Jean Ricardou (1932-2016) : L’aventurier du Nouveau Roman

Jean Ricardou © Archives Cerisy

« Le roman n’est désormais plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture » écrivait en 1963 l’encore inconnu Jean Ricardou à propos d’un roman de Claude Ollier dans une formule réversible et éclatante de justesse qui, par sa force intrusive à venir dire l’époque, s’est imposée au fil du temps comme un citation presque sans homme, une phrase vidée de tout auteur qui, plus que de synthétiser un geste d’écrire, vient à le révéler, vient à le soulever, vient à créer ce qui allait bouleverser du 20e siècle tout récit : le Nouveau Roman. Car il ne serait pas faux de dire qu’en ce jour où Jean Ricardou nous a quittés que le critique est le père du Nouveau Roman, qu’il est l’homme qui, sans doute davantage qu’Alain Robbe-Grillet et Jérôme Lindon, a su donner du Nouveau Roman son image, a su, depuis ce 1963 de naissance, faire apercevoir la phrase par où le texte deviendra la maxime et l’impératif catégorique des hommes d’alors : a su créer le Nouveau Roman. Comme si Jean Ricardou était, à lui seul, depuis cette mort qui aujourd’hui le vient frapper, l’unique Nouveau Romancier de l’histoire du 20e siècle, son aventurier le plus déraisonnable et le plus accompli, l’homme qui disparaît derrière le texte, qui devient le texte et sa critique jusqu’à une mort sans retour.

Né en 1932, à Cannes, dans la chaleur épaisse et claire des jours intranquilles qui agitent alors la France, rien ne semblait pourtant prédisposer Jean Ricardou à devenir la figure de proue bientôt médiatique d’un Nouveau Roman qui allait scinder en deux le 20e siècle et faire de nos générations les orphelins perdus, malgré lui, malgré nous. La littérature ou bien plutôt ce qu’il faudra nommer avec lui le Texte, de toute sa majuscule hurlante à s’imposer contre les atermoiements lyriques des proses continues et contrites, ne le traverse encore guère lorsqu’à l’orée des années 1950 le tout jeune homme monte à Paris et devient, après avoir suivi jusqu’en 1951, la formation à l’École normale d’instituteurs pour devenir maître. De ce passage dans les écoles primaires où il exercera jusqu’en 1961, Ricardou gardera un goût marqué dont témoigneront chacun de ses articles jusqu’à la fin pour la joie d’enseigner et pour le sens didactique exercé parfois jusqu’à une rectitude intrépide et sans retour. Le critique doit enseigner. Il doit apprendre à celui qui lit. La critique doit construire son lecteur. Elle doit lui donner les clefs et parfois lui montrer où sont les serrures pour qu’il commence à œuvrer à son analyse des textes. On mesure combien de tels prolégomènes sauront durablement hanter le jeune homme qui, dès 1962 et jusqu’en 1977, date à laquelle il prendra sa retraite, sera professeur en collège.

Mais Jean Ricardou n’existe pas encore. Le mot de « ricardolisme » qui enthousiasmera plus d’un au cœur des années 1970 et, bientôt honni sinon moqué, saura effrayer également davantage à l’orée des années 1980, n’existe toujours pas. Il faut ici attendre 1958 pour que celui qui, plus tard, écrira le significatif et prophétique (prolpetique dira plus tard Genette) Théâtre des métamorphoses, entame sa métamorphose première, quitte son identité une et liminaire comme un personnage de Beckett pour entrer dans le Texte, faire de sa vie un Texte bâti à l’image de ces récits qu’il va tant commenter, promouvoir, aimer et diffuser. En 1958, Ricardou rencontre Alain Robbe-Grillet. La rencontre entre les deux hommes a valeur d’une scène amoureuse et passionnée qui fera trembler le 20e siècle sur lui-même, saura en défaire toutes les phrases, fera abandonner au récit toute rectitude. Le 20e siècle, s’il a déjà pu s’écrire, s’il sait déjà que Sarraute écrit depuis 1939, s’il connaît déjà Duras depuis 1943, s’il entend déjà les manuscrits de Beckett depuis leurs obscurs tiroirs, si Lindon sait déjà qui est Robbe-Grillet, Butor et Beckett lui-même et si Ollier et Pinget commencent à donner de la voix, le 20e siècle donc va se métamorphoser de nouveau à l’instar de Ricardou qui, dans le sillage de l’article d’Émile Henriot de 1957 qui, dans Le Monde, fustigeait conjointement La Jalousie de Robbe-Grillet et Tropismes de Sarraute, va inventer le Nouveau Roman : être de lui son Texte le plus accompli, un Texte qui, parfois, s’écrira malgré les œuvres, parfois contre elles, mais toujours dans le souci de détacher les hommes du malheur du roman d’alors, grand fantôme impossible.

