Des lucioles au fond des trous : Sinzo Aanza (Généalogie d’une banalité)

© Kiripi Katembo, Rester, Galerie MAGNIN-A, Paris (photographie de couverture de Généalogie d'une banalité)

« Notre antenne d’Elizabethville nous a fait parvenir des notes recueillies par la police et dont personne dans ce maudit quartier ne veut assumer d’être l’auteur. Ces notes vont être lues par notre consœur Sidonie Lutumba, Beauté Nationale, alias Black is Beautiful, alias Julia Roberts, alias Da Vinci Code. La lecture sans doute la plus longue de tous les temps, vu qu’elle va durer toute la journée, vous permettra de voyager à travers l’abomination du Bronx. N’ayez crainte, votre chaîne nationale a pris des précautions pour que personne n’ait la conscience citoyenne barbouillée ».

Le ton est donné : venez écouter à la radio l’émission spéciale qui durera toute une journée sur ce quartier du Bronx dont tout le monde parle ! Se relaieront à l’antenne des speakers qui liront les témoignages des habitants, et de l’« auteur inconnu » pour effectuer la « généalogie d’une banalité », d’un banal fait divers en définitive, qui affole les médias. Jusqu’au drame.

Quelques mots sur les faits. À Elizabethville alias Lubumbashi, dans le quartier du Bronx, une poignée d’habitants creuse. Ils creusent toute la journée pour chercher un peu de cuivre. Ils creusent aussi la nuit. Ils creusent sous leurs maisons. Ils creusent pour pouvoir, eux-aussi, profiter de la manne financière qu’est une ville minière, mais qui n’a jamais profité qu’aux autres – ces autres de l’autre côté du grand Caniveau, dans la ville propre où vivent aussi les Blancs. À leur tour, ces hommes revendiquent le droit de travailler, de pouvoir gagner un peu d’argent pour nourrir les enfants, et même d’en gagner un peu plus pour pouvoir le dépenser immédiatement. C’est à ce cercle infernal du consumérisme, de la débrouille, des désirs inassouvis – finalement de la banalité du monde contemporain, et du titre – que nous convie Sinzo Aanza pour son premier roman. Et l’on rentre dans la danse avec plaisir, qui nous mène de Lubumbashi à Kinshasa, pour suivre les histoires de ces «creuseurs» : Tutu Jean, Vieux Z, Kafka, le Cheminot, Belladone, Pako, Clothilde, Maureen… Tous racontent leur quotidien, leur envie de gagner plus pour agrémenter le quotidien, pour faire mieux que le voisin, pour envoyer les enfants à l’école, mais aussi pour se payer une prostituée, ou pour boire encore un peu.

Dans ce quartier abandonné par les hommes politiques, dans les marges de la ville, parmi les ordures, il faut bien se débrouiller, alors autant creuser. Le maître d’école, nommé Kafka, organise l’affaire, et le voyou Pako s’arrange pour trouver du cuivre, avec sa bande de petits voleurs des rues. Les voisins creusent. Et l’argent vient, et chacun y trouve son compte. Mais à Kinshasa, le gouvernement voit d’un mauvais œil ces carrières artisanales et ces filières de petits bandits, et pendant ce temps, les speakers relaient les discours politiques, creux, de courtisans avides d’un assentiment de leur maître qui ne vient pas. Dans ce flot de paroles radiophoniques sont charriés tout à la fois les souvenirs de la colonisation, des bribes de discours de Lumumba, des histoires d’enfants-sorciers, des expulsions menées aux bulldozers, des contrats passés avec les Chinois, des vols dans la nuit, des histoires d’amour, et surtout des terriers, nombreux, qui se croisent, s’arrêtent et reprennent leur route, tout comme les voix à la radio qui se relaient, de manière chorale, pour dire le chaos des rumeurs de la ville.

La vie et demiePolyphonique, flamboyant, et superbement cynique, Généalogie d’une banalité donne à entendre des multitudes de voix, entrecoupées des commentaires des employés de la radio, depuis Kinshasa. Les effets de collage entre ces différents discours créent des ruptures invariablement drôles, à l’instar de cette précaution oratoire, annonçant la première intervention du personnage du Cheminot : « Avertissement : Cet homme massacre laborieusement la langue de Molière. Prière de ne retenir que l’idée de ses phrases, et surtout, de bien vouloir éloigner les enfants en scolarité, pendant qu’il témoigne » (p. 73).

