Romans du ballon rond : légendes du foot et mythologies

Il serait une fois - métro Saint-Germain-des-Prés © Christine Marcandier

Le football n’est pas qu’un jeu où « tout est compliqué par la présence de l’équipe adverse », pour reprendre le bon mot de Jean-Paul Sartre. Le football n’est pas non plus qu’un « sport qui se joue à onze contre onze, mais à la fin c’est toujours l’Allemagne qui gagne », selon la traduction désormais légendaire (et pourtant fautive) d’une phrase de l’attaquant anglais Gary Lineker (Football is a simple game ; 22 men chase a ball for 90 minutes and at the end, the Germans always win). Le football est un système de représentation, un exercice de style mais aussi, l’espace d’une mélancolie fondamentale, Jean-Philippe Toussaint l’a montré. Dans cet article, comme sur le terrain, une belle équipe, titulaires et remplaçants, ballon rond au centre. Et vivent les prolongations !

A78045Oubliez tout ce que vous pensiez savoir sur l’histoire du foot. Vous pensiez le jeu né au moyen âge, c’est faux : Dominique Noguez, fidèle à son principe de critique fiction, nous apprend dans La Véritable histoire du football et autres révélations (2006) que le football a été inventé à Charleville en mai 1645 par Victor Pénard pendant une sieste (crapuleuse). Certes, ce jeu avait été évoqué par Platon, Montaigne puis Descartes mais la philosophie à son habitude avait conceptualisé avant toute pratique effective. De fait, « le football est sorti tout armé de la cervelle d’un homme », comme Athéna tout armée de la tête de Zeus. Cet homme, c’est Victor Pénard, connu pour avoir « successivement donné à l’humanité le fil à couper le saindoux en cubes, le pèle-poireaux à pédale » et même « le pédalon, lointain ancêtre du vélocipède ». Victor Pénard est aussi celui, quelques siècles plus tard, qui a inspiré à un autre natif de Charleville, l’un des poèmes des Illuminations. Pénard est un voyant. Il commence par imaginer une balle ovale — « il venait d’inventer le rugby » — avant de prendre un grêlon sur la tête (qui permit à d’autres de découvrir le principe de la gravité, selon une anecdote vulgarisée par Voltaire, mais il s’agissait d’une pomme).

Le grêlon « de forme parfaitement circulaire » sera la clé du jeu : « Pénard se frappa violemment sur le front en criant le célèbre « Euréka ! » qu’on prend généralement pour un mot grec et qu’on attribue fautivement à Archimède, alors qu’il s’agit du juron savoyard « heurr éca ! » (qu’on peut traduire en gros par : « la putain de sa mère ») ». Reste à définir des règles, le nombre de joueurs — « trente-sept (qui n’est pas, on le constatera avec tristesse, celui qu’à retenu la mesquine postérité) » —, le pénalty (altération de « pénardit »). Quant au nom lui-même, il vient des « Mémoires du chevalier de Saurin, écrites, comme on sait, entre 1655 et 1660. Ayant assisté par hasard une nuit dans le nord de la Suisse à une partie de balle au pied parfaitement disputée (elle fit deux morts, six blessés graves et il fallu amputer), ce chevalier avait parlé du jeu des « fous de Bâle ». (…) Passé en Angleterre au début du XVIIIe siècle, le mot, comme souvent, nous est revenu — la graphie « football » étant attestée, chez l’angliciste Mallarmé, dès 1888 ».

Merci à Dominique Noguez d’avoir offert ces vérités aux historiens du sport comme aux amateurs. Le football est une légende, pourquoi ne pas inventer son « il serait une fois » ?

Le football est légende, donc. Il est aussi mythologie, comme le catch, le vin et les frites dans celles de Roland Barthes, en 1957, même si c’est la petite reine (et le Tour de France) qu’il commente et non la Coupe de France. Mais comme Robert McLiam Wilson l’a écrit récemment (10 juin 2016) dans une tribune de Libération, « parfois, aimer le foot est une sacrée paire de manches. A tel point qu’il arrive qu’on n’aime plus le foot. On abandonne, on grandit, on passe à autre chose. Un peu comme on arrête de fumer. Ou de trouver Adam Sandler drôle. Le foot et moi, ça fait quelques années qu’on a divorcé. Je ne supportais plus ces joueurs outrageusement riches et bêtes. Les propriétaires d’équipe qui finissent tous par s’avérer magouilleurs russes, princes arabes ou évadés fiscaux asiatiques. Les entraîneurs, escrocs sans grâce qui croient à leur escroquerie – qu’ils ont la moindre influence sur ce qui se passe sur le terrain. Le foot est devenu un cauchemar thatchérien et je ne supportais plus l’argent, la misogynie, le tribalisme. Surtout l’argent ». Si vous n’aimez pas l’Euro, supportez l’équipe d’Irlande du Nord, écrit-il et « encouragez les vrais sans-espoirs ».

