Norman Mailer : Le Chant du bourreau (1Book1Day)

17 janvier 1977. Gary Gilmore est exécuté, pour un double meurtre commis « de sang froid » en juillet 1976. Il se rêvait « gangster pour bousculer les gens », admirait Gary Cooper et Johnny Cash. L’Amérique a été fascinée par ce criminel hors du commun qui exige son exécution, refuse de faire appel, interroge la célébrité paradoxale que lui confèrent les médias, l’utilise pour confronter son pays à ses propres contractions, à l’échec de son système répressif. Norman Mailer en fait le sujet central de son roman, Le Chant du bourreau, The Executioner’s Song, publié en 1979, couronné par le prix Pulitzer.


Le Chant du bourreau
est une des œuvres phare de ce genre littéraire américain appelé New Journalism. Ni un document ni tout à fait un roman, un travail très particulier sur la fiction dans sa puissance à rendre le réel, le mettre en perspective, à en exploiter les détails. Dans ce texte fleuve (près de 1300 pages), Mailer sonde, retranscrit, exploite un matériel énorme, explicitant sa méthode dans le chapitre qui clôt le roman (« en guise de postface ») :

« Ce livre fait de son mieux pour être un récit fondé sur des faits et des activités de Gary Gilmore et des hommes et des femmes qui l’ont connu dans la période du 9 avril 1976, où il a été libéré du pénitencier de Marion, dans l’Illinois, jusqu’à son exécution, neuf mois plus tard à la prison de l’État de l’Utah. (…) Le récit est aussi exact que possible (…), un récit fondé sur les faits – cette histoire vraie d’une vie, j’ose le dire (…) – comme s’il s’agissait d’un roman ».

Le fait divers devient roman. Corrosif. D’une écriture froide, objective, clinique, documentaire, il ne délivre pas d’interprétation directe, n’impose pas un sens, mais interroge les limites de la biographie et de la fiction, du lyrisme (le titre, les poèmes, les lettres de Gilmore ou Nicole) et le réalisme. Le roman se nourrit de trois années d’enquête, quinze mille pages de notes, de témoignages, d’interviews (une centaine), de comptes-rendus d’audiences, de supports divers, insérés dans le récit (poèmes, lettres, articles de journaux).

La personnalité de Gilmore se dessine peu à peu, s’impose, irradie véritablement, Mailer faisant de son antihéros le symbole complexe et polyphonique d’une certaine Amérique, de son rapport ambigu à la violence, à la peine de mort, au châtiment et à la rédemption. Le but avoué de Mailer, souligné dès les premières pages du roman, rappelé sous forme de références ironiques, est de surpasser le chef d’œuvre de Truman Capote, De sang froid. Gilmore en est le prétexte et l’incarnation. Homme d’une intelligence et d’une culture supérieures à la moyenne, il passe une grande partie de sa vie derrière les barreaux, à la fois victime et agent de son destin :

« De temps en temps, Gary faisait observer qu’ayant passé tant de temps en prison, il avait plus l’impression d’être la victime que l’homme qui avait commis le forfait ».

« Si on faisait le total, il estimait que l’un dans l’autre il avait passé, enfermé, dix-huit de ses vingt et une dernières années ».

Longtemps, Gilmore vole. Des cartons de bière dans les supermarchés, des voitures. Il se soûle, se bat. Il finit par tuer, alors qu’il est en liberté conditionnelle, le caissier d’une station-service puis un employé de motel. La violence est permanente. Celle que la société lui impose (maisons de correction, médicaments, asiles), celle qu’il représente (« Tout ce que peignait Gary était net comme un coup de rasoir »), celle de ses relations aux autres, en particulier à la femme qu’il aime, qui finit par le quitter, « il y avait entre eux un silence à couper au couteau » : « Est-ce qu’ils pourraient se voir ? demanda-t-il. Elle répondit qu’elle ne le pensait pas. L’un d’eux risquerait de tuer l’autre ». Gilmore voudrait rentrer dans la norme, boire moins, oublier les cartons de bière, les larcins. Il travaille, galère pour gagner quelques maigres dollars. Comme il le dira après son arrestation, en guise d’explication, « je n’arrive pas à suivre la vie ».

