Identité et (science)fiction : La Justice de lʼancillaire dʼAnn Leckie

Ann Leckie, La Justice de l'ancillaire (détail couverture © J'ai Lu)

Sur le chemin d’une taverne, Breq trouve une personne à demi-morte gisant dans la neige. Breq la reconnaît : c’est un ancien militaire qu’il a connu il y a longtemps, Seivarden. Le narrateur décide de le recueillir pour le sauver d’une mort certaine, bien que s’encombrer d’une telle personne risque de l’entraver dans sa quête. Breq nʼest en effet pas sur cette planète par hasard : il est sur la piste d’une personne qui peut lui procurer un objet rare, précieux, et surtout extrêmement dangereux.
C’est ainsi que commence La Justice de lʼancillaire, premier tome d’une trilogie de science-fiction, paru en 2013 et couronné en 2014 de la plupart des prix du genre dans le monde anglo-saxon. Par Samuel Minne

51fearKC3QL._SX326_BO1,204,203,200_Avec habileté, le roman inscrit une histoire de vengeance dans un contexte social et politique, et même anthropologique, finement décrit par petites touches. En ce sens, la trilogie s »inscrit dans la lignée de toute une tradition du space opera, illustrée entre autres par Frank Herbert (Dune), Ursula Le Guin (L’Ekumen) ou Iain M. Banks (La Culture). Le Radch est à la fois une société très hiérarchisée, et un empire aux idéaux de progrès qu’il impose sans pitié aux mondes qu’il découvre – sauf à ceux qui sont plus puissants que lui. Ces deux composantes de verticalité sociale et de vocation colonisatrice n’échappent pas à certains personnages, critiques envers leurs propre société : « Quand tu grandis en sachant que tu mérites d’être au sommet, que les maisons secondaires existent pour servir le glorieux destin de ta Maison, tu considères de telles choses comme acquises. On naît en supposant que quelqu’une dʼautre assumera le coût de ton existence. C’est simplement l’ordre naturel des choses. Ce qui arrive au cours de l’annexion… C’est une différence de degré, pas de nature ».

La naturalité du social est ainsi dénoncée, exhibée, comme injustice fondamentale mais tue, dissimulée pour être acceptée et assumée comme une évidence par l’élite dirigeante au premier chef, et par les peuples annexés de même. Le poids d’un éthos aristocratique, d’une morale d’inspiration religieuse ou l’obsession pour le thé trahissent cependant de manière évidente des références bien terriennes aux empires chinois ou britanniques.

Alors qu’une personne attachée aux valeurs du Radch (justice, convenance, avantage) s’indigne des répressions sanglantes infligées par l’empire pour lequel elle combat, une autre lui montre, non sans cynisme, la duplicité et le caractère paradoxal de cet idéal : « Imaginez toute votre vie orientée vers la conquête, vers l’expansion de l’espace radchaaïe. Vous voyez, vous, des meurtres et de la destruction à une échelle inimaginable, mais ils voient une progression de la Justice et de la Convenance, de l’Avantage pour l’univers. La mort et la destruction ne sont que d’inévitables sous-produits de ce Bien unique et suprême ».

L’hypocrisie qui se cache derrière les discours civilisateurs, légitimant la répression et autres « dommages collatéraux », n’est pas seulement une vision du monde et un modèle de société. C’est aussi le soubassement des éléments de science-fiction du récit (les innovations technologiques). Enfin, c’est un élément majeur de l’intrigue, qui contribue dans une mesure, et non des moindres, à motiver la narration.

En effet, pour cette mission impérialiste sous couverture humanitaire, quʼil mène depuis des millénaires, le Radch a recours aussi bien à des équipages humains qu’à des intelligences artificielles. L’originalité de ces IA ici est qu’elles s’incarnent dans des corps humains, issus de peuples « annexés » : les ancillaires. Ces corps vidés de leur personnalité originelle contiennent donc tous le même esprit, celui d’un ordinateur. Ils servent dans une belle unité aussi bien à diriger un vaisseau qu’à maintenir l’ordre. Si les membres du Radch sont soumis à une forte idéologie de respect de l’autorité et des valeurs militaires, en tant qu’humains, ils restent capables de libre-arbitre. Les ancillaires, eux, ne peuvent qu’obéir aux ordres sans même penser à les contester.

