Pas apache : passeport ambulatoire, Véronique Vassiliou (Écrire aujourd’hui)

© Véronique Vassiliou

Il suffit d’une fracture du radius pour perdre sa droite et le nord – Quand la fracture se complique d’un nerf coincé dans un canal, ça part à vau l’eau – Son gauche n’en devient pas plus fort – Un gauche faible – Si gauche – Et c’est ainsi qu’on tourne autour de son nombril déplacé à bout de bras pour comprendre qu’écrire n’est pas qu’une affaire de cerveau – Qu’il s’agit d’un sport en tension cerveau-doigts sans passer par la case bouche en chœur et donc langue – Pas d’oral dans cette histoire, pas d’expression buccale – Juste une salade-soupe, mijotage, ébullition puis transformation – Des yeux aussi, ça c’est sûr, pour les espaces.

J’ai le radius en vrac et un bras en plâtre, des doigts en araignée figée.

– Utilise Siri, la reconnaissance vocale.

Je ne sais pas dicter.

– Utilise la saisie prédictive.

La prédiction, je n’y crois pas. J’ai le cerveau directement relié aux dix doigts. J’écris manuellement. C’est mon travail de force.

– Lis, alors.

Une telle fatigue…

– Alors, je ne sais plus quoi dire

Et moi, je ne peux plus écrire.

– Tu es défigurée de la main droite.

Comment écrire sans écrire ?

– …

Comment écrire ?

– …

En pensée, peut-être.

– …

Arrêter, alors. Pourquoi écrire ?

– Pourquoi?

Pour quoi? Pour rien, juste comme manger, boire, tousser.

– Alors prends cette pause comme un nouveau régime alimentaire.

Je déteste les régimes.

– Je ne sais quoi dire.

– Tu boudes ?

Non, je pense donc j’écris sans écrire. Je fais des provisions. Je cherche de nouveaux outils.

– Je ne comprends pas.

J’écris là, dans ma tête sans mains. J’écris l’air de rien.

– Tu écris toujours comme ça ?

Je crois. Parce que je ne sais pas parler. Rien à dire.

– Alors tes mains ne te manquent pas.

Elles me manquent. Ce sont elles qui me donnent à voir ce que j’écris sans écrire. Elles sont mon différé. Celles qui mettent en volume. Parfois, c’est juste. Souvent, c’est à retoucher. Depuis que je n’ai plus de mains, j’entasse dans le cerveau et ça fait un magma. Mes doigts, eux, savent tirer des fils, des lignes.

– Ça ne m’explique pas pourquoi tu écris.

C’est pourtant clair.

– Non.

J’écris mais j’écris sur une surface mouvante. Écrire, c’est faire, c’est la suite de cuisiner, coudre, bricoler. J’écris parce que je ne roule pas sur la voie du centre. J’écris parce que je suis bicéphale. Parce que je suis au ras des pâquerettes et que j’aime voir, par-dessus tout voir, au-delà de mon horizon bouché par les fils barbelés, la mise au pas des peuples. Sans pouvoir oublier. Voir au microscope pour lutter contre les machines macros. J’écris pour franchir les murs en les scrutant à la loupe, pour explorer leurs fissures et chercher la porte de sortie, comme je démonte les horloges puis les remonte. Toujours de travers.

– Et maintenant, alors ? Comment te sens-tu ?

J’ai perdu mon arme. Mais ce n’est que temporaire.

– Tu vas survivre ?

Oui, mais je me sens faible. Je ne sais plus trop qui je suis. Je tourne en rond, autour du pot. Je regarde mes plantes pousser. Je cultive mon petit jardin. Je les couve pour ne pas dépérir. En attendant de retourner à mon jardin du dedans.

– Tu n’aimes pas le dehors ?

Si, bien sûr. Le dehors est une multitude de dedans. Des dedans en spirales, en labyrinthes. Un puzzle embrouillé de dedans.

– Et quel rapport avec l’écriture ?

La recherche, incessante. Les détours. L’inverse de la cartographie. Aucune ligne droite. Aucun repérage possible. La seule issue, laborieuse, c’est la mise en espace dans le livre. Un déroulé de l’écheveau, avec ses torsions, ses nœuds, ses couleurs, ses volumes. J’écris donc je cherche donc je me perds.

– Alors, ta perte de droite est dans l’ordre de ton désordre, non ?

De l’ordre du désordre. Oui.

– Comment va ta droite ?

Elle se remet en route, tout doucement.

Celle qui traverse. Celle qui tourne en rond. Celle qui est sans issue.

– Tu cherches à nouveau ?

Oui, mais ma droite est encore raide. Ma gauche s’est endurcie, elle.

– Tu retrouves tes armes ?

Elles sont enrayées mais je travaille les articulations.

– Un livre en cours ?

Je cours sans cesse après un livre.

– Il porte un nom ce livre ?

Pas apache.

– Pas à pas che ?

Oui

– Tu avances pas à pas et tu n’es pas apache ?

Oui et non.

Les Apaches, eux, retrouvaient leur piste instinctivement.

Moi je me perds,

C’est tout.

– Et tu fais un livre avec ça ?

Je fais des livres avec ce qui dérape. Avec le mouvement, les virages en épingle. Ce sont des mises en déroute.

– Et tu appelles ça de la poésie ?

Ça, je ne sais pas le nommer. Ça se niche là où rien d’autre ne pousserait. Là où ça ne se consomme pas. C’est jamais en face, c’est ailleurs, oblique. Quand on se perd, on n’est jamais là où on devrait être.

– Tu veux dire que ce qui est poétique ne l’est pas.

Je préfère l’acide et le rugueux.

– De l’art ?

La mise en espace, ça se regarde. Je me nourris de ce que je vois. Je pense en volumes. J’écris à la surface. Je fabrique des anamorphoses. A la surface, c’est plat. De biais, c’est peuplé.

– De la couture ?

Assembler des pièces pour leur donner une forme. Tracé, patron, découpe, assembler, finitions. Du fil à retordre.

– Du document ?

A la lisière de l’objectif.

– De la cuisine ?

Des techniques, des mesures, des poids. Pas de recettes. J’utilise tous les ingrédients à ma portée. Quand je ne sais pas m’en servir, j’apprends.

– Du bricolage, donc.

Faire avec ce qu’on a sous la main, mots, fils, matière, outils, pinces, ciseaux, colle, tournevis, perceuse, trous, défauts.

– De la science ?

Expérimenter. Chercher. Expérimenter. Chercher.

– Et trouver ?

A quoi bon.

Véronique Vassiliou a récemment publié Jam Jam, éditions Argol, 2016, 86 pages, 16 €

© Véronique Vassiliou