Une manière aussi, en choisissant l’Irlande du Nord, d’éviter l’équipe d’Angleterre. Le foot anglais, ce sont bien sûr des joueurs d’exception, une manière toute particulière de distribuer la balle. C’est aussi un grand courant de la littérature britannique, une fascination infinie pour les supporters, leurs débordements, leur passion, cette foi dans leur équipe, « on croit aux joueurs pour croire un peu en soi ». « Les Reds de Liverpool ont davantage que des supporters : des milliers d’officiants pour une messe en l’honneur du dieu Football, qui sublime toutes les cheminées d’usine, et les mélancolies poisseuses du chômage » (Philippe Delerm, La Tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives).

9782264051929Parmi ces officiants, Nick Hornby : son Carton Jaune (Fever Pitch, traduction de Gabrielle Rolin) est l’aveu d’une passion dévorante pour « le roi des jeux », un récit « né du besoin impérieux de comprendre mon obsession du football ». Cette « rage du foot », l’écrivain la déploie par tranches temporelles, de mai 1968 — « date qui devait devenir historique mais qui m’évoque davantage Jeff Astle que les émeutes parisiennes » — à novembre 1992. Entre ces deux repères, une orgie de passes, moments, matchs, chiffres qui finissent par composer 25 années d’une vie gravitant autour d’Highbury, l’antre du club d’Arsenal dans laquelle l’écrivain pénètre pour la première fois quand il a 11 ans. Carton jaune est donc l’autoportrait d’un auteur en supporter d’Arsenal, une forme d’autofiction par le foot. Tous les évènements de sa vie sont observés sous l’angle du ballon rond. Le fil rouge du récit est un match, perdu d’avance, contre son obsession « arsenalesque », mise à distance avec un second degré et un humour irrésistibles : « Comment admettre que j’aie lu un livre et que je fréquente Highbury ? Avouez à une intellectuelle que vous aimez le foot et vous aurez droit au regard glacé qui traduit l’opinion que les femelles ont des mâles ».

Football_FactoryLes supporters aussi sont le sujet de Football Factory de John King (traduction française Alain Defossé) : Tom et sa bande défendent les couleurs de Chelsea. Ils sont les parias de la société anglaise. « Les chaînes n’accordent aucune importance aux supporters, mais sans le bruit, sans le mouvement des spectateurs, le foot, ce ne serait rien. C’est une histoire de passion. (…)
Sans la passion, le foot est mort. Reste vingt-deux mecs adultes en train de courir après un ballon sur un bout de gazon. C’est assez con, franchement. Ce sont les gens qui en font une fête. Ils s’échauffent et tout décolle. Quand tu as une passion, n’importe laquelle, elle déborde. C’est parfois ce qui arrive, avec le foot. Enfin pour moi, c’est comme ça. Tout est lié. Ils ne peuvent pas séparer le football de ce qui se passe à l’extérieur. Ils peuvent te forcer à te tenir à carreau, sous l’œil des caméras de surveillance, mais quand tu t’éloignes un peu, l’illusion finit, et c’est la vie qui prend le relais ».
307995-gfChômage, alcoolisme, hooliganisme, bastons sont des symptômes de la crise de l’Angleterre, cette « putain de laideur », ce pays « bourré d’usines abandonnées,
de villes fantômes où traînent des gosses désabusés et des parents dégénérés » comme d’une foi sans limite en un sport qui incarne espoirs, illusions et évasion : « Le foot nous donne quelque chose en plus ». Le roman
de John King, salué par Irvine Welsh comme « le livre le plus authentique jamais écrit sur le foot et la classe ouvrière anglaise », est dérangeant, brutal, trash, sans concession, un ton donné dès les premières phrases : « Coventry égale de la merde. Une équipe de merde, des supporters de merde. Hitler a eu bien raison de raser cette zone ». Football Factory (1996) est le premier volet, exceptionnel, d’une trilogie que King a consacrée au football comme prisme de la société anglaise, avec La Meute (Headhunters) et Aux couleurs de l’Angleterre (England Away).

