Lenz marche

Georg Büchner (Lenz © éditions Points)

Lenz a passé la frontière.
Lenz fuit.
Lenz fuit Lenz.
Il va chez le pasteur.
Il marche à travers la montagne. La neige est épaisse. Ses pas sont lourds. Parfois, il aimerait marcher sur la tête.
Arrivé au sommet, il s’assoit. Il voit les lumières du village.
Il se redresse et descend vers S. Il a l’impression que quelque chose le suit, et qu’inexorablement quelque chose d’effroyable est sur le point de l’attraper. Il accélère, dévale la pente.
Au village, le pasteur lui donne une chambre dans l’école.
Les jours suivants, ils parcourent ensemble le pays à cheval.
Vastes versants, sapins, masses rocheuses, sommets puissants, étroite vallée sinueuse, pas un bruit, pas un mouvement, rien que le vent qui souffle. Les chaumières sont en planches, d’un noir austère, les gens silencieux et sévères. Le pasteur lui raconte que dans la montagne des filles perçoivent l’eau et le métal sous la terre, que des hommes sont saisis sur certains sommets et se battent avec un esprit, qu’il arrive à d’autres de marcher sans raison comme des somnambules.
Une semaine, deux semaines, il est tranquille, calme, il dessine, lit, se promène aux alentours.
Mais cela revient.
Une nuit, d’autres, toutes.
L’angoisse indicible.
La folie qui le prend.
Alors il faut qu’il sorte, il se précipite dehors, court de droite à gauche, bute sur les pierres, finit par se jeter dans l’eau glaciale du lavoir.

Une nuit sa mère lui apparaît. Elle sort en robe blanche de la pénombre du mur du cimetière. Elle a, sur la poitrine, une rose blanche et une rose rouge. Elle s’affaisse dans un coin.

Il entend dire qu’un enfant est mort au village. Il se rend à la maison où repose l’enfant. On lui indique une chambre. Il s’effondre sur le corps. Puis il tombe à genoux. Il se lève, saisit les mains de l’enfant et crie: « Lève-toi et marche ! ». Le cadavre reste froid. Il se jette sur le sol.
De retour, il s’enduit le visage de cendre et s’enveloppe dans un vieux sac.

Il se met une fourrure sur l’épaule gauche.
Il tient à la main une botte de cravaches.
Il tend les cravaches au pasteur et lui demande de le frapper.

Il répète :
« Conséquent, conséquent ».
Il répète :
« Inconséquent, inconséquent ».
Il répète :
« Hiéroglyphes, hiéroglyphes ».

Ils le ramènent.
Lenz est assis dans la voiture.
Il ne cherche pas à fuir.
Dehors la neige est épaisse.
La voiture traverse la montagne.
Elle passe la frontière.

Un siècle et demi plus tard, le convoi avance.
Dans les camions les hommes sont immobiles.
Quelque chose d’effroyable va surgir, ils le sentent.

S.
L’entrée du camp, devise, travail, libre, et
coups, matraques, hurlements
courir, ramper, courir, ramper
nus, tondus, numéros sur le bras
rangées de baraques, barbelés, miradors
place d’appels
potences
bloc cellulaire
bloc gaz
bloc crématoire
courir, courir, interdiction de marcher, courir
fouets, cravaches, hurlements
carrières, rocs, pierres, casser, porter, pousser
vite, vite, courir, courir
coups, manches de pelle, de pioche, hurlements
à terre, balle dans la nuque
gamelle, liquide jaune, faim, squelettes
ne pas penser, ne pas penser, courir
faim, squelettes
coups, gourdins, nerfs de bœuf, hurlements
ne pas penser, ne pas penser, courir
appels, nuits, froid, neige
debout, garde-à-vous, comptés
les pendus
garde-à-vous, comptés
des heures, des heures
chevalet de flagellation
dans le sac, il faut le frapper, tous, coups de pied, le frapper
attaché au poteau, chiens lâchés, arrachent la chair, le bouffent, il hurle, hurle
expériences, cobayes, piqûres, dissections, têtes séparées du corps
gaz, cadavres, yeux rouges sortis des orbites
cadavres, à l’orteil étiquette avec numéro, sur peau tampon encre violette
cadavres, four, cendres
cendres à la pelle dans la fosse à merde
à la pelle dans la neige

Lenz marche.
Lenz marche à travers la montagne.
Lenz fuit Lenz.
La neige est épaisse.
Ses pas sont lourds.
Parfois, il aimerait marcher sur la tête.

(Mon père, Pierre Seel, fut déporté dans le camp de concentration du Struthof pour homosexualité à l’âge de 18 ans. Il y fut torturé. Son ami fut mangé vivant, devant ses yeux, par des chiens lâchés par les nazis. Le 20 Janvier 1778 un écrivain allemand, Lenz, marche dans la neige à travers la montagne, il va chercher le repos moral chez un pasteur alsacien, Jean-Frédéric Oberlin, pasteur de plusieurs hameaux à quelques kilomètres du futur camp de concentration du Struthof. En 1835 Georg Büchner racontera cette histoire dans l’un des plus beaux textes de la littérature allemande: Lenz.

Le 20 Janvier 1942 est le jour de la conférence de Wannsee, où fut décidée en secret par Hitler et ses affidés la « solution finale », la destruction des Juifs d’Europe. Vingt ans plus tard, Paul Celan reçoit le Prix Georg Büchner, la plus haute distinction littéraire d’Allemagne. Il tint alors un discours, connu aujourd’hui sous le titre « Le Méridien », où il développe sa conception de la poésie comme témoignage et traversée de la neige vers quelqu’un, son 20 Janvier.)