monde qui émerge et que le livre donne à expérimenter et non à comprendre – la compréhension étant d’abord, sans doute, ce qui est rendu possible par le sujet classique, souverain, ce vers quoi il tend, mettant le monde à distance, le représentant selon ses propres règles et catégories, selon des images déjà connues et reconnaissables, au lieu de le suivre dans ses devenirs de type « mer » ou « mangrove », son obscurité essentielle.

Fabien Clouette invente dans ses livres une écriture étonnante, étrange, celle d’un devenir marin du monde et de la pensée – écriture « délirante » pour une expérimentation du monde et de la pensée. La phrase y est une diagonale, une transversale qui ramasse en elle une disparité incohérente, une hétérogénéité, une indétermination par lesquelles plusieurs choses disparates coexistent en elle, sans que l’on sache toujours, précisément, quoi. Des personnages y surgissent, qui apparemment devraient nous être déjà connus, mais que nous ne connaissons pas. Et de même pour les lieux, les situations, évoqués comme s’ils nous étaient familiers alors que nous en ignorons tout. Le régime démonstratif du langage – ce, cela, ceci –, au lieu de nous mettre face à ce qui serait déjà connu et évident, identifiable et donc compréhensible, désigne ici, paradoxalement, ce que nous ne reconnaissons pas, le plongeant dans une obscurité accrue qui produit un conflit entre la pensée, l’entendement, et le donné, une disjonction plus intense entre ce qui est donné et les catégories habituelles de notre pensée qui ne peuvent s’y appliquer. Ou, à l’inverse, l’écriture s’articule autour d’une indétermination, d’un vague qui rend difficile de saisir de quoi il retourne, d’identifier ce dont il est question (situations, lieux, personnages, chronologie, etc.). Ou bien, autre exemple, l’auteur favorise des termes dont la polysémie est prégnante et résonne à travers la phrase, le paragraphe, ou des synonymes charriant avec eux une pluralité de significations qui, au sein d’une même proposition, font bifurquer le sens, le rendent incertain, étrange, en lui-même variable et pluriel. De tels procédés orientent l’écriture vers des territoires où reconnaître et comprendre sont perturbés au profit d’une autre pensée, d’un autre langage et d’un autre monde : un langage diagonal – comme le déplacement des fous sur l’échiquier –, transversal, un langage pluriel constitué de diagonales encore plus délirantes, des diagonales qui seraient des zigzags, une écriture d’éclairs condensant dans leur forme la disparité et la pluralité qu’ils traversent, éclairs hyper visibles en même temps qu’aveuglants, obscurcissants.

Le carnaval dont il est question dans le livre est comme le paradigme de celui-ci : tout y est inversé et renversé, le plus éloigné communique et s’échange, les règles habituelles n’ont plus cours et nous ne reconnaissons plus rien. Le monde bascule dans un dérèglement incluant une sorte d’absurdité généralisée, une prolifération des rencontres improbables, une transgression des limites, une reconfiguration de tout. Ce qui était cantonné à son domaine propre déborde et se mélange à ce qu’il excluait. Dérèglement, débordement, invention de rapports inédits et impensables pour l’existence d’un monde « délirant » où ce qui existe ne peut exister qu’en étant pris dans des diagonales, des transversales qui en même temps le défont. Dans Le bal des ardents, même le roi, même le pouvoir semblent contaminés par ce dérèglement, cette folie de l’univers. C’est ce délire de l’univers que Fabien Clouette écrit dans ce livre – la puissance propre de l’imagination, d’une enfance qui serait le principe de la pensée et du monde. Le bal des ardents est le livre de cette enfance, le livre d’un monde de mangroves et de mers, le livre d’une pensée qui vit de ses paradoxes qui sont aussi ceux du monde lorsqu’il n’est plus reconnu, reconnaissable, mais traverse un sujet lui-même « délirant ».

Pour toutes ces raisons, ce livre est aussi un livre politique.

Il faut saluer les éditions de l’Ogre pour la publication de ce livre et de ce type de littérature. De livre en livre, ce sont ces territoires paradoxaux de l’imaginaire – un imaginaire non personnel mais du monde, principe d’une ontologie et d’une pensée nouvelles et créatrices – que cette maison d’édition permet d’arpenter à travers les cartographies diverses et étonnantes que proposent leurs auteurs. A l’heure où le livre doit être un produit rentable, où les groupes éditoriaux sont de plus gérés par des entrepreneurs rompus aux logiques du marketing, selon des exigences qui sont celles des banques et d’une conception purement financière, où ce qui tient lieu de livre réunit les formes les plus banales, faciles et réactionnaires de la subjectivité – à l’heure où telle usine éditoriale publie sans honte la nouvelle merde d’un guignol fascisant des médias ou, telle autre, les éructations tout aussi totalitaires d’un ancien président de la République (peu importe si l’odeur de l’argent est celle des égouts pétainistes, n’est-ce pas ?), à une époque où la création littéraire, philosophique, poétique est perçue comme un monstre à éviter, à détruire, où règne l’auteur comme petite personne et personnalité, les éditions de l’Ogre – et d’autres – font le pari de publier une littérature réelle, qui sans doute rencontrerait difficilement sa place ailleurs, voire ne la rencontrerait pas – une littérature qui trouve son sens dans l’écriture, et le monde et la pensée que celle-ci implique, tous les éclairs possibles d’un monde et d’une pensée vivants.

Fabien Clouette, Le bal des ardents, éditions de l’Ogre, 2016, 208 p., 18 €