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9782743618353Impossible d’évoquer le foot anglais et ce sport comme sujet romanesque, sans passer par David Peace. Il fait de Brian Clough, buteur surdoué reconverti entraîneur, icône du foot anglais, un personnage romanesque hors du commun : 44 jours de la vie d’un homme (31 juillet-12 septembre 1974), une plongée dans son cerveau faisant alterner deux voix et deux temporalités : les pensées au présent de Clough et une autre voix, toujours de Clough, qui se parle et retend le fil de son passé sportif. Le roman est rythmé par les tableaux du classement de la première division anglaise, matérialisant la lente dégringolade de l’équipe de Leeds United, championne en titre avant que Clough ne devienne son manager. The Damned United, titre original du roman, est la chronique d’une chute annoncée, de désillusions en drames. Publié dans la collection Rivages/Noir, 44 jours, traduit par Daniel Lemoine, est un polar singulier : David Peace réussit le tour de force de soutenir suspens et tension alors même que les faits sont connus, que le lecteur sait, dès le départ, que tout finira mal, qu’il se passionne donc pour un « comment » et cette lutte d’un homme, grande gueule mais intègre, contre un système, celui du foot marché (achat/vente de joueurs, transactions, arbitres achetés). 44 jours n’est pas qu’une biographie romancée reposant sur une impressionnante documentation, c’est un immense roman.

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Plus récemment, David Peace a publié une autre bible pour tout supporter de foot et amateur de bonne littérature : Rouge ou mort (Rivages, toujours, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias), épopée et odyssée du Liverpool Football Club période Bill Shankly (14 saisons), mais histoire de l’un des plus grands entraîneurs britanniques de tous les temps, vivant toujours pour le football alors qu’il n’entraîne plus son club. « Avant tout, comme Napoléon, j’ai voulu bâtir ici un bastion de l’invincibilité. Le football, ce n’est pas un fanatisme à Liverpool, mais une religion. Et Anfield est notre sanctuaire. » Pour l’écrivain, comme il le déclarait en interview à Libération, Bill Shankly est un saint, le football sa religion et nul doute que David Peace est son prophète.

« Sur le banc, le banc d’Anfield. Dans l’air glacial, sous le vent cinglant. Bill entend les chants, les chants de Noël. Ce sont 53 430 spectateurs qui chantent Noël. Pour dégivrer l’air, pour réchauffer le vent. Pour faire bouillir l’air, pour brûler le vent » et c’est le football sous la plume de David Peace qui fait bouillir l’air et brûler le vent, qui crée une forme d’hypnose, celle du jeu, celle des spectateurs, celle des lecteurs de ces 780 pages parmi les plus belles jamais écrites sur le football.rouge ou mort.indd

Dans ces romans, le football est un prisme sociétal, un commentaire, il est aussi, de manière plus générale, un « spectacle », « affaire de millions et de milliards », reflet du « néocapitalisme italien » (Pasolini en… 1957), permettant à un pays de communier « dans le plein soleil du bonheur sportif » après une victoire.

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Le « roi des sports » (Nick Hornby) est indissociable de la politique et de ces Histoires loyales ou déloyales du football mondial que Dominique Paganelli a rassemblées en 2006 dans Libre arbitre : onze histoires qui montrent comment les dictatures et régimes totalitaires ont toujours instrumentalisé les équipes et les joueurs pour leur faire incarner leurs « valeurs ». Le recueil s’ouvre sur une lettre de Nicolas de Staël à René Char, datée du 10 avril 1952, exaltant « entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles (qui) voltige en plein oubli de soi ».

À cette apesanteur, Dominique Paganelli oppose une œuvre de fiction inspirée de faits authentiques, mettant en scène des hommes ayant exercé leur libre arbitre et résisté aux tyrans. De la Roumanie à l’Argentine, du Maroc au Chili, des années 1940 à aujourd’hui, le recueil salue ces gestes d’insoumis comme dans la première nouvelle « La Soixante-Quinzième Minute » qui explique pourquoi « aujourd’hui, au Prater de Vienne, quelle que soit l’action qui se déroule au cours d’un match, à la 75e minute, le public se lève et applaudit », en évoquant Mathias Sindelar, le « Mozart du football », juif, qui refusa de « jouer la croix gammée cousue sur le maillot » ou de tendre le bras pendant l’hymne nazi et préféra le suicide.