Tout bascule lorsque Nicole le quitte, Gilmore tue deux hommes, sans raison, de sang froid. Une des grandes interrogations qui traverse le roman est le pourquoi de ces meurtres : enchaînement fatal des petits aux grands forfaits en un Bildungsroman du crime qui prend des allures de descente aux enfers ? Conséquence tragique d’une éducation, d’une vie passée entre maisons de redressement, prisons et cliniques psychiatriques ?
Influence des médicaments administrés en prison et des effets secondaires de la prolixine, « une incarcération à l’intérieur de l’incarcération » ?
Instinct de mort ?
Désespoir et mal de vivre alors que Gilmore vient de rompre avec Nicole Barrett, l’autre immense personnage du livre, femme-enfant et femme fatale, muse démente, Marilyn de l’Ouest déshérité et mormon, une « fille qui avait l’air de sortir d’un roman de science fiction » ?

Car là est l’autre pan de ce roman, comme le souligne son sous-titre, « une histoire d’amour américaine », étrangement absent de la réédition du livre chez Pavillons Poche : la passion qui unit Gary et Nicole, faite de sexe, de coups, de rupture et de retour, puis de lettres, lyriques, enflammées, sublimes, quand les amants sont séparés (Gary dans le couloir de la mort, Nicole dans un asile). Leur histoire est celle d’une double tentative de suicide simultanée, de ruptures, de retrouvailles après l’arrestation de Gary, d’une passion qui se proclame plus forte que la société, plus forte que la mort.

Le Chant du bourreau est un roman singulier, d’une force et d’une tension quasi hypnotique. Une immense galerie de portraits, une comédie humaine en un volume, un roman social, un roman politique, un roman d’amour. Un roman de morts. Celles provoquées par Gilmore, celle que la société lui impose en retour. Gilmore choisit d’être fusillé. La scène de son exécution, dans les derniers chapitres du roman, celle de sa crémation, ensuite, sont magistrales. Dans un entre-deux du reportage et du roman, d’une violence sourde, froide, qui nous force à des interrogations éthiques, métaphysiques, politiques. Gilmore choisit la mort, « j’espère qu’on va m’exécuter pour ça. Je devrais mourir pour ce que j’ai fait », il veut maîtriser sa propre histoire, en être l’auteur. Sa lutte contre les abolitionnistes, sa propre famille, certains de ses avocats, les croyances religieuses, politiques, morales le grandit, lui forge un destin hors du commun, en fait la figure même du défi.

La force du roman est de ne jamais conclure, de toujours relancer, de mettre chaque conclusion possible en perspective avec une autre, de montrer une cohérence qui n’exclut pas une polyphonie fondamentale. Chaque destin est indissociable d’un autre, chaque personnage est l’objet d’une notice biographique, de quelques lignes à un ou plusieurs chapitres, Mailer montrant combien chaque vie s’imbrique à celle d’autrui, change son cours, façonne des pensées, des comportements. Comme le comprend Larry Schiller – l’homme qui parvint à acheter l’exclusivité de l’histoire de Gilmore, auquel Mailer doit d’avoir pu écrire la seconde partie du roman – « j’en fais partie. Tout, autour de moi, fait partie de l’histoire ».

Mailer détaille les neuf mois d’existences prismes d’une collectivité, la dernière partie du roman – dans les jours qui précèdent l’exécution –, narrant heure par heure, parfois plusieurs fois un même moment, selon différents points de vue. Une même scène peut être l’objet de plusieurs chapitres, additionnant et confrontant récits et focalisations, modes d’écriture (roman, article de journal, interview). Mailer rapporte, compile, met en abyme son propre objet. Comme le déclare Schiller, « je suis ici pour enregistrer l’histoire et pas pour la faire ».

