L’ablatif absolu de Michel Couturier : Entretien avec Marie de Quatrebarbes

Marie de Quatrebarbes © Jean-Philippe Cazier

Marie de Quatrebarbes a retrouvé et rassemblé les textes devenus introuvables du poète Michel Couturier dans un volume qu’elle a également édité. Rencontre et entretien autour de cette œuvre et de sa singularité.

L’œuvre de Michel Couturier est particulièrement méconnue. Comment as-tu rencontré cette œuvre et qu’est-ce qui t’a décidé à en proposer une publication complète ?

Michel Couturier L'Ablatif absoluC’est une histoire de revues, une découverte par fragments. J’avais lu une étude sur la poésie de Michel Couturier dans Vendredi 13, une revue créée par Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud en 1992, qui se présentait comme un espace critique dédié à la poésie, à diffusion mensuelle et dans lequel on pouvait, par exemple, lire des choses sur Hélène Bessette à une époque où rares étaient ceux qui s’intéressaient à elle. Par la suite, j’ai eu accès à des extraits de son livre le plus fameux, L’ablatif absolu, dans la revue Siècle à mains. Je l’ai également lu dans Zuk et plus tard dans L’usage, la revue de Victoria Xardel. Sébastien Smirou et Francis Cohen ont par ailleurs publié une émouvante lettre de Michel Couturier à son frère dans le numéro 5 de Ligne 13. On peut encore citer le beau texte que Michèle Cohen-Halimi consacre à L’ablatif absolu dans L’Anagnoste. J’étais fascinée par ce que je découvrais au fur et à mesure, si bien que j’ai commencé à rassembler l’ensemble de sa bibliographie et à envisager une édition. Michel Couturier appartient à cette catégorie d’auteurs qui ont, dans les années 1970, produit une œuvre bouleversante chez de petits éditeurs. Lorsque j’ai découvert son écriture, ses livres étaient tous épuisés et l’œuvre quasiment inaccessible À l’inverse de celle de Danielle Collobert, par exemple, reprise par P.O.L. en 2004-2005.

En quoi le titre de ce livre, L’ablatif absolu, est-il indicatif de la poésie de Michel Couturier ?

Ce titre est éloquent à plusieurs niveaux. Mais je dois préciser que, s’il s’agit du titre que j’ai choisi pour rassembler l’ensemble de l’œuvre poétique, L’ablatif absolu désigne d’abord un livre précis, paru chez Maeght en 1975. Bien sûr, il y a la référence au latin, à une tournure qui n’existe pas en français. L’ablatif absolu est le mode de la condensation par excellence. Il y a certes un rapport, dans cette œuvre ramassée, à la retenue, à la concision ainsi qu’une manière d’inclure l’action à travers un acte de langage totalisant. Le rapport à l’autre langue me semble également au cœur de l’écriture de Michel Couturier qui, à ma connaissance, commence à écrire de la poésie à Londres où il vit alors et travaille depuis plusieurs années. Jean Daive écrit dans sa postface que Michel Couturier avait une manière très spécifique d’articuler et d’accentuer le français à l’oral, comme s’il avait partiellement perdu l’accent – sinon la syntaxe – de sa langue maternelle. Cette forme d’inconfort, ou de décalage, au sein sa propre langue, transparaît dans ses textes. Le terme « ablatif » est aussi à prendre du côté littéral de la coupe. Il y a une dramaturgie de la coupe qui est particulièrement active dans l’écriture de Michel Couturier. Et ce drame ne peut être conçu autrement qu’absolu. Comme on dit aussi d’un pouvoir qu’il est absolu… Cette mise en scène du pouvoir, on la retrouve aussi du côté de la charge sexuelle contenue dans l’écriture de Michel Couturier. De sorte que ce qui peut apparaître à première vue comme abstrait se rapporte en fait au plus prosaïque, au plus cru. Je pense par exemple à une section de L’ablatif absolu, « Occupations », dont Claude Royet-Journoud me confiait qu’elle était – selon la confidence de l’auteur lui-même – aussi à entendre homophoniquement comme « passion au cul ». Alors, qu’en déduire ? On entend bien, dans ce titre, la référence à la castration, ainsi qu’un rapport au corps fondé sur la séparation physique et à l’autosuffisance qui se lit dans la matière même des textes. Cette séparation – volontiers fétichiste – s’incarnait par exemple dans la paire de gants que Michel Couturier ne quittait jamais. Manie ablative. Absolue.