51KT42NNDHL._SX195_Rachid Boudjedra, dans Le Vainqueur de coupe, raconte le dimanche 26 mai 1957, finale de la coupe de France de football. Les chapitres donnent le score, de Toulouse : 0 – Angers : 0 à Toulouse : 6 – Angers : 3. Sur le terrain, deux joueurs algériens portent le maillot de Toulouse, le 7 (Brahimi) et le 11 (Bouchouk). Dans les tribunes, un homme « se sent ridicule avec son petit revolver dans sa poche, assis entre deux supporters tout ce qu’il y a de plus français et, du coup il se demande ce que font ces joueurs algériens dans une coupe de France, alors que là-bas le sang coule dans les caniveaux… ».
L’homme est originaire des bidonvilles de Bône, son père est mort pour la France dans les Ardennes, et il va abattre un collaborateur pendant la finale, en plein stade de Colombes. « Encore un nouvel ami de la France assassiné. Le Bachaga Mohamed Chekkal a été abattu par un terroriste au stade de Colombes où se déroulait la finale de la coupe de France », titrera un journal à sensation cité dans Le Vainqueur de coupe. Au-delà d’un match, c’est une France divisée, qui a du mal à penser les cicatrices de son histoire, que Rachid Boudjedra met en scène. Parce qu’il est des « parties de football » où même « les nuages ont un sens ».

Die Angst des Tormanns beim ElfmeterLe football est aussi une forme, un exercice de style pour certains auteurs. Ainsi L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty. Tout le monde a ce titre de Peter Handke en tête, sans forcément savoir ce que le livre recèle par ailleurs », comme écrit Philippe Delerm (La Tranchée d’Arenberg). De fait, le roman de Handke (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter, 1970, traduction Anne Gaudu), adapté au cinéma par Wim Wenders, parle moins de foot que de l’angoisse comme rapport au monde et flux de conscience. Certes Joseph Bloch est un ancien gardien de but qui, se croyant licencié de son entreprise, erre avant de fuir après avoir étranglé une caissière de cinéma. Mais le football est surtout la toile de fond d’une nausée, d’un monologue intérieur à la troisième personne, de l’itinéraire vide d’un personnage qui peine à trouver un but à sa vie. C’est aussi le fil d’une vie de déclassé (souvenirs de son équipe, de matchs, d’une tournée en Amérique), désormais au bord du terrain, comme dans la scène symbolique qui clôt cet étrange roman.

Wim Wenders, Die Angst des Tormanns beim Elfmeter
© Wim Wenders, Die Angst des Tormanns beim Elfmeter

Exercice de style, toujours, avec Jouer Juste, le premier roman de François Bégaudeau (2003), discours-fleuve d’un entraîneur à ses joueurs : on est à la fin du temps réglementaire d’une finale de coupe d’Europe, juste avant les prolongations.

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Il faut « jouer juste, dit-il, jouer juste doit seul vous importer ». « Jouer juste », mantra du soliloque, mots qui ouvrent et ferment le roman, inscrits dès le titre et creuset d’un « récit » où football et stratégie amoureuse se voient comparés (l’entraîneur a entretenu une relation complexe avec une certaine Julie). Dans le « roman » (un long paragraphe de 100 pages), sur le terrain, en amour, c’est le style qui compte : « le travail est long et rare la grâce ». Le texte se mue en une analyse stratégique, à deux (le couple), à onze (le football), fondée sur le double sens des mots (passes, écart, jeu).

9782330005337Plus récent, paru en mars 2012, Adieu au foot de Valerio Magrelli, quatre-vingt dix récits d’une minute, divisés en deux mi-temps, comme un match de foot (traduction de l’italien par Marguerite Pozzoli et René Corona). Entre essai et autobiographie, ce recueil de courts textes tour à tour nostalgiques et absurdes, légers ou plus érudits, tisse l’histoire d’une relation au football sur trois générations (l’auteur, son père, son fils). Il s’offre comme un jeu avec ses débordements, petits ponts et palenkas qui peuvent rappeler les pas de danse d’un Zidane, réinventant les gestes techniques; il est un
inventaire du pré vert, un poème en prose juxtaposant collages et micro-récits : parti-pris des choses (le ballon « le fétiche, le centre autour duquel gravite le système solaire du football »), des mots (« pieds en banane »), des petites phrases (29′ « Déclaration faite par Maradona après un cambriolage à son domicile : « ils m’ont volé une foule de souvenirs. Maintenant, l’important c’est d’oublier ») et des êtres (amateurs, stars du calcio). Ici, on progresse par associations d’idées ou contrepoints, au rythme des « À suivre ».