Tout en se faisant passer pour un humain étranger qui visite le monde du Radch, Breq est en fait tout autre. Son rôle de narrateur le démasque au lecteur : il respecte en effet une particularité linguistique de ses anciens maîtres radchaaïs. Dans leur société, c’est le féminin qui désigne toute personne, quel que soit son sexe. Si les noms de fonctions et de titres restent dans le texte français au masculin, ils sont en fait accordés au féminin, ce qui vaut des expressions comme « la grande prêtre », « la citoyen », « la première inspecteur ». Déroutante au premier abord, car agrammaticale dans notre langue, cette pratique langagière brouille le genre des personnes. Ce n’est alors qu’au détour d’un événement ou à la faveur d’un détail que se dévoile le sexe d’un personnage. Le procédé désoriente ainsi notre perception sociale : les femmes ne sont plus « le deuxième sexe » dénoncé par Simone de Beauvoir, et les hommes sont d’abord présumés être des femmes avant de s’avérer de l’autre sexe. Ann Leckie reprend à son compte toute une réflexion féministe sur le langage en l’appliquant à la fiction. Ce faisant, à rebours du féminisme différentialiste, elle démontre le caractère construit du genre dans le langage. Les chefs militaires peuvent aussi bien être des femmes que des hommes, des personnages particulièrement dénués d’états d’âme, cruels et impitoyables, se révèlent être des femmes, et ainsi de suite. Plusieurs présupposés attachés à un sexe sont ainsi déconstruits. Aucune essence n’est attachée au genre.

De telles expérimentations ne sont pas entièrement neuves, ni étrangères à la littérature française. Dès 1969, le roman Les Guérillères de Monique Wittig prenait pour paradigme et personnage principal le pronom féminin pluriel « elles ». Pour La Justice de lʼancillaire, le texte original joue plus facilement de cet effacement du genre, que l »anglais ne marque que dans les pronoms personnels. Pour une langue aussi riche en marques des deux genres que le français, le traducteur, Patrick Marcel, a dû restituer les néologismes, prendre les décisions grammaticales qui s »imposaient et sʼy tenir rigoureusement. S »agissant de jouer le rôle de passeur entre deux langues aussi dissemblables sur ce cas précis, le traducteur est de toute façon souverain dans ses choix, tant qu »ils ne perdent jamais en cohérence.

Dans ce système grammatical, Breq a étrangement du mal à deviner le sexe de ses interlocuteurs, et doit louvoyer entre les usages locaux et le féminin universel radchaaï pour ne pas trahir cette méconnaissance. Plus révélateur : il se désigne toujours au masculin. Parce qu’il n’est pas humain. Il n’est qu’un ancillaire, le dernier corps rescapé d’une trahison dont il veut se venger en trouvant le moyen d’en abattre le responsable. Dans le récit qu’il fait d’un complot à étages, il n’était alors qu’un esclave impassible, sans volonté propre. Mais une individualité a commencé à naître.

1507-1Unique survivant d’un être aux corps multiples, Breq est confronté à l’unicité inhabituelle de son corps et aux particularités nouvelles de son identité, qui ne faisaient que dormir, en germe, et surtout qui lui apportent un libre-arbitre dont il avait cependant déjà fait preuve auparavant. Cela l’amène à s’interroger sur la notion même d’identité : « Ou l’identité de chacun n’est-elle qu’une affaire de fragments liés ensemble par une narration commode ou utile qui, en des circonstances ordinaires, ne se révèle jamais comme une fiction ? Mais est-ce réellement une fiction ? (…) Cela rend l’histoire difficile à transmettre. Parce que, toujours, « je » restais moi, unitaire, une seule chose, et pourtant, j’agissais contre moi, contrairement à mes intérêts et à mes désirs, parfois en secret, m’abusant sur ce que je savais et faisais ».

L’identité n’est-elle finalement autre chose qu’une fiction qui se crée au fur et à mesure, le long de la vie, que l’on soit un être humain ou une intelligence artificielle riche d’une expérience de plusieurs siècles et affectée par un traumatisme qui a fait naître en elle le dilemme moral ? C’est aussi un clin-d’œil métanarratif au statut de fiction du roman lui-même. Haletante histoire de vengeance sur fond d’intrigue politique, La Justice de l’ancillaire porte aussi une réflexion amère sur le double discours des sociétés dominantes, mène une expérimentation troublante de perception sociale du genre par ses choix linguistiques, tout en mettant en abyme son propre caractère fictionnel.

Ann Leckie, La Justice de l’ancillaire, traduit de l’américain par Patrick Marcel, éditions J’ai lu, « Nouveaux Millénaires », 2015, 443 p., 20 €