Gilmore n’est jamais enfermé dans une image unique : il est à la fois détestable et admirable, criminel et artiste – il dessine remarquablement mais tenait « à un grand succès, à devenir un artiste renommé, pas un manœuvre de l’art commercial »… – . Sur les photos, comme le remarque Toni, Gary a toujours un visage différent. Seuls deux axes ne varient pas dans sa vie : sa passion pour Nicole, sa détermination à mourir : « Rien dans mon expérience ne m’a préparé au genre d’amour sincère et sans réserve que tu m’as donné. J’ai tellement l’habitude des saloperies et de l’hostilité, de la duperie et de la mesquinerie, du mal et de la haine. Ça, c’est mon environnement naturel. C’est ce qui m’a formé. Je regarde le monde avec des yeux qui se méfient, qui doutent, qui craignent, qui haïssent, qui trichent, qui raillent, qui sont égoïstes et vains. Les choses inacceptables, je les considère comme naturelles et j’en suis même venu à les accepter comme telles. Je regarde cette horrible et abominable cellule et je sais que je suis à ma place dans un endroit aussi humide et sale car où devrais-je être ailleurs ? (…) Il me semble que je connaisse le mal plus intimement que je connais le bien, et ça n’est pas une bonne chose non plus. Je veux me venger, je veux régler des comptes, dans leur ensemble, que mes dettes soient payées (quel qu’en soit le prix !) pour n’avoir pas de tache, pas de raison d’éprouver des remords ni de la crainte. J’espère que ça ne fait pas mélo, mais j’aimerais me retrouver sous les yeux de Dieu. Savoir que je suis juste, droit et pur. Quand on est comme ça, on le sait. Et quand on ne l’est pas, on le sait aussi. Tout cela est en nous, en chacun de nous – mais je crois que j’ai fui ça et que quand j’ai essayé de m’en approcher, je m’y suis mal pris. Je me suis découragé, ça m’a ennuyé, j’ai été paresseux et finalement inacceptable. Mais qu’est-ce que je dois faire maintenant ? Je ne sais pas. Me pendre ?

Ça fait des années que je pense à ça, il se peut que je le fasse. Espérer que l’Etat m’exécute ? C’est plus acceptable et plus facile que le suicide. Mais on n’a exécuté personne ici depuis 1963 (c’est à peu près la même année pour des exécutions légales où que ce soit). Qu’est-ce que je vais faire, pourrir en prison ? Devenir vieux et amer et finir par ruminer ça dans mon esprit jusqu’à penser que c’est moi qui me suis fait baiser, que je ne suis qu’une innocente victime des foutaises de la société ? Qu’est-ce que je vais faire ? Passer toute une vie en prison en recherchant le Dieu que j’ai envie de connaître depuis si longtemps ? Me remettre à la peinture ? Ecrire de la poésie ? (…) Qu’est-ce que je vais faire ? On a toujours le choix, n’est-ce pas ? » (Lettre à Nicole, 3 août)

« Je sais que mourir c’est juste changer de forme. Je ne m’attends pas à échapper à aucune de mes dettes, je les affronterai et je les paierai. Mais je veux cesser de traîner des dettes aussi lourdes ! » (Lettre à Nicole, 27 septembre)

« Que pensez-vous du fait d’être en prison ?
On pourrait facilement se débarrasser d’un tas de prisons.
C’est de la merde. Elles engendrent le crime, elles n’en dissuadent pas.
Pour l’instant, je suis prisonnier de mon corps.
Je suis enfermé en moi-même.
C’est pire que la prison
». (Interview de Gary Gilmore)

Gilmore est à l’image de ce roman, il ne peut entrer dans aucune catégorie aisément identifiable, il force les limites et les frontières. Hors la loi, il pousse la société à interroger son rapport au crime, à la punition (« Gilmore expliqua à Wootton que le système pénitentiaire ne réussissait pas dans la mission qu’il était censé faire, c’est-à-dire récupérer. A son avis, c’était un échec total »). L’Utah vient de rétablir la peine de mort. Aucun criminel n’a été exécuté depuis dix ans. Gary Gilmore, condamné, refuse de plaider la folie, provoque la sentence suprême puis refuse faire appel, sinon des décisions de report de l’exécution. Il réclame le châtiment.

