Tribune : Un peuple qui scintille

Nous qui nous rassemblons sur la Place des Innocents ce soir, nous sommes libres. Libres, nous choisissons de nous affirmer en tant que minorités en France à un moment où cette affirmation fière est plus que jamais nécessaire. Nous nous rassemblons ici ce soir, sur la place des Innocents, contre un monde qui s’acharne à nous effacer. Et pour nous imposer, nous avons besoin les uns et les unes des autres.

Vous pouvez appeler nos coconstructions de plusieurs noms : autonomie, interdépendance, amour. C’est une vieille histoire. Ça remonte à Compton’s Cafeteria il y a cinquante ans, à San Francisco, une histoire de trans et de travs et de prostituées. Et puis il y a 47 ans jour pour jour, il y a cette histoire de Stonewall qui a fait courir beaucoup de bruit. On dit que c’est là où les gays se sont libérés, alors les gays en parlent et s’en gaussent et oublient souvent que c’était seulement grâce aux trans et aux travs et aux puerto-ricains que ce soir-là, en 1969, la clientèle du bar a décidé de passer à l’acte dans la résistance contre les policiers qui étaient venus pour les amener au poste. Simplement parce qu’ils se rassemblaient pour boire un verre ensemble avec des gens qui les comprenaient. Alors quand la police descend, ça fait chier. On se demande ce qu’on a fait de mal. Pourquoi on tente de criminaliser notre désir d’être ensemble. Et quand on se connaît bien, quand on sait comment on travaille ensemble, comment on aime, on a envie de protéger ça. Et on passe à la résistance pour le défendre.

A ce que j’ai lu, c’est ce qui risque de se passer cet été à Notre-Dame-des-Landes. Là-bas, il y a des gens qui se sont organisés pour défendre quelques bouts de terre contre le projet de construire un aéroport. « Un besoin d’opposition qu’ils ne trouvaient nulle part », aujourd’hui de nouveau en péril. Les hommes et les femmes là-bas, sur la ZAD, ont récemment sorti un livre qui s’appelle Contrées. Pour eux et elles, une contrée, c’est quelque part où le peuple ne se dit qu’au pluriel. C’est un peuple, et je les cite, « qui paraît émerger soudainement de tous les pores de la normalité », un peuple qui se dresse, debout, contre tous ceux qui prétendent nous gouverner. Radicalement, en travaillant les racines de leurs quelques bouts de terre, ils cultivent une aire qui leur permet de travailler à l’encontre de tout paradigme d’un peuple qui s’érige contre un sang venu d’ailleurs. Plutôt que de sang, dans les ZAD, on aime parler d’un peuple pluriel qui scintille.

Scintiller : c’est un beau verbe pour dire ce que nous faisons ce soir, dans des circonstances complètement improbables. Un état d’urgence déclaré depuis de longs mois, parce qu’on croit que c’est plus facile de gérer un peuple que ça ne l’est de lui répondre. Et surtout quand il est aussi pluriel que nous le sommes : Lesbienne, Gay, Bi, Trans, Queer et Intersexe. Entre ces différentes identités se tient parfois quelque chose, quelque chose qui « paraît émerger soudainement de tous les pores de la normalité ». Quelque chose qui est la liberté de nous rassembler comme on l’entend pour mener des combats plus que jamais nécessaires aujourd’hui. Nous nous cocomposons en tant qu’êtres de frontière, pour citer quelques expressions d’Achille Mbembe. Frontières où nous nous devons de tenir aujourd’hui. Monsieur Hollande, Monsieur Valls, vous pouvez insister autant que vous voudrez à cantonner nos manifestations et à réprimer les joies de nos combats. Il n’y a rien de criminel à vouloir rompre avec le monde d’un capitalisme financier dévastateur pour nos vies. Vous n’arriverez pas à faire taire le mouvement en France qui est en train de s’élargir, de se redessiner, de construire ses fronts : contre le racisme, contre l’expulsion des migrants, contre l’homophobie et la transphobie, contre la violence de l’état sous toutes ses formes, contre la destruction de notre planète et pour la construction d’une autre Europe, pour nos libertés civiles. Vous vous gaussez d’une loi que vous nous aurez offerte, une des seules progressistes de votre mandat, pour que nous puissions nous marier et élever des enfants, gérer nos propriétés. Ce droit nous était dû, et depuis longtemps, pour que nous puissions organiser nos vies et nos amours et vivre dans la paix. Or, que voyons-nous maintenant que ce droit, incomplet, sans la PMA pour les lesbiennes et sans même parler de la GPA, nous est acquis ? Nous voyons l’imposition apparemment sans faille d’un ordre qui feint de ne pas comprendre, de ne pas voir même, les alliances qui permettent à nos vies de persister dans leur mode d’existence, celui que nous bricolons pour survivre dans différentes situations de précarité aux conditions parfois extrêmes.