Aucune pagination, une progression par les minutes. « C’est vrai, on en voit de toutes les couleurs », comme ce gardien de but allemand qui voudrait bien faire pipi, dès la 2′ minute de jeu : « Mais comment s’y prendre quand un stade entier vous regarde, sans compter des dizaines de caméras de télévision ? Il faut croire qu’il n’en pouvait plus, si bien que, en catimini, il s’est éloigné des buts et là, devant tout le monde mais accroupi derrière les panneaux publicitaires, il s’est soulagé. On aurait dit un chien. Le plus impressionnant était son expression : à la fois concentrée et discrète, comme si de rien n’était. Il a suscité en moi une profonde sympathie, de la sympathie et de la peine, et pourtant, dans son geste, il y avait aussi de l’héroïsme, tout pathétique qu’il fût: surmonter l’obstacle du corps de la manière la plus simple et la plus résignée, comme un toréro avec sa véronique ».
Et à la 19′, le lien des passes et des rimes : « Jongler, jongler par un après-midi d’été. Cet enfant concentré, seul avec son ballon, pouvait passer des heures à essayer de dépasser la quantité de rebonds qu’il s’était fixée. Non pas joyeux, mais attentif, totalement absorbé par ma tâche. Une bonne manière de s’approcher du bonheur. C’est peut-être pour cela que je me suis mis à écrire des poèmes ».

Comme tous les sports, le football est tissé de paradoxes : liesse et défaite, jeu et débordements sur le terrain, dans les gradins. C’est la beauté absolue du jeu d’un Zinedine Zidane, dont le nom revient comme une antienne dans les romans contemporains, Jean-Philippe Toussaint, Philippe Delerm avec « Les Inédits de Zidane » (dans La Tranchée d’Arenberg), nouvelle au titre comme un jeu de mot car pour lui il « faudrait inventer d’autres noms » aux gestes du football, « peu à peu glisser vers le vocabulaire de la magie ».

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C’est aussi la tragédie la plus noire, collective, le drame du Heysel, le 29 mai 1985, le sublime Dans la foule de Laurent Mauvignier, chambre d’échos de voix, fin du monde et silence : « on ne meurt pas au stade, pas comme ça, écrasé, les muscles tendus dans un effort impossible à tenir. Et maintenir la tête suffisamment relevée pour pouvoir respirer et ne pas s’écraser contre les corps, tous ces corps, tous ces poids qui s’écrasent et ne sont plus des hommes et des femmes et des enfants mais des tensions, des cris, des
souffles ».

C’est la tragédie individuelle, comme dans Plonger de Bernard Chambaz, sous la double égide de David Peace et de la « théorie cosmologique du ballon de foot » de Jacques Réda en exergue, prose du deuil. Un infinitif, plonger, à la manière du Courir de Jean Echenoz, pour la vie en prose d’un autre sportif de l’Est, Robert Enke. Plonger, le gardien de but l’a fait de toutes les manières possibles, pour rattraper le ballon avant qu’il n’entre dans sa cage, plonger dans les livres pour tenter de trouver un sens à l’impensable, dans la dépression et enfin, le 10 novembre 2009, sous un train. Robert Enke se suicide, incapable de survivre à la mort de sa fille, Lara, d’une malformation cardiaque, à deux ans et dix-sept jours.

412wsknxCRL._SX195_Alors le récit s’évade, « faudrait inventer d’autres noms » aux geste du football, « fugue » et « fuite » entre mots français et mots allemands, Goethe et la Mannschaft, Marx et Cantona, Garrincha et Rosa Luxemburg, un récit à la fois poignant et nonchalant tissant petite et grande histoire pour dire ce deuil impossible.

