America 2016 : Ken Liu (La Ménagerie de papier)

La ménagerie de verre, détail couverture Folio SF

Il ne fait guère de doute qu’en proposant un recueil des nouvelles de Ken Liu, Ellen Herzfeld et Dominique Martel, les bibliographes du site Quarante-Deux, savaient qu’ils allaient rééditer le triplé gagnant des recueils de Greg Egan Axiomatique (2006), Radieux (2007) et Océanique (2009), chez le même éditeur. De fait, l’auteur sino-américain est l’un des nouvellistes les plus récompensés de ces dernières années, pour des nouvelles aussi originales que réussies, alliant la force des idées à la beauté de l’écriture. Avec ses dix-neuf textes, La Ménagerie de papier permet donc de découvrir toutes les facettes du talent de Ken Liu, invité du festival America 2016. Par Samuel Minne

De la première à la dernière nouvelle, passant de Boston au système planétaire de l’étoile 61 Virginis, du futur proche à plusieurs dizaines de générations dans l’avenir, les lieux, les époques et les thèmes ne cessent de varier, révélant une large palette, de l’humour à la tragédie, en passant par la poésie. Dans « Faits pour être ensemble », quand la société privée Centillion, qui veut gérer le moindre aspect de la vie des gens, est décrite comme ayant à ses débuts un bouton « J’ai de la chance » dans son moteur de recherches, il est difficile de ne pas penser à une entreprise actuelle bien connue qui serait devenue tentaculaire. À l’autre extrémité temporelle, la dernière nouvelle, « Les Vagues », mêle au thème des arches stellaires, ces vaisseaux spatiaux qui voient passer des générations avant d’arriver à destination, le thème de la singularité qui verra les humains quitter leur enveloppe charnelle pour vivre éternellement dans l’énergie et parfois s’incarner dans des corps artificiels.

 

Géographiquement, la double nationalité de l’auteur marque quelques-unes de ses nouvelles. Pour caractériser son premier roman The Grace of Kings, Ken Liu lui-même parle de « silkpunk », à partir d’un « cyberpunk » non plus décliné à l’époque des machines à vapeur comme le « steampunk », mais adapté à l’Extrême-Orient antique, entre soie, bambou et philosophie asiatique. Parmi les nombreuses nouvelles de La Ménagerie de papier, peu pourtant renvoient à la culture chinoise, et lorsqu’elles le font, c’est souvent en relation avec une autre culture. « La Plaideuse » imagine un petit royaume qui fait tampon entre la Chine et la Corée, entretient des relations diplomatiques et commerciales avec ces deux pays, comme cadre pour un récit policier assez classique, qui rappelle plus les enquêtes du juge Ti que la science-fiction ou la fantasy. Le narrateur de « La Ménagerie de papier » a une mère chinoise, mais il a opté pour la culture de son père et du pays où il vit, les États-Unis. Jenny Ouyang, dans « Le Peuple de Pélé », vient de Hong Kong (de même que la Jenny de « Faits pour être ensemble » a passé son enfance en Chine), mais elle est la seule de l’équipage qui a atterri sur une autre planète, coupé de la Terre des décennies après leur départ. Rebecca est chinoise mais apprend par une révélation divine qu’elle descend d’ancêtres juifs dans « Le Golem au GMS ». Et le narrateur de « Mono no aware » qui a fui la Terre condamnée pour l’espace vient non de Chine mais du Japon. C’est donc plutôt aux relations entre les cultures qu’à la seule exploration de la culture chinoise que s’intéresse Ken Liu, dans un contexte de mondialisation où le multiculturalisme menace de disparaître sous l’uniformisation des cultures plus puissantes.

Plusieurs nouvelles rappellent plutôt des classiques de la science-fiction anglo-saxonne, et même des films de SF à succès, que la culture asiatique. Ainsi, Jenny dans « Faits pour être ensemble » fait penser à la Clarisse de Fahrenheit 451 de Bradbury, telle qu’incarnée par Julie Christie dans le film de Truffaut. « Emily vous répond », où une jeune femme fait effacer de sa mémoire la précédente histoire de sa meilleure amie avec son petit copain actuel, rappelle Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Gondry. « L’Oracle », avec sa machine capable de prédire qu’une personne commettra un meurtre, rappelle la nouvelle « Minority Report » de Philip K. Dick et son adaptation par Spielberg. Un autre film du même réalisateur, A. I. Intelligence artificielle, avec son petit garçon androïde, fait écho aux « Algorithmes de l’amour » et ses poupées créées pour remplacer les enfants disparus. « Les algorithmes parodiaient l’intelligence, pourtant nul ne semblait s’en rendre compte. Ni même s’en soucier (…). Les algorithmes suivaient leurs voies toutes tracées et nos pensées se succédaient, aussi mécaniques et prévisibles que les planètes sur leurs orbites. L’horloger était l’horloge ». Mais à chaque fois, ces réminiscences se révèlent non comme des modèles mais comme des points de départ, une source d’inspiration que les nouvelles dépassent soit en allant plus loin dans la réflexion, soit par un retournement frappant de l’intrigue qui les remet en question. Les nouvelles de Ken Liu ne sont pas que des hommages à des histoires bien connues, elles revisitent ces thèmes de science-fiction pour mieux traiter des obsessions de l’auteur.

