La piscine : numéro H2O dédié à Emmanuel Darley

Si on a grandi loin de la mer, d’un lac, d’une rivière, on n’a pu apprendre à nager que dans une piscine, et si on a débuté dans l’écriture loin de tout milieu littéraire, la seule chance de se faire éditer restait souvent d’envoyer ses textes à des revues. Un grand nombre d’auteurs leur doivent leurs premières publications, et ce, de tout temps. Ainsi notre révérence et notre reconnaissance s’adressent ici aux revues littéraires (Diacritik les aime et leur consacre une rubrique du journal) et à La piscine en particulier. Dans La piscine, cinquante-six auteurs et artistes, qui pour la plupart n’en sont pas à leur coup d’essai, ont participé à la création de cette nouvelle revue graphique et littéraire tout à fait prometteuse.

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Qui aime faire des longueurs de mots au lit aimera cet ouvrage qui se lit tête-bêche. Couverture côté face : une piscine tout en couleurs ; côté pile : l’eau charrie des images en noir et blanc ; et une fois totalement immergés dans ce bassin d’esthétisme, on retrouve tout ce qui remue en nous, qui titille et ne demande qu’à faire surface : troubles, chaleur, lumière, intensité. Mais avant d’être emportés par ses courants puissants – car cette piscine charrie, et ses eaux ne sont ni impassibles, ni limpides –, un pied à peine trempé nous rapporte que les sens seront comblés : les doigts ont de quoi toucher en ce bel objet aux pages lisses et solides, ils en soupèsent la conception et le contenu harmonieux ; c’est sûr, les yeux s’en repaîtront, le cerveau s’en imprégnera. On se souvient en lisant La piscine de ces mots de Christine Marcandier sur une autre piscine, pas si éloignée de celle dont il est question ici, dans un article pour Diacritik qui croise l’exposition de Dominique Gonzalez-Foerster et le livre Marienbad électrique d’Enrique Vila-Matas : « cette piscine envahie par les vagues de la littérature, de l’art, un hôtel réel devenu espace d’un imaginaire cinématographique (Wenders) et littéraire (Pessoa et, en écho lointain le Splendide Hôtel de DGF citant Rimbaud) ».

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Le thème du tout premier numéro de La piscine, « H2O », c’est l’eau, donc la vie, dans tous ses états, les mortels aussi. On plonge les yeux ouverts donc, sous l’orchestration de quatre maîtres-nageurs très actifs dont on connaît déjà un peu le travail, surtout si l’on est branché écriture Web et numérique : Philippe Castelneau (qui a publié en 2015 le très rock n’roll L’Appel de Londres aux Éditions publie.net), Christophe Sanchez (qui vient de publier l’ensemble de textes autobiographiques, fort touchant, Rats taupiers aux Éditions des Vanneaux), Louise Imagine (qui dirige la collection Horizons chez publie.net et y a publié notamment ses photographies au sein de magnifiques ouvrages comme Blancs, et Inlands, avec des textes de Jean-Yves Fick), et Alain Mouton, graphiste, peintre, photographe, de grand talent manifestement, au vu de cette revue très réussie.

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Ce numéro zéro est dédié à Emmanuel Darley (30 décembre 1963 – 25 janvier 2016), dont on peut lire le merveilleux texte bref « L’amour » : « C’était doux », nous dit-il de ce qu’« on s’en faisait, alors, sous l’eau, des choses ». Emmanuel Darley, dont on n’a pas oublié le texte théâtral pour jeune public, Plus d’école (L’École des Loisirs, 2002), court et puissant texte écrit autour de l’amitié de Bella et Tallula, qui se sont rencontrées à la piscine, qui vivent séparées par un « bois brûlé », et qu’on empêchera de se revoir à cause d’une guerre civile (en écrivant ces mots je repense le cœur serré à mon amie palestinienne Djumana, pas revue depuis les années de la deuxième Intifada à Jérusalem, et à certains de mes étudiants de Jérusalem Est, qui ne pouvaient plus venir en cours) : « Un jour, Papa est venu dans ma chambre, c’était un mercredi. Papa a dit cela suffit, il ne faut plus y compter, la piscine, le dimanche. / Avec cette fille de Racines. / Fini. / Interdit. / Cette fille de Racine. / Je te l’interdis. / Il ne faut plus, est-ce que c’est bien compris ? / Racines, ce n’est pas chez nous. C’est de l’autre côté. Après le bois brûlé. » (Plus d’école).

Le modus vivendi de La piscine peut être résumé par ces deux phrases d’Emmanuel Darley : « Demain, on m’ouvrira les yeux, ensuite je serai dans le noir. Peut-être quelque chose de l’angoisse, mais surtout, l’exaltation de la découverte ». Dans les eaux de la revue, on retrouve bien celui qui était fasciné par les «  pistes intimes, le mouvement constant de l’enfance, les déménagements à répétition […] les routes, les zonards, les routards, […] les trains, les bateaux, l’aventure […] » (entretien avec Emmanuel Darley) : des eaux détestées, des eaux placentaires, des eaux vastes, bleues, rassurantes, larmoyantes, pluvieuses, tristes, douces, grises, estivales, nourricières, lointaines, anciennes, nues, silencieuses, ravageuses, torrentielles, laiteuses, boueuses, voyageuses, glacées, murmurantes, bouillonnantes, magnétiques, infinies, inquiétantes, féminines, inertes, ridicules, vertigineuses, lourdes, oniriques, imaginaires, immenses, lumineuses. Portées par des écritures nouvelles à suivre — fiction, non-fiction, poésie contemporaine, prose poétique, écritures expérimentales, faussement sages, qui bousculent — les eaux intranquilles de cette Piscine se déversent avec force, nous entraînent, nous émeuvent, nous inspirent, et nous font attendre avec une impatience non contenue le prochain numéro, qui paraîtra à l’automne 2016 et portera sur le beau thème de « l’âme des lieux sans âme ».

La Piscine, revue graphique et littéraire, numéro zéro – H2O (février 2016). Éditions La Cyprière, 2016, 15 €.

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