Éviction des migrants : Calais, février 2016

© Philippe Bazin Calais

L’événement a eu lieu, et il a suffi qu’il ait eu lieu. La pensée qui s’est ouvert un chemin à ce moment-là, à distance des mots et dans la chaleur de la vie, on cherche à la réduire, à la rentrer dans ce qui nous sert de culture journalistique, politique ou savante, à l’y ramener en usant d’artifices, des procédés mécaniques du jargon d’expert et même de la rhétorique et du style. Imaginez donc qu’ainsi, une volonté tout autant brutale que bornée retourne le souffle par lequel la vie s’est exprimée, le met sens dessus dessous, le filtre, le neutralise et le traduit en un ensemble de besoins à satisfaire quand elle n’en donne pas l’image d’envies qui rongent ou de caprices irrépressibles. On fait gicler son sang à l’événement, lorsqu’on impose l’équation qui fait du débordement naturel de la vie, c’est-à-dire d’un excédent, une triste et plate affaire de besoin et donc de manque. Besoin d’emploi, d’espace vert, d’autorité, dit-on avec assurance. Mais si la vie passe aussi par la satisfaction de besoins qui donnent accès à un espace aménagé et encadré par l’institution, rien n’autorise son confinement à cet horizon-là. Une telle réduction est encore l’expression de la rupture entre les choses et leur nomination, leur symbolisation, leur signification, rupture à partir de laquelle se fécondent les futures suffocations de la vie entraînant inlassablement son lot de désolation. Observons bien à quelle prescription est ordonnancée la vie : les gestes, les mouvements ou même les cris ne seraient pas valables s’ils n’étaient imprégnés des paroles dictées, s’ils ne s’imbibaient des modèles d’existence proposés. Le retournement autoritaire et effronté tente de vider de ses forces la vie quand il est naturel à celle-ci d’éviter les mots que l’on agite et qui blessent. Et l’agitation est d’autant plus grande que l’événement s’effectue sur un autre plan, qui ne les contredit pas – ce qui serait encore une manière d’en tenir compte –, mais les ignore parce qu’il est dans sa nature de contourner les obstacles, de passer par en dessous, en échappant aux dimensions constitutives de l’espace qui les contient. Disons les choses d’un trait : le fait que de la vie soit produite à distance des signes communs, des mots communs, de la représentation commune, est reçu comme une provocation.

Sidi Mohamed Barkat, « Les Feux élémentaires », revue Lignes n°29, 2005

Philippe Bazin Calais
© Philippe Bazin Calais