Mais le Nouveau Roman commence à naître sans Ricardou. Ricardou, comme un romantique qui s’ignore, arrive trop tard sur la scène. Le rideau s’est déjà levé sur les acteurs qui ont tous débuté leurs parties et se sont rendus visibles par la Photo Minuit de Mario Dondero pour L’Espresso au sein de laquelle Ricardou, comme non né encore au Texte, ne figure pas. C’est que Lindon ne le connaît alors guère qui fait intervenir, en grand maître de cérémonie, un autre théoricien, un homme qui déjà écrit sur le Nouveau Roman quand Ricardou toujours n’écrit pas, à savoir Claude Mauriac qui se fait le chantre de ce qu’il nomme l’allitérature pour venir dire ces romans si nouveaux qu’ils en brisent tout code, qui défigurent par leurs scènes toute possibilité du récit à être et qui font surgir comme un souvenir d’une matière si lointaine et détruite de guerre et de désastre la matière même du récit et de toute phrase. Car Ricardou n’écrit toujours pas. Il n’est pas encore l’homme de sa formule : il ne connaît toujours pas l’aventure de sa propre écriture : il assiste, en lecteur distant encore mais dès à présent aimant, à l’aventure pure, l’histoire sans avoir le mot à dire. Pourtant, les livres de chacun s’écrivent. Robbe-Grillet donne Dans le labyrinthe, Ollier bientôt Le Maintien de l’ordre et Été indien, Simon La Route des Flandres et Le Palace, Sarraute Les Fruits d’or.

C’est alors une seconde rencontre qui va façonner le parcours textuel et critique de Ricardou, celle fin 1961 avec Philippe Sollers qui, au Seuil, vient de lancer une revue où l’avant-garde devient le mot d’ordre : Tel Quel. Ricardou, à l’invitation de Sollers qui fait se côtoyer dans ses pages aussi bien Barthes, Genet que Genette, va commencer à y livrer, comme Robbe-Grillet au cœur de la NRF d’alors reprise par Paulhan, une série d’articles sur différents Nouveaux Romanciers qui se connaîtront Nouveaux Romanciers par cercles concentriques. Force est d’admettre que le Nouveau Roman ne s’est jamais créé chez Minuit mais chez Gallimard et au Seuil où s’est inventé le collectif, où la communauté textuelle s’y est dessinée et par laquelle, hors des éditions de Minuit, Ricardou a su progressivement s’en imposer comme le chef de file et son cardinal le plus consciencieux, talentueux et accompli quand Robbe-Grillet en devint le pape par la parution en 1963 de Pour un nouveau roman rassemblant tous ses articles précédemment parus.

Jean Ricardou and his emblematic painting © Orracudi (Wiki commons)

1963 se dessine aussi pour Ricardou comme l’année de sa naissance à la pleine critique, à son intense rayonnement et à sa prise de pouvoir par son discours de tout Texte : s’intéressant à l’œuvre de Claude Ollier, dans un article intitulé « La Description créatrice », Ricardou a la fulgurance, le moment nu de sa formule sur la bascule d’un monde, d’un récit, d’une phrase seule : le récit n’est plus l’écriture d’une aventure. Il faut tout oublier. Le monde ne peut pas être indemne du désastre de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes arrivés à un point nul de l’existant qui appelle à la refondation unanime de son Dire : il s’agira désormais de l’aventure d’une écriture. L’écriture est l’objet du récit, comme la lente et éclatante conclusion d’une modernité qui l’a précédé, le roman d’aujourd’hui et bientôt d’alors fait de la recherche de l’écriture sa matière même, sa venu à la phrase, car plus rien ne va de soi, récit comme langage, appelant, incidemment, à une refondation du langage du récit lui-même.