Dénonçant la colonisation, tout autant que les décolonisations, mais aussi l’inanité des discours politiques, la croyance en des faux prophètes, la violence contre les enfants accusés de sorcellerie, l’ultra-libéralisme, l’exploitation chinoise des ressources minières, ou encore le vol systématique des terres par les grandes multinationales, Sinzo Aanza dresse un portrait sans concession de la République Démocratique du Congo de Joseph Kabila. Dévorée par l’argent et le pouvoir, la ville enfle, gonfle, à la manière des personnages de dictateurs de Sony Labou Tansi, rongés par des hernies qui trahissent leur culpabilité autant que leur folie. D’une ironie mordante, l’écriture de Sinzo Aanza révèle aussi avec subtilité des portraits touchants de ces hommes et de ces femmes du Bronx, qui, tout en se haïssant, s’écrivent pourtant des poèmes, ou en récitent au bord du gouffre :

Flamme
Je suis mort à l’amour
Comme meurent les regards des autres
Noyés dans le sel
De nos larmes muettes (p. 236)

Né à Goma en 1990, Sinzo Aanza vit en République Démocratique du Congo, où il écrit et travaille. Il a publié, outre Généalogie d’une banalité, des textes et des nouvelles dans des revues (The Chimurenga Chronics, Gierik & NVT). De passage à Paris ce mois-ci, Sinzo Aanza nous a accordé un entretien sur son premier roman.

Puissamment choral, Généalogie d’une banalité fait disparaître son auteur dès le départ, puisque le speaker annonce que « personne ne veut assumer être l’auteur » des textes qu’il va lire. Vous avez donc réussi à vous faire disparaître derrière des multitudes voix radiophoniques, et ce dès la première page de votre texte. L’oralité a, en quelque sorte, tué le masque de l’auteur : pourquoi un tel remplacement, dès l’initiale ?

Sinzo Aanza : À côté de ce roman, je travaillais sur un projet de radio et de textes littéraires. Lorsque j’ai commencé à écrire Généalogie, c’était la parole qui m’intéressait. J’ai écrit ce roman au départ comme quelque chose d’oral, cette dimension était très importante pour moi. Et donc l’idée, c’était de publier dans une maison d’édition catholique au Congo, de diffuser comme on peut à travers le pays, et puis de faire également cet exercice de radio et de lire ces textes. Mais l’idée des personnages de radio, c’est venu beaucoup plus tard dans l’écriture, cette idée de les faire passer à la radio. Le Congo est un pays très centralisé : quoi qu’il se passe dans n’importe quel coin du pays, cela se rapporte plus ou moins à un certain bureau de l’administration centrale. Et donc j’ai voulu mettre en regard ce quartier-là et la capitale, Kinshasa. Évidemment le décalage, se situait notamment au niveau de la perception des évènements – du langage –, et je voulais notamment confier le discours de ces personnages qui sont dans ce quartier (et c’est là que je dirais que j’ai fait un travail littéraire), en travaillant les témoignages des habitants qui vivaient dans le Bronx. Donc j’ai voulu soumettre cela, dans le texte, à l’arbitraire du pouvoir, et pas seulement des pouvoirs, je dirais même à la bêtise du sujet politique, de tout sujet politique, et qui est en fait la plupart du temps un discours de courtisan ! Dans notre pays par exemple, Joseph Kabila ne s’exprime que très peu, il n’est pas très loquace, et donc on a toute une palette d’hommes politiques autour de lui qui prennent la parole en public, et qui, en fait, s’expriment visiblement dans une sorte de crainte. Ce sont des courtisans qui ne savent pas trop ce que veut le chef.

C’est dans le propos des speakers, cette bêtise, que je voulais mettre en relation avec un sujet plutôt banal : pour moi la banalité, c’est la recherche de confort des habitants de ce quartier. Ils sont dans une ville où tout tourne autour de l’argent, même l’argent facile.

Au début, le roman était encore plus chaotique, on a supprimé un certain nombre de personnages avec mon éditeur. Mais en tous cas, c’est comme ça que j’avais conçu le roman au départ, je voulais ce texte comme un texte cacophonique : tout comme la ville dans laquelle se passe l’histoire – je voulais reproduire ça dans le texte.

Il y a eu une histoire similaire dans une ville qui s’appelle Kolwezi, près de Lubumbashi, où des gens ont creusé dans leur quartier, et le quartier c’est effondré. Mais ce n’était pas un quartier pauvre comme ici, c’était plutôt un quartier de type résidentiel comme on dit au Congo, c’est-à-dire de la classe moyenne. C’était un fait divers qui m’a servi dans l’écriture, autour de cette ville-capharnaüm. Au Katanga, les gens viennent de partout et parlent toutes les langues : ils sont attirés par les promesses de la ville.