Vivre dans la paix, c’est ce que cherchaient à faire ensemble les latinos qui sont morts récemment à Orlando. Pour le faire, ils et elles s’étaient rassemblées dans une boîte de nuit, le Pulse, pour célébrer d’autres noces que le mariage—celles des rires, de la danse, de la chair en sueur. Nous connaissons chacun et chacune des soirées de la sorte, des soirées où on se découvre ensemble, libres et égaux, peuple en quelque sorte. Le malheur d’Orlando, c’était de voir une belle instance de ce peuple minoritaire, trop rare à se former de nos jours difficiles, atteinte par une vulnérabilité qu’on croyait d’un autre temps, qui nous rend vulnérables aux vents de l’histoire. Depuis longtemps, ces vents ont soufflé depuis les États-Unis, pays que j’ai quitté il y a vingt-trois ans et dont la politique néo-libérale produit des tueurs tels celui d’Orlando—désorienté, susceptible à la haine de soi, avec un accès très facile aux armes. En France, nous avons l’intelligence d’être interdits de porter des armes. Nous exprimons donc nos violences autrement. « Casseurs » disent les médias, sans rien reconnaître de notre très grande retenue. A la manifestation du 1er mai, d’habitude, on en est aux familles et aux fleurs. Cette année j’y ai retrouvé des copines dans la nasse près du carré de tête. « Toutes des casseuses » criions-nous à contre-courant, rejoignant à notre façon la belle solidarité qui a pu s’exprimer ce jour-là entre les syndicats et le peuple dans la rue de Paris. Mais c’était pour rire. Ce jour-là, et les jours suivants aussi, nous n’avons rien cassé, ou si peu.

Vous ne pouvez plus l’ignorer maintenant, et vous ne le pourrez pas plus à l’avenir : c’est la coconstruction du monde qui nous intéresse. Avec les migrant.e.s, avec les habitants des quartiers aussi. Avec les people of color aux États-Unis et en France, lorsqu’ils et elles s’organisent contre la violence policière qui les frappe encore trop souvent dans leur intimité. Avec les grecs, lorsqu’ils et elles livrent un combat exemplaire contre les institutions de l’Europe néo-libéral mais aussi lorsqu’ils s’organisent pour continuer à accueillir beaucoup plus de migrant.e.s que nous n’avons été capables de le faire en France. Soyons donc fières de nos liens de la nuit, quasi-invisibles, qui ne se voient que lorsqu’ils se savent plusieurs, divers, interminoritaires, penchés d’un côté du pouvoir qui refuse de se compromettre, visibles par éclats aux frontières d’un monde que, pas à pas, nos combats amènent à la lumière du jour. La traduction des alliances entre queers, êtres curieux comme j’ai appris à nous appeler, dans la forme socialement consacrée du mariage, ne rend justice ni à l’énergie de ce qu’il y a de meilleur dans nos cultures, ni à la diversité de nos formes. Pire, elle sape cette énergie et nous rend encore plus vulnérables à la violence comme celle qui a déferlé à Orlando mais aussi celle qui sourd dans nos vies intimes. Les femmes des banlieues de France en savent quelque chose, les pédés aussi, et surtout ceux, beaucoup trop nombreux, qui répondent aux sirènes de l’extrême droite, oubliant ainsi des pans entiers de l’histoire de notre minorité curieuse et ses rapports avec celle des autres minorités, nombreuses et diverses, en France, en Europe et dans le monde. Contre ces forces obscures, continuons à nous armer de nos paroles. Continuons à les relier à nos actes. Résistons ! Et ce soir, faisons la fête. A nos combats futurs.

William B. Caroline
Texte lu lors de la Pride de Nuit qui a eu lieu à Paris le 28 avril 2016

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