La révolution est totale. Ricardou vient de trouver plus qu’une formule, sans doute le slogan dans le sens le plus politique du terme, de toute une époque. Il est, tout à coup, en quelques mots l’époque, il fait époque comme on le dira aussi de Sartre. Ricardou est soudainement devenu le Nouveau Roman qui, depuis son éparpillement, depuis ses pratiques si cloisonnées, depuis son Dictionnaire critique avorté, voit l’occasion malgré lui de s’imposer comme la révolution intempérante de la Littérature qu’il est et qu’il demeure encore aujourd’hui. C’est le projet pour une Révolution et une involution du Récit que donne à lire, article après article, le Ricardou d’alors dont la puissance d’intellection du texte, dont la saisie critique s’imposent au rassemblement des articles dans Problèmes du Nouveau Roman qui paraît en 1967 et qui se donne comme la matrice herméneutique de toute recherche sur le néo-romanesque. Mais le Nouveau Roman ne s’y donne pas véritablement tant, par juste prudence, Ricardou approche chacun des romanciers de la Photo Minuit par cercles concentriques et brosse la topologie d’une cité bientôt fantôme dont il va, à vouloir dire le Texte, devenir le grand prêtre sourd. Car Ricardou va progressivement délaisser la simple saisie critique du Texte, le retranchement mesuré de l’analyse pour devenir, années d’effervescence politique obligent, un véritable militant textuel, de ce que l’on a nommé alors un textualiste. S’insurgeant avec raison et violence contre toute définition normative du texte, le roman devient pour lui, derrière le Nouveau Roman et par le Nouveau Roman, un enjeu aussi bien idéologique que politique, le combat acharné contre une prose indéfectiblement réactionnaire et bourgeoise qu’il s’agit, selon lui, depuis ses bientôt fameuses Aviator Ray Ban derrière lesquelles il se retranchera toujours, de combattre et d’annuler. À la lisière des tumultueuses années 1970, se radicalisant dans un sens qui n’appartient plus à nos jours, Ricardou n’est plus seulement le théoricien du Nouveau Roman, il en devient le théoriste comme la collusion et le mot-valise terrible du théoricien et du terroriste. Le Nouveau Roman n’est plus pour lui une position critique : il devient une position politique, une politique du Récit jusqu’au parfois stalinisme qui lui sera, de juste guerre, reproché.

La révolution se poursuit mais s’accomplit dans un sens autre jusqu’au reflux et à l’esseulement. Ricardou sera bientôt Rancé seul en sa cellule. Pour l’heure, en 1971, il est le plein maître et théoriste du Nouveau Roman qui va entrer, et pour lui et pour le groupe, dans une troisième et décisive rencontre, celle qui fera de la mouvance sa renommée mondiale, par les colloques de Cerisy-la-Salle sous sa houlette et celle d’Edith Heurgon. Jamais le destin d’un mouvement, la dernière bande pour reprendre un titre de Beckett, n’aura été depuis longtemps lié à un lieu mais un lieu où l’éparpillement et la défaisance bientôt reprendront le dessus. Car le théoricien y devient, sans le savoir, châtelain de la notion qu’il a pourtant su bâtir avec justesse et force. Les temps changent comme le ressac affecte les vagues dans les descriptions bretonnes de Robbe-Grillet. Ricardou n’intègre plus les uns et les autres à son écriture critique du Nouveau Roman : il est libéré de l’aventure de l’écriture. Elle est venue à lui. Il écrit critiquement et pleinement, et dès lors connaît l’antithèse flagrante de ce qu’il clame. Il n’est plus qu’un Texte qui s’écrit parfois au mépris et à l’aveuglement indécidable des Textes : il crée le Nouveau Roman au mépris du Nouveau Roman. C’est l’écriture d’une aventure qui en oublie l’écriture. Beckett et Duras déclinent l’invitation de 1971. Le Nouveau Roman se fera alors sans eux, au mépris de leurs textes qui, socialement, n’acceptent pas Ricardou dans le Nouveau Roman. Dans les textes critiques qui suivent avec régularité et encerclent militairement et carcéralement le Nouveau Roman, de Pour une théorie du Nouveau Roman en 1971 jusqu’à Nouveaux problèmes du Roman de 1978, Ricardou ne cesse progressivement de se couper des textes pour écrire son Texte, par où le Nouveau Roman n’est plus ni sa référence non plus que son référent. Les Nouveaux Romanciers continuent pourtant à écrire. Ils portent en eux la trace ricardolienne des années militantes des années 1970. Robbe-Grillet écrit avec les Ray-Ban de Ricardou des textes textualistes et formalistes de Topologie d’une cité fantôme. Simon porte les mêmes lunettes depuis Leçon de choses. Le « Nouveau Nouveau Roman », thérrorisé par Ricardou, sévit jusqu’à vider l’écriture de toute écriture, jusqu’à tuer tout référent, jusqu’à annuler de la Littérature toute possibilité. Le Nouveau Roman ricardolien est pourtant, au plus lumineux de son formalisme acharné, en train de bientôt mourir.

