America 2016 : Stewart O’Nan (Les joueurs)

Stewart O’Nan, Les Joueurs (détail couverture © éditions de l'Olivier)

La 8e édition du Festival America aura lieu, à Vincennes, du 8 au 11 septembre prochain, rendez-vous incontournable pour les amateurs de littératures américaines. Diacritik est associé à plusieurs de ces rencontres et vous propose, durant l’été, de revenir sur quelques-uns des auteurs invités. Aujourd’hui, Stewart O’Nan et Les Joueurs, roman paru aux éditions de l’Olivier, désormais disponible en poche.

Quand peut-on dire que les jeux sont faits ? Art a trompé Marion et depuis leur mariage sombre, les dettes s’accumulent, les enfants sont grands, il va falloir vendre la maison, « comme s’il n’y avait plus que l’argent dans leur vie, ou plutôt le manque d’argent ». Mais Art veut se refaire, il décide de jouer son va-tout : il emmène Marion en week-end dans un hôtel-casino près des chutes du Niagara. Là, il veut miser tout l’argent qui lui reste, reconquérir fortune et amour.

9782757843208Les Joueurs de Stewart O’Nan semble dériver des vers de Dinah Washington cités en exergue — des vers qui mettent en parallèle amour et jeu, « la roue de la fortune / tourne et tourne / La flèche s’arrêtera-t-elle sur moi ? Est-ce le grand jour ? / Ô roue de la fortune / ne passe pas sans t’arrêter / Fais-moi connaître la magie / D’un baiser et d’un soupir (….) ».695

Peut-on tout recommencer, prendre un nouveau départ ? Tout miser pour empocher le jackpot ? Art met tout en jeu, son argent — il pense avoir trouvé la martingale qui lui permettra de se refaire dans ce casino canadien — comme son couple. La mise est maximale : week-end de la Saint-Valentin, dans un lieu où Marion et lui furent heureux. C’est près des mêmes chutes qu’ils passèrent leur lune de miel, il y a 30 ans. On est désormais en 2010, les JO de Vancouver battent leur plein. « Suite non-fumeurs avec vue sur les chutes, au dernier étage, et grand lit double ». A leur retour, le couple se sera refait ou ce sera le divorce. La roue peut-elle tourner ?

Stewart O’Nan est l’un des « joueurs » annoncés par le titre. Sa mise est narrative : partir d’une intrigue minimale, que l’auteur qualifie ironiquement d’« histoire convenue et éculée » — celle d’un couple en dérive, miné par un adultère avoué, une autre tromperie demeurée tue — et faire des Fowler le point de focale par lequel il explore la société américaine, au bord de la banqueroute. « Ils appartenaient à la classe moyenne, proies de la tyrannie des apparences et de ce qu’ils pouvaient se payer ou oser, ce qui était en partie leur problème ».

Le roman, aussi bref qu’il est percutant, creuse les non-dits et ces moments qui (dé)font un couple, sous le vernis apparent, les espoirs minés par les trahisons anciennes, ces gestes alourdis par le passé, cet avenir qui ne peut retrouver un sens qu’une fois le passé digéré. Les Fowler ne sont pas seulement Art et Marion, ils deviennent un couple parmi ces statistiques supposées nous dire, nous résumer, nous étiqueter : chaque chapitre s’ouvre sur une telle donnée générale. De « Chances pour un touriste américain de visiter les chutes du Niagara : 1 sur 195 » à « Chances pour un couple divorcé de se remarier : 1 sur 20480 », l’écrivain explore les individus sous les statistiques, trouve le romanesque niché dans le général, montre sur quels ressorts reposent les « chances » de trouver un nouveau départ. Art — « l’éternel matheux ramenant toujours tout à la réalité mesquine des nombres » — va comprendre combien la vie, l’amour ne peuvent se réduire à de simples équations.

Les Joueurs est un huis clos. Dans cet hôtel-casino au décor factice, deux lieux aimantent le récit : la chambre, la salle de jeux. Deux lieux où tourne la roue de la fortune, où les jeux sont sans doute faits, tout l’art de Stewart O’Nan étant dans cette exploration du sans doute, dans la mise en parallèle d’un couple en dérive et d’un lieu surchargé, décor au sens plein du terme : « On est à Niagara Falls, rien n’est vrai ici ». « Sous leurs yeux, comme d’habitude, les chutes, une vue d’une netteté de carte postale ». Dans « ce piège à touristes grotesque », tous « les trucs cucul la praline » — des musées qui ne proposent que des reproductions aux tours en calèche faussement romantiques — sont supposés masquer le réel le plus cru, le quotidien du couple, sa vérité. « Tout semblait somptueusement, inutilement, factice ». Pourtant il « existait un monde au-delà du casino, au-delà d’eux-mêmes » que le décor ne parvient pas à masquer, tout dit, comme à la roulette que « rien ne va plus ».

118717_couverture_Hres_0De fait, dans ce lieu tout dit la « chute » qui menace, du nom-même du lieu aux patineurs des JO qui, sur l’écran télé de la chambre, trébuchent sur la glace, des flocons de neige à ce film qui reproduit, en 3D, les sensations que l’on aurait en traversant les chutes dans un tonneau. Autour d’Art et Marion, tout rappelle aussi bien le bonheur (les couples qui se marient, ces amoureux « venus se célébrer eux-mêmes ») que la faillite. Eux naviguent à vue, hantés par le souvenir de leurs trahisons mutuelles comme de leur bonheur passé. Stewart O’Nan éclaire crûment le réel sous le décor clinquant, dit les maux de ventre, l’haleine fétide du couple au réveil, il refuse tout glamour. « A la maison, ils n’auraient jamais scruté leur vie de manière aussi clinique, exprimant leurs regrets comme s’il s’agissait d’un autre couple. Comme l’âge mûr, les vacances fournissaient la distance nécessaire, une autre perspective ». Celle, aussi, de ce roman brut.

« — Bienvenue dans la vie de couple, dit-elle.
— C’est vrai. Tous les coups se paient 
».

Stewart O’Nan, Les Joueurs (The Odds), traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, Points, 216 p., 6 € 30

Les éditions de l’Olivier publient en cette rentrée 2016 le nouveau roman de Stewart O’Nan, Derniers feux sur Sunset (trad. Marc Amfreville), dont Diacritik parlera prochainement.