America 2016 : Laird Hunt (Les bonnes gens)

Laird Hunt © Christine Marcandier

La 8ème édition du Festival America aura lieu, à Vincennes, du 8 au 11 septembre prochain, rendez-vous incontournable pour les amateurs de littératures américaines. Diacritik est associé à plusieurs de ces rencontres et vous propose, durant l’été, de revenir sur quelques-uns des auteurs invités. Aujourd’hui, Laird Hunt et les Bonnes gens, roman paru chez Actes Sud.

Les Bonnes gens extraitComment écrire, après Toni Morisson ou Edward P. Jones, la violence inhérente à l’Histoire américaine ? Laird Hunt est de ces auteurs qui prennent le monde pour territoire fictionnel, tant leurs racines vont puiser dans différentes cultures et imaginaires et refusent les frontières héritées, construites et réductrices. À l’origine de chacune de ses œuvres, les contes indiens, haïtiens ou africains se mêlent à la littérature européenne comme à la fiction américaine, toute la littérature américaine, dans un refus de la ségrégation, culturelle comme littéraire, quand trop souvent, pour beaucoup, littérature américaine est synonyme de white american literature.

Avec Les Bonnes gens, il s’agit d’écrire, en partie, du point de vue d’une femme noire, pour construire le roman d’une révolte multiple : celle des esclaves noirs américains du Sud profond, celle des femmes muselées par l’Histoire, celle d’un auteur contre toute catégorisation étanche. Dans son livre réel et imaginaire ne peuvent être distingués, tradition orale et écrite s’enrichissent mutuellement, le passé est chambre d’écho du présent. Le récit, qui superpose les temporalités sur un siècle (1830-1930) et additionne les voix, est une parabole historique et politique, une fresque condensée : moins de 250 pages pour dire, dans son essence, une large page de l’histoire américaine. On est donc loin des épaisses et roboratives sagas américaines, plus proches de la concision d’un Jean Echenoz dans 14 ou des Vies minuscules d’un Pierre Michon.

Comment rendre leur voix aux oubliés de l’Histoire ? Comment le faire sans s’attribuer leur souffrance, en tirer parti, s’en exonérer ou leur confisquer leur parole ? Telles sont les questions qui traversent ce roman exigeant et poétique, qui mêle littérature et oralité, écriture et photographies, violence et beauté, silence et cri, tragédie et gospel.

Capture d’écran 2016-08-21 à 11.27.18Son prologue est une parabole du « puits profond », texte vertigineux, qui place l’ensemble du récit sous le signe d’une métaphore dont le lecteur n’aura de cesse de chercher le sens en suivant les différentes voix qui tissent le récit : il y a d’abord Ginny, mariée adolescente à un éleveur de porcs, Linus Lancaster. La jeune femme se souvient, bien des années plus tard, de ses illusions perdues, de sa découverte d’une violence brute, de ce « Paradis » qui tourne à l’enfer, un « lieu peuplé de démons » : les esclaves battus et exploités sexuellement, les porcs laissés, eux, en liberté, la manière dont, peu à peu, Ginny va reproduire la violence de son mari. Ses victimes sont Cleome et Zinnia, « des petits bouts de filles à l’époque. Dix et douze ans. J’en avais quatorze ». Le récit ajourne la révélation du secret qui hante la vieille femme, épousant sa quête d’un mot qui puisse « définir notre sort dans cette maison du Kentucky », dire une vérité impossible : « il y a plusieurs aspects à la vérité, aussi ténus soient-ils. »

Au centre du livre, la mécanique de l’horreur, une violence qui s’inscrit dans sur les corps et dans la chair, mais aussi l’impossible partage du bien et du mal en catégories simples. À la voix de Ginny s’additionnent celles de Zinnia, d’Alcofibras, de Prosper pour composer un roman polyphonique sur le deuil, la perte, la possession, l’humanité et ce qui la fonde, un roman âpre et intense, ample parabole sur l’histoire américaine et la puissance du Verbe. Les bonnes gens est à l’image des histoires que raconte le jeune esclave Alcofibras :

« une histoire pareille, vous l’entendez une fois et elle ne vous quitte plus. Elle passe la porte avec vous, elle vous suit au travail comme au repos, vous sautille dans la tête et y court en tout sens comme une araignée. Vous croyez que ce n’est pas grand-chose, une histoire comme ça, vous croyez l’avoir oubliée, et une semaine après, elle est toujours là. Un an après, elle y est encore. Et plus de la moitié d’une vie plus tard. Une histoire comme ça vous pénètre et une fois que ça commence, ça ne s’arrête plus. Alcofibras disait que sa grand-mère, arrivée dans ce pays avec aux chevilles du fer pareil à celui qu’on pouvait voir dans l’appentis de Linus Lancaster, avait une manière de raconter qui vous plantait un clou dans le pied. Même si je tiens mes histoires du petit-fils, je n’en ai pas mieux marché après ».

Laird Hunt, Les bonnes gens (The Kind One), traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, 2014, 249 p., 21 € 80 (15 € 99 en version numérique) — Lire un extrait