Les textes rassemblés dans ce volume montrent une écriture très elliptique, attentive autant à l’image qu’à l’espace de la page, aux blancs qui souvent l’articulent. Quels sont selon toi les caractéristiques de cette écriture et de quels autres poètes pourrais-tu la rapprocher ?

L’écriture de Michel Couturier ne peut en effet être détachée d’un contexte, et d’un entourage précis, en l’occurrence l’amitié avec Anne-Marie Albiach et Claude Royet-Journoud, dont il fit la connaissance à Londres et qu’il rejoignit au sein du comité éditorial de la revue Siècle à mains en 1968. On ne peut non plus le séparer des auteurs qu’il traduisit, revenant sans cesse sur ses traductions : d’une part John Ashbery et son texte Fragment publié au Seuil en 1975 – et premier opus poétique de la collection de Denis Roche –, d’autre part, Burns Singer, un auteur anglais malheureusement oublié aujourd’hui. La spatialisation des textes de Couturier peut aussi être rapprochée de la démarche de Roger Giroux par exemple, ou de Claude Faïn à la même époque. Il me semble néanmoins que l’investissement de la page, chez Couturier, est assez spécifique. Et mue par certaines obsessions. À commencer par la fascination géométrique qu’accompagne un goût appuyé pour le vocabulaire de l’abstraction. Mais l’apparent formalisme de l’œuvre de Couturier n’est peut-être qu’un mirage. Il y a un goût pour la précision, une manière de spécialisation active dans le vocabulaire qui se trouve sans cesse déplacé par le « double entendre » – Michel Couturier recensant dans des boîtes l’ensemble des significations possibles pour chaque mot utilisé dans L’ablatif absolu… La page en apparence très structurée de Couturier agit sur le lecteur comme des sables mouvants. Elle ne cesse de décaler ses registres et il est parfois difficile d’y avancer avec fermeté.

Puisque tu écris toi-même de la poésie, qu’est-ce qui, par rapport à ton propre travail, t’intéresse dans celui de Michel Couturier ?

J’ai tout de suite été saisie par le goût de Michel Couturier pour certains archaïsmes de langage qu’il réinvestit, remet sans cesse en jeu. Il y a un appétit pour l’invention langagière qui court dans l’ensemble de son œuvre, à l’instar de son étrange premier texte, De distance en château. J’apprécie particulièrement son rapport à l’image qui semble parfois déconstruire son présupposé, apparaissant comme à contretemps, fondamentalement saugrenue. Ainsi peut-il donner vie, dans le poème, à une « volaille en cendre », un « périple fixe », un « arbre polygonal ». Autant de « curieux cristaux » marquant ce rapport à l’image rapporté à sa bizarrerie initiale, et littérale, dans une perspective a-symbolique. J’aime le décalage entre la maîtrise horlogère du poème, chez Couturier, et son chaos interne.

Tu as non seulement établi cette édition des œuvres complètes de Michel Couturier mais tu l’as aussi éditée aux éditions La tête et les cornes qui renvoient à la revue du même nom dont tu t’occupes avec Maël Guesdon. Est-ce que cela signifie que tu as créé une maison d’édition et que tu prévois de publier ainsi d’autres livres ?

Cette inscription au sein de La tête et les cornes était importante car, même s’il s’agit d’un projet assez personnel, il s’inscrit dans la collaboration au long cours avec Maël Guesdon et Benoît Berthelier. Lorsque nous avons lancé La tête et les cornes en 2014, nous n’avions pas décidé s’il s’agissait réellement d’une revue, et s’il y aurait d’autres numéros. Deux numéros ont paru jusqu’à présent et nous travaillons sur un troisième. Or, paradoxalement, en publiant L’ablatif absolu, j’ai eu le sentiment de l’inscrire pleinement à l’intérieur de l’espace éditorial de la revue. Je pense que la réédition de L’ablatif absolu est une production de la revue à part entière, et non un titre annonçant une collection – ce qui n’interdit pas d’autres projets de ce type, ou d’une autre nature. Car, à mes yeux, les revues désignent moins un format éditorial défini par une périodicité, qu’un goût pour l’expérimentation s’appuyant sur des régularités : amitiés, temporalités partagés, rituels… Régularités qui peuvent volontiers être changeantes et fluides.

Michel Couturier, L’Ablatif absolu, postface de Jean Daive, La Tête et les cornes, 2016, 166 p., 18 €