 

Le sujet de la religion, ou plutôt de la foi et de la présence divine, est traité de manière radicalement différente dans deux nouvelles. « Le Golem au GMS » choisit l’humour, avec une Chinoise de New York qui veut suivre à la lettre les préceptes du judaïsme, se montrant presque aussi obtuse que le golem que Dieu lui demande de façonner pour sauver une nouvelle fois le peuple juif. « L’Erreur d’un seul bit » présente la quête de transcendance d’un homme athée qui souhaite ressentir la foi telle que la femme qu’il aime la ressent. « Pour trouver un chemin logique vers la foi, pensait-il, on n’avait besoin que d’une erreur d’un seul bit ». Par-delà la métaphore du défaut d’ordinateur avec un dommage cérébral qui induit la vision d’un ange, la nouvelle traite surtout de perte et d’acceptation.

Si plusieurs nouvelles se révèlent aborder ce thème de la douleur et de la perte, elles tournent aussi beaucoup autour de la mémoire et de la transmission. Dans « Avant et après », des extraterrestres ont remodelé la mémoire de certains humains afin qu’ils oublient que leur famille a été tuée par les envahisseurs qui sont devenus leurs compagnons. Dans « La Peste », à l’inverse, la narratrice doit enseigner que sa peau de pestiférée, un lichen créé par les nanos, n’est pas une malédiction à guérir mais une adaptation au milieu.

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Le sujet omniprésent de la transmission se décline alors sous deux grands thèmes, parfois entrelacés, celui de l’expression artistique et celui de la famille. La communication peut se faire à travers le langage des signes ou le jeu (anglais et japonais) du « berceau du chat » pour dévoiler « La Forme de la pensée » des extraterrestres qui peuplent la planète colonisée. Les kanji peuvent servir d’images à la fois pour décrire le module spatial où survit l’humanité, de derniers souvenirs de la culture japonaise enseignée par le narrateur, mais aussi pour transmettre le « Mono no aware », sentiment de l’éphémère dans ce monde. Les origamis de la mère chinoise sont aussi le seul lien qui l’unit à son fils américain, qui jouait enfant avec ces animaux de papier magiquement animés, mais trop différents des jouets occidentaux. « Le Journal intime » du mari lu par sa femme provoque une pathologie l’empêchant de lire, tout en symbolisant la nécessité de communiquer entre eux.

Devant l’attention portée aux supports matériels d’expression dans toutes ces nouvelles, il n’est pas étonnant que l’auteur se soit penché sur « Le Livre chez les diverses espèces », une nouvelle digne de Jorge Luis Borges où il invente le rapport à la mémoire dans cinq cultures extraterrestres : dans l’une d’elles, les enregistrements parfaits s’abîment à chaque fois qu’ils sont joués, et « Les érudits allatiens passent une bonne partie de leur temps à évaluer la fidélité relative des diverses versions et à inférer (en se basant sur ces multiples reproductions imparfaites) la voix du livre premier – l’idéal qu’aucun lecteur n’aurait corrompu ». Dans une autre, c’est dans le cerveau même des personnes que le livre est gravé, et pour le lire, il faut les ressusciter : « on pourra les relire et ils pourront revivre ».

Mais la transmission se fait entre personnes, et de manière privilégiée au sein de la famille. La jeune femme qui a dû abandonner son enfant dans « Trajectoire » épouse un scientifique qui pourra lui donner un traitement préservant sa jeunesse et sa fertilité, lui permettant d’avoir des enfants quand elle s’en sentira à nouveau prête. Inversement, dans « Les Vagues », Maggie a déjà deux enfants, mais quand le secret de l’immortalité est à la portée de son vaisseau aux capacités limitées, il faut choisir entre vivre éternellement et avoir de nouveaux enfants. « La Ménagerie de papier » et « Mono no aware » mettent en jeu de manière très différente le déchirement entre des enfants et leurs parents, mais s’ils jouent beaucoup sur la force de l’émotion, ils comptent aussi parmi les textes les plus poétiques du recueil. Entre thèmes propres à la science-fiction anglo-saxonne et cultures asiatiques, quête de transcendance et attention portée à la transmission de la culture sous son aspect le plus matériel, La Ménagerie de papier propose d’éblouissantes fictions sur la perte ou les retrouvailles, le sacrifice et l’importance de l’autre, qu’il soit familier comme le membre de la famille ou différent jusqu’à l’étrangeté complète comme l’extraterrestre.

Ken Liu, La Ménagerie de papier, traduit par Pierre-Paul Durastanti, éditions Le Bélialʼ, 2015, 424 p., 23 € – Le livre est disponible en Folio SF depuis octobre 2017 (8 € 60)