On sent bien qu’il y a un désordre, appelé en tous cas comme tel par l’État, mais Kafka réussit pourtant à construire autour de lui une communauté. Peu importe que ces habitants réussissent ou non, et peu importe en définitive d’où vient le cuivre : il y a quelque chose qui se passe entre eux, à partir du chaos. Comme dans Le chercheur d’or de Le Clézio, il y a un désir puissant qui les porte vers un au-delà d’eux-mêmes, et Kafka réussit à canaliser cette cacophonie qui est très forte au début du roman, et qui s’unifie après par la suite.

Le chercheur d'or

Oui, mais Kafka arrive à embrigader les gens non pas forcément parce qu’il est maître d’école, mais surtout parce qu’il propose des clients pour le cuivre. Le personnage devient intéressant à partir du moment où il a un client. Ce qui intéresse les gens, c’est de faire du bénéfice, et lui est perçu comme la personne qui pourra parler la langue des autres. Ce ne sont pas ses compétences d’enseignant, c’est plutôt qu’il parle la langue des gens qui ont l’argent, et donc on lui confie tout et c’est lui qui négociera pour eux.

L’un des personnages qui m’a le plus marquée, c’est cette petit fille qui grandit depuis les marges : Belladone. Elle est la marge par excellence, on ne sait pas d’où elle vient, elle est une enfant trouvée, et elle concentre toutes les haines du quartier : elle est une « petite fille qui passait pour l’enveloppe charnelle d’une odieuse malédiction. Les jours coulaient comme une rivière accidentée et l’enveloppe s’enjolivait. (…) Conscients qu’elle portait la malédiction en elle, les gens se mirent pourtant à la désirer, ils la possédaient à tour de rôle, ils s’échangeaient la malédiction de sa biologie que chacun aurait voulu, dans une ultime saute d’égoïsme, garder pour lui seul, le coffret était tellement beau qu’on en acceptait volontiers de mourir » (p. 272) En prenant sur elle toutes ces haines, elle en devient extrêmement désirable et désirante aussi : elle est un foyer de désirs contradictoires, et elle incarne en même temps une certaine libération du corps de la femme. À la fin du roman, elle devient « Dieu des fourmis » (p. 273) et de la fourmilière qu’est le Bronx dans une sorte d’apothéose, au moment où le quartier, à l’inverse, s’effondre. Que figure cette jeune femme que tout le monde désire et déteste à la fois ?

Le personnage de Belladone pour moi, c’est justement le désir. Le désir dans la plupart des sociétés est quelque chose dont on se méfie, et que l’on essaie de repousser, de comprimer du mieux qu’on peut. C’est un personnage-oxymore : à la fois la beauté et la laideur de la quête-même de tous ces gens-là. C’est ce qu’on appelle les enfants sorciers au Congo, qui sont accusés de sorcellerie parce qu’ils sont en réalités désirés par ceux-là mêmes qui les ont adoptés et recueillis. L’idée de faire du personnage de Belladone le symbole de ce désir d’un quartier m’a plu parce que les enfants sorciers n’est pas une réalité très présente à Lubumbashi, mais par contre à Kinshasa, oui. Le personnage de Belladone est un personnage à partir duquel je voulais capter à la fois le désir et la répulsion dans le rapport à l’argent, au confort. Parce qu’il y a au Congo, et ailleurs, dans le rapport à l’accumulation, comme un malaise, avec la grande tradition chrétienne qui vient de la colonisation. C’est quand même incompatible – l’accumulation de richesses et la foi – et les gens sont alors paralysés par des exigences contradictoires : ce personnage devait incarner cela. C’est une fille qui est métisse, et dans le Katanga justement, ils étaient perçus comme des objets de désir qui ont paradoxalement été longtemps rejetés, parce qu’ils n’étaient ni tout à fait Noirs ni tout à fait Blancs, et qu’ils étaient dans une certaine marge. Et en même temps, ils ont été construits et perçus comme des personnages de désir.

