Annie Ernaux, L’Occupation (1Book1Day)

Annie Ernaux L'Occupation (détail couverture)

L’Occupation est un court, très court roman. Dense. Brut sinon brutal. Un concentré de roman, dont chaque page, chaque phrase éveille d’autres mots en écho, les nôtres bien sûr mais aussi ceux que la littérature a déjà trouvés sur ce sujet qui est un véritable topos : la jalousie.

Annie Ernaux le montre dans les premières pages du texte, tout est métaphore éculée, les vagues, les effondrements, les gouffres, le feu, « même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un ». La jalousie fait de l’être en proie à la douleur une « caisse de résonance », et le texte déroule une « rhétorique », un répertoire, un carrousel d’images, de musiques, de références littéraires (Anna Karénine, Othello, Roxane) qui serait comme le palimpseste commun sur lequel chacun peut venir graver sa propre histoire, la théorie de ce qui devient, cruellement, une expérience.

L’histoire est simplissime, elle dit l’aventure banale d’une femme qui a quitté son amant, W., après une relation de six ans, « autant par lassitude que par incapacité à échanger ma liberté […] pour une vie commune qu’il désirait ardemment depuis le début ». Puis c’est la « débâcle » : « Il m’a appelée un soir, il m’annonçait qu’il déménageait de son studio, il allait vivre avec une femme ».

L’occupation sera dès lors l’autre nom de la jalousie, celui d’un territoire en vous, conquis, hanté. L’autre nom d’un désir aussi, moins celui de reconquérir W. qui refait sa vie, que, dans un schéma triangulaire, l’obsession d’une femme, réelle, devenue figure imaginaire, construction fictionnelle à partir du moindre élément glané au réel. La jalousie est présentée comme un poison qui envahit tout, une violence que l’on s’inflige, qui empêche de vivre le quotidien hors de son prisme. Le réel se transforme, il est lui-même occupé.

Annie Ernaux nous plonge dans cette démence dont elle est la proie, cette manière paradoxale d’être hors de soi, hors de ce que l’on croit connaître de soi et pourtant dans la vérité de son être. Comme si la perte d’identité s’accompagnait d’une acuité de l’introspection, permettant, en retour, de s’effacer : « Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ses pages, c’est du désir, de la jalousie et je travaille dans l’invisible ».

Ce court roman est tout autant une aventure mentale qu’un tour de force : pratiquer l’autofiction sans narcissisme, tout dire, être dans une transparence certaine qui confine à l’invisibilité, aller du plus cru — le souvenir de sa main tenant le sexe dressé de l’homme au réveil, « comme agrippée à une branche », l’obsession de son sexe dans le corps de l’autre femme — au plus éthéré, du plus fantasmatique au plus quotidien ; dire l’épaisseur des menus faits, la quête délirante d’indices, de traces de l’Autre — au point de la voir partout, dans toutes les femmes croisées pour peu qu’elles correspondent à l’image mentale que la narratrice s’est faite de la nouvelle compagne de son ex-amant —, jusqu’en soi, comme imprimée dans son cerveau, son imaginaire, sa perception du réel.

« Le plus extraordinaire dans la jalousie, c’est de peupler une ville, le monde, d’un être qu’on peut ne jamais avoir rencontré ».

C’est de fait la fiction qui est au cœur du roman, son processus d’engendrement, à l’œuvre dans la jalousie comme dans la composition du texte. Annie Ernaux dit l’énergie trouvée dans la jalousie, les « ressources d’invention » qu’elle permet de trouver en soi. L’Occupation est aussi une exposition, l’exposition du lien entre l’écriture et l’absence de pudeur, entre le visible et l’invisible : « On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa. […] L’écriture, en somme, comme une jalousie du réel ». La fiction est-elle une manière de se sauver, de guérir, d’échapper à l’occupation ? Ou l’occupation n’est-elle pas aussi, par essence, un prétexte, une manière de quitter le réel pour une aventure mentale, proprement fictionnelle ?

Ce qui frappe enfin, dans L’Occupation, c’est sa banalité, travaillée, volontaire, qui sert l’universalité d’un propos pourtant si personnel. Le « je » d’Annie Ernaux est ici doublement un Autre, en ce qu’il est habité par une obsession, en ce qu’il est le nôtre. Il est, dans ce roman, un investissement nécessaire du lecteur, qui projette son expérience, ses mots, se confronte à ceux d’Annie Ernaux, remplit les blancs des pages, laisse divaguer son imaginaire, son expérience, ses souvenirs : sommes-nous lecteurs ou auteurs de ce texte ?

Annie Ernaux, L’Occupation (2002), Folio, 76 p., 3 € — Lire un extrait