Gilmore veut mourir. Dénie à la justice le droit de condamner puis d’ajourner la sentence, comme ce sera le cas plusieurs fois avant son exécution. Lors d’une audience qui doit statuer sur un report de date, Gary « affirma que personne ici n’avait assez de cran pour le laisser mourir. Tout ce dont ils étaient capables c’était de le faire glander. La façon dont il le déclara cela fit passer un murmure dans la salle.
Bullock ne releva pas la remarque. Comment pouvait-on condamner un homme pour outrage à la Cour alors qu’il devait déjà être exécuté ?
ʺA moins que ce ne soit une plaisanterie, dit Gilmore, je compte…ʺ et il se mit à expliquer qu’il comptait qu’on exécute la sentence dans les jours à venir. ʺJe suis sérieux quand je dis que je veux mettre fin à ma vie, ajouta Gilmore. Le moins que la justice puisse faire, c’est de le reconnaître
».

« Provo, le 29 décembre. – « Lettre ouverte de Gary Gilmore à tous ceux qui cherchent par tous les moyens à s’opposer à ma mort par exécution légale.
Je vous invite à ne pas vous mêler de ma vie. Ne vous mêlez pas de ma mort.
Elle ne vous regarde pas. (…)
Quant à ceux d’entre vous qui voudraient mettre en doute le fait que je suis sain d’esprit, eh bien, je fais les mêmes réserves à votre égard
».

Il pousse la société à mettre en perspective, son rapport aux media, à une célébrité paradoxale, acquise par le crime. Gilmore fascine, magnétise, fait peu à peu la Une des journaux locaux, puis américains, puis mondiaux. Sa correspondance avec Nicole, ses interviews, des T-shirts se négocient à prix d’or. L’histoire attire Hollywood, ses scénaristes, des affairistes de tout crin. Déjà, en 68, Gilmore avait participé à des émeutes en prison. « Une équipe de télé locale l’avait choisi comme un des meneurs et lui avait fait prononcer quelques mots à la télévision. Son allure ou quelque chose dans sa façon de parler attira l’attention ». Après le double meurtre, la condamnation à mort, le refus de faire appel, Gilmore devient un phénomène de cirque, de foire et Mailer se régale à décrire les coups bas, les haines journalistiques, le barnum, l’hypocrisie et la pantomime autour du condamné. Qui, lui, garde la tête froide, exploite cette notoriété, distribue l’argent gagné et use et abuse des media pour diffuser son message politique. « Je veux mourir », comme le proclament les gros caractères barrant sa poitrine en couverture de Newsweek. Il devient « le prisonnier le plus célèbre des États-Unis » lui révèle-t-on. Ce à quoi il rétorque : « Je préfèrerais qu’on applaudisse mes dons artistiques et mon intelligence »…

Peu à peu, Gilmore devient son propre biographe, il met en scène sa « danse de mort », force les commentaires. « Gary prenait un volume surprenant. Il sembla à Farrell que Gilmore s’efforçait d’offrir au public l’image de lui-même qu’il espérait léguer à la postérité. A ce point de vue, il devenait son propre auteur et Barry en était fasciné ». De l’assassinat comme un des beaux-arts…

Lorsque Brenda, la cousine de Gilmore lui demande ce qu’est la vie en prison, dans quelle sorte de monde il passe son existence, Gary lui répond : « Je ne crois pas qu’il y ait moyen de décrire correctement ce genre d’existence à quelqu’un qui ne l’a jamais expérimentée. Je veux dire : ce serait totalement étranger pour toi et pour ta façon de penser, Brenda. C’est comme une autre planète ». Celle du Chant du bourreau.

Norman Mailer, Le Chant du bourreau, traduit de l’américain par Jean Rosenthal, Robert Laffont, Pavillons Poche, 1302 p., 15 € 90.

Mailer, invité d’Apostrophes pour Le Chant du bourreau, le 19 décembre 1980 (les dix premières minutes sont en accès libre)