1981, et l’avant-garde passe à l’arrière-plan. Ricardou ne voit pas son époque. Il habite un temps qui ne connaît de l’écriture que le Texte, sorte de statue improbable qui, hors du référent, reprend de chaque phrase le poème entêtant et la fait se détacher du monde. Car il y a une douleur d’écrire chez Ricardou : l’homme n’est pas que critique. Dès avant la théorie, l’homme a donné des romans, il est depuis 1961 chez Minuit le romancier de L’Observatoire de Cannes puis en 1965, couronné du prix Fénéon, La Prise/La Prose de Constantinople, romans qui bientôt deviennent des illustrations d’une théorie ou savent se donner comme d’infinis discours là où le récit vient à manquer. Ricardou le sait. Il n’ignore pas que l’écriture appartient au récit, que chez lui, comme chez d’autres, il est empêché. Barthes l’a pressenti qui a amorcé, dès 1973, le mouvement de bascule de la fin du 20e siècle, et trouvé le plaisir du texte. 1981, et Ricardou ne pressent pas la Vita Nova venir à lui. La matérialité du texte comme une muraille immobile se tient devant lui comme pour lui barrer la route. 1981, et le colloque de New York qui, devant rassembler les Nouveaux Romanciers présents à Cerisy dix ans plus tôt à la manière d’un anniversaire intrépide, tourne au fiasco, à la mésentente la plus ferme et tempétueuse et aboutit à la dissolution du colloque et à ce qu’il convient, historiquement, après le textualisme, le formalisme, l’existence d’un Texte hors de tout texte possible, de proclamer comme la fin du Nouveau Roman. Ricardou, chef d’un improbable parti, instituteur à la classe vidée, en est comme redevenu l’esseulé compagnon de route : l’anachorète et le moine triste. L’écriture poursuit sa route, elle connaît son aventure. Elle retrouve, de chacun le référent, de Simon qui ne l’a jamais quitté dans Les Géorgiques, de Duras qui ne l’a jamais quitté dans L’Amant, de Robbe-Grillet qui, dans un volte-face baroque, le redonne dans Le Miroir qui revient ou de Sarraute qui, dans Enfance, retrouve les tropismes liminaires du vivre.

Ricardou est alors comme suspendu et effacé à lui-même. Le Nouveau Roman, s’écrivant sans lui, ne l’intéresse dès lors guère. Il meurt à lui. L’homme qui était attentif au désir de voir venir l’œuvre, voulait provoquer son temps et voulait faire époque ne la fait que trop : l’aventurier du Nouveau Roman œuvre à un chapitre nouveau de sa vie dès 1985 mais un chapitre comme immobile, comme s’enfonçant avec méthode dans un au-delà du structuralisme qu’il a tant affectionné. L’homme du théâtre des métamorphoses ne mue pas dans ses idées. Lui qui n’a cessé de parler de lignes brisées et invaginées du récit poursuit une ligne droite et sèche, celle qu’il nomme la textique où, plus que jamais, il radicalise son approche du texte, demeurant peut-être l’unique textualiste, celui pris de la passion décidée du texte pour soi, en anachorète de textes fantômes. Il en va alors décidément du dernier Ricardou comme du Rancé de Chateaubriand mais un Rancé qui ne serait plus que pénitence et édification. L’homme a presque entièrement disparu derrière le travail, l’intense torture de la phrase. Il lie là encore son destin à Cerisy, y donne chaque année, avec une passion intransigeante et noble, son séminaire de textique où le structuralisme le dispute à l’OuLiPo, et à la toujours radicalité de la démarche qui vient vriller la matière de tout texte jusqu’à encore récemment donnant notamment à apercevoir, lui qui a fait de la rigueur d’une méthode la morale de tout critique, ses recherches dans Grivèlerie paru en 2012 aux Impressions Nouvelles où, par ailleurs, depuis quelques années, il assumait des fonctions éditoriales.

Ainsi, à l’heure de sa disparition dans cette même ville de Cannes qui, 84 ans plus tôt, l’avait vu naître, sans doute faut-il réévaluer avec vigueur l’héritage de Ricardou, dépasser les clivages d’époque, les radicalités avérées et aveuglées pour retrouver sa joie critique première, tenter d’apercevoir au cœur tu de chaque critique, de chaque texte, de chaque proposition de lecture, sa grande douleur d’écrire, concevant peut-être le texte critique comme l’intense discipline devant l’œuvre impossible à accomplir, et toujours reculée de celui qui, à tout prendre, a su être l’unique Nouveau Romancier jamais connu dans l’histoire de la Littérature. À Bernard Pivot qui l’invitait en 1978 sur le plateau d’Apostrophes et qui lui disait combien le Nouveau Roman était mort, Ricardou ironisait avec superbe dans une formule où, à la manière d’une épitaphe, Ricardou livrait alors sans le savoir le destin spectral de son œuvre critique :
« Le Nouveau Roman a toujours été mort. Chaque année on dit qu’il est mort mais il n’a jamais été aussi vivant. Et dans dix ans, il ne sera qu’encore plus vivant. » Formule qui pourrait le faire reprendre à son compte cette réflexion de Rancé sous laquelle se range désormais ses écrits : « Je ne suis plus que le temps. »