Enfin, le football, loin des grandes liesses et messes des kops anglais, est aussi le sport même de la mélancolie. Du côté des brouillards et taches de couleur d’un Nicolas de Staël dans sa série de tableau Les Footballeurs. Du côté de Philippe Delerm qui l’évoque plusieurs fois dans les textes de La Tranchée d’Arenberg : un France-Allemagne de sinistre mémoire où la France vit en direct Shumacher heurter violemment Battiston, la France qui perd avant de devenir championne d’Europe deux ans plus tard.
Mais la victoire sera moins dense que la « mélancolie » de ce 8 juillet 1982 : « toute une époque se termine là. À la cinquante-sixième minute de la demi-finale France-Allemagne meurt la France de Poulidor, celle où le cœur bat plus fort pour celui qui perd en beauté. On n’ira jamais plus loin dans la tristesse que ce soir-là, alors… Alors il va falloir gagner, il va falloir aimer gagner. » C’est la mélancolie de Vikash un peu ailleurs, éloge de Dhorasoo, « présent sur le terrain, mais étrangement diaphane, farfadet exilé », « très beau mais différent, un peu à côté du monde du football » : « Vikash, c’est le football de la mélancolie ».
51hH4w4t5VLC’est enfin La Mélancolie de Zidane, le soir de la Coupe du monde de football, le 9 juillet 2006, dans le stade olympique de Berlin, son « geste soudain comme un débordement de bile noire dans la nuit solitaire » qui s’impose au point de faire oublier à tous la fin du match (prolongations, tirs au but, vainqueur) parce que Zidane a dépassé le football dans un « geste décisif, brutal, prosaïque et romanesque : un instant d’ambiguïté parfait sous le ciel de Berlin, quelques secondes d’ambivalence vertigineuses, où beauté et noirceur, violence et passion, entrent en contact et provoquent le court-circuit d’un geste inédit ». Ce coup de tête est pour Jean-Philippe Toussaint une calligraphie, un au-delà du bien et du mal, du beau, le football qui de jeu devient soudain l’encre même de la mélancolie, « ma mélancolie ». Jean-Philippe Toussaint et le Football (2015, lire ici l’article de Jacques Dubois), une grande histoire romanesque.

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La littérature marque donc des buts, titre de l’anthologie footballistique que Stéphane Chomienne vient de publier chez Folio. Pas moins de 150 livres ont paru autour de l’Euro 2016 : la compétition ne se joue pas que dans les stades mais en librairies. Parmi ces nouveautés, on conseillera deux livres. D’abord Football de légendes hors série de la revue Desports (éditions du Sous-Sol, mai 2016) : 30 écrivains brossent le portrait de 30 joueurs d’exception. Ainsi Zlatan Ibrahimovic par Enki Bilal est « cet homme » et « une machine hors normes, un poète tueur, une légende autoproclamée. Un prince. » Zlatan est « cet homme, grand comme un minaret pourtant, saura aussi, une fois au sol, contrairement à l’albatros, déployer ses longs abattis pour produire une gestuelle d’orfèvre en un espace des plus réduits ». Zlatan, baudelairien, métaphore.

Autre roi des stades, Zinedine Zidane par Jean-Philippe Toussaint, non plus celui de l’ombre et de la mélancolie mais celui de la lumière et du couronnement : « le soir de la finale 1998, Zidane va marquer deux fois de la tête, et vous n’allez pas me dire que vous ne savez pas où vous étiez à ce moment-là. Tout le monde s’en souvient. C’est le sommet de la carrière de Zidane, il est adulé par la France entière, on n’a pas connu un tel enthousiasme depuis Voltaire. C’est le couronnement de Zidane à Saint-Denis ! »

Dans ce numéro, Kopa, Cristiano Ronaldo, Beckenbauer, Cruyff, Cantona, Xavi mais aussi Roberto Biaggio par Roberto Saviano, Bobby Charlton par David Peace, Michel Platini, par Bernard Pivot. Le célébrissime numéro 10 nous a donné à croire que le football était une évidence. « Fastoche rime avec son surnom, Platoche » et pourtant Platini était un artiste, un écrivain, qui « traçait sur les pelouses des stades des phrases élégantes ou rageuses, ponctuées souvent par un but, aussitôt qualifié d’anthologique ».

Autre « nouveauté » de librairies à conseiller, Le Dernier pénalty de Gigi Riva, Histoire de football et de guerre, qui vient de paraître au Seuil dans la collection « Fiction & Cie », lecture et commentaire d’une page récente de l’Histoire, celle de la Yougoslavie, à travers le cinquième et fatidique tir au but (raté) de Faruk Hadzibegic, en quart de finale de la Coupe du monde de football 1990.