Noir et Blanc, pourtant, sont des notions assez relatives dans le roman : « il y avait des Noirs ou des métis si raffinés qu’on avait la conviction qu’ils avaient arrêté d’être des Noirs » (p. 155). On peut devenir Noir ou Blanc en fonction de la manière dont le statut social change, et surtout dont les perceptions de ce statut changent. À ce propos, Joseph Tonda montre, dans L’impéralisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, comment les notions de « Noir » et « Blanc » sont des fantasmes construits (et éblouissants). Il y a du blanchiment et du noircissement des personnages dans le roman, et les personnages des métis se retrouvent dans des situations intenables, avec des fantasmes autour d’eux tout à fait contradictoires. Ce qui rassemble tous les personnages en revanche, c’est leur exil géographique : ils sont aux marges de la ville, de l’autre côté d’un « grand Caniveau », inondé régulièrement d’ordures, qui les sépare du reste d’Elizabethville. Comment donnez-vous voix à ces marges ? Comment penser le rapport de l’écriture aux marges en général, et aux restes qu’ils soient géographiques, corporels, écologiques, et comment est-ce que cela germe, aussi, dans le même mouvement ?

Je me considère quand même comme quelqu’un de la marge : je viens d’un pays où la littérature, ça ne dit pas grand chose aux gens. En ce sens, je suis marginal. Après, ce qui m’intéresse dans les restes, les ordures, c’est qu’ils supposent une présence absente : cela parle de quelque chose qui a eu lieu, et qui a laissé une trace, et ces traces sont autant de débuts de récits. Le Caniveau par exemple, c’est une démarcation entre les deux villes, mais c’est aussi toute une histoire de ces deux villes, que l’on peut remonter et raconter justement à partir de là. Le quartier de la marge et de la grande ville se disent à partir de ce Caniveau, dans lequel se trouvent les restes de tout le monde, où tout se confond et se rejoint là dedans et coule ensemble : c’est cette symbolique-là qui permet de raconter l’histoire des deux ensemble. J’ai trouvé symboliquement très fort de raconter l’histoire de la confrontation des deux espaces dans ce moment où les deux se rencontrent.

Survivance des lucioles

Celui qui traverse les deux espaces pour venir piller la ville, c’est Pako, ce voyou génial, qui arrive à apporter la lumière, comme Prométhée, en se branchant au réseau électrique du stade. À la fin du roman, il est associé aux lucioles qui survolent le quartier. Ce moment de « survivance des lucioles » et de survivance de l’espoir tandis que la violence d’État éteint les possibilités d’emplois dans ces quartiers, Pako avec sa débrouille arrive à reconstruire et à bricoler d’autres voies d’avenirs pour les habitants, en écoulant son cuivre volé dans les carrières : « De cette façon, Pako ramenait la lumière de la luciole sur la tête de qui il voulait, en disant : « C’est toi qui vas vivre ». Il fallait espérer le passage d’autres lucioles à ceux qui étaient restés tapis dans la mort, une pluie de lucioles qu’on n’aurait qu’à happer pour construire sa vie avec plusieurs vies, avec plusieurs possibilités de vie, et on tapait dans la terre pour rappeler les lucioles, on les lutinait dans les mouvements multiples des houes, des binettes, des pioches, des bêches et des petits seaux attachés à une corde qui remontaient de la terre retournée » (p. 269). Comment ce personnage est-il construit, à la fois comme rebelle et comme bienfaiteur, comme brigand terrible et comme petit génie ?

Pako, c’est un personnage assez banal dans les littératures sur les quartiers comme ça. Dans la vie aussi. Il y a souvent des personnages comme lui. Sauf que, et c’est ce qui m’a intéressé dans le personnage de Pako, c’est lui qui sème le destin et l’argent dans le quartier : et il le fait de manière aléatoire. Il s’en moque, lui. Ce qu’il veut, c’est faire perdurer l’aventure. Et puis c’est un voyou, tant qu’il gagne de l’argent, avec des petites quantités de métal qu’il a volées je ne sais où, pour lui le plus important, c’est par la suite que ça lui rapporte et que l’aventure continue. Pour moi, c’était aussi le décalage entre la réalité et la foi – ce qui peut être perçu comme la foi – et donc avec cette réalité par-delà la foi. Des gens reçoivent ces métaux-là et cela change leurs vies, et à côté il y a cet homme-là qui est un voyou qui n’en a rien à faire de savoir comment ça tombe et sur qui ça tombe : ce ne sont pas des calculs bienveillants – un peu comme Dieu pourrait ne pas faire de calculs bienveillants pour les gens. Et donc ce qui m’intéressait, c’était aussi que les lucioles se posent sur la tête de tel ou de tel autre personne : c’est le décalage entre la réalité, le hasard et le destin.

Sinzo Aanza, Généalogie d’une banalité, éditions Vents d’ailleurs, 2015, 298 p., 18 €