C’est salement beau : David Léon (Écrire aujourd’hui)

Anne-Laure Maison, photographie en couverture de La Nuit La Chair de David Léon

Ce matin, le soleil est tel qu’un disque blanc dans ces ciels d’huile ou de pétrole, de drapés pourpres.

(C’est salement beau), j’écris.

J’ai pris des notes dans mon carnet brodé. J’y ai inscrit les mots levée du corps columbarium, sans même savoir encore où cela mène. J’ai flâné toute la journée dans la constellation des phrases, dans la texture des mots, mes livres. J’ai recopié la phrase (Les larmes qui couraient sur sa joue ressemblaient à de l’encre). Je suis allé marcher au cœur de ville, dans ses venelles. J’ai pris des notes dans mon carnet brodé, toute la journée. J’ai recopié la phrase de René Char (Signe ce que tu éclaires non ce que tu assombris).

J’écris aujourd’hui. Au bord de cette fenêtre. Je prends des notes dans mon carnet brodé. J’y ai noté les mots cahin-caha, sans bien savoir encore où cela va, où cela ira. Le ciel claustral nuages burelés ruelles de limaille.

J’ai recopié les phrases du livre Suttree de Cormac McCarthy (Tu n’as pas le droit de représenter le peuple comme ça un homme c’est tous les hommes tu n’as pas le droit d’être minable).

Les feuilles ocres d’hiver brassent les trottoirs, tremblotent, tressaillent, grelottent et tourbillonnent. J’écris par là, dans le retour de ce soleil, ce disque blanc, cette transparence de glace, de givre réverbéré ; au bord des ciels striés de pourpre, tels que veinés.

M’est revenue cette phrase encore, celle de Francis Bacon ou de Vincent Van Gogh (Je voudrais peindre ta bouche comme un coucher de soleil).

J’écris au bord de ces trottoirs, de cette fenêtre. (C’est salement beau).

La blancheur sèche qui marque ces ciels comme des sabots le fer, est telle qu’en matinée me sont revenues ces autres phrases (C’est dans une maison qu’on est seul et on y est si seul parfois qu’on en est comme égaré).

Blancheur si pleine, spectrale et sépulcrale. La confusion est telle, la vacuité, la vanité. Et comme ces murs et ces trottoirs d’un vert-de-gris, de ciel zébré. Mais j’écris aujourd’hui, dans mon carnet brodé.

Je suis allé marcher sous ce ciel gourd, ennuagé d’une teinte viride, relent saumâtre. Les ruelles étales, telles qu’une mer ou qu’un drapeau en berne, celui du siècle. Ces trottoirs rances, d’une neige grumeleuse, d’une poudre moite et adipeuse, poissée de glaires, sous ce soleil en disque blanc, rare et maussade. L’odeur du feu dans ces fétus. Ces villes braisées et capiteuses, telles qu‘endeuillées et impavides. (Je cherche un homme) j’écris. (Je cherche l’homme). (Il n’y a qu’une foule).

J’écris aujourd’hui (Que l’écriture vient dans la terre. Dans ces flaques d’eaux et de lumières. Dans cette brassée. Dans le ballet de ces feuilles mornes, guenilles jaunâtres telles des rémiges dépenaillées. D’une valse fébrile sur ces trottoirs. D’un boléro. Dans le passage des trains ou des tramways. Vers ce ciel bas, fou de silence, comme forcené. La pluie moussue. Rues de parpaings. Ces cheveux blancs. Ces dos pliés tirent leurs valises, trainent leurs roulettes. Ces rides précoces, comme juvéniles. Ces peaux tavelées des éphidiles. Cette foule des gens qui ne sont personne. Qui reste sans nom. Qui ne sont que (Un parmi tant d’autres).

Le ciel s’évase maintenant, dans le goulot de son crachin, dans son creuset de disque blanc ; fendille, craquèle, papier de verre ou gant de crin dans les embruns des épisodes cévenoles. Ses teintes s’avivent, elles virent au rouge couleur truitée ou de cerise, telle qu’une croûte ou qu’une entaille, un tord-boyaux de ciel marin, une épaufrure. (C’est salement beau) oui.

J’ai recopié ces dernières phrases dans mon carnet brodé, celles de L’obscurité du dehors de Cormac McCarthy (On dit que les gens qui sont en enfer n’ont pas de nom mais il fallait bien qu’ils en aient un pour qu’on les y envoie tu ne crois pas ? et puis les noms meurent avec ceux qui les leur donnent le chien d’un mort n’a pas de nom).

J’écris aujourd’hui (Le son des rails, d’un train sur le bitume de l’avenue, tels les battements d’un souffle au cœur enregistré. Les garçons sifflent sur le boulevard. L’un deux d’un moignon de jambe crocheté ou matelassé sur sa béquille. Les garçons sifflent et ils reniflent la fille / qui ne se retourne pas / qui ne se trémousse pas. Leurs bruits de bouches qui claquent leurs langues vers le palais. Ou qui suçotent. Ou qui imitent un jeu sexuel, d’un jet de salive giclé entre leurs dents. Dans le brouillard, sur l’avenue, lames de soleil couchant sur les bordures, rames des métros. Puis dans les rues, paquets de Winston jonchés au sol, de Marlboro, ou de Phillip Morris. Dans la scorie de l’avenue, des tas de fringues roulées en boule, des transistors, bottines de femmes, des anoraks et éculés et rapiécés. Les phares qui cognent sur leurs rétines. Dans les vitrines des crânes de chèvres, des os de boucs, ou de béliers. L’odeur de menthe du white spirit et du kebab. Les viandes brochées, dégoulinantes. Puissance des phares, telles des phalènes ou des roussettes dans les obliques. Ligne des bagnoles tel un cortège ou bien un défilé).

J’écris aujourd’hui

(non plus le rapport à la Souffrance mais le rapport à la Beauté).

(Qu’écrire n’est pas inscrit dans un mouvement qui se repaît de la blessure).

(Que l’écriture est un espace, à dépolitiser).

J’écris

(Que le langage ne nous ment pas, ne ment jamais. que l’écriture ne nous ment pas, non).

J’ai recopié la phrase dans mon carnet brodé : (et Dieu ne nous ment pas. Non Dieu ne nous ment pas).

J’écris

(que cet espace de l’écriture existe pour travailler à nous relier, à nous redire, nous réunir.

Aux lieux les plus communs.

Ce qui oscille dans les espaces les plus humains.

Ceux de l’Obscène. Ceux du Sacré).

Né en 1976, David Léon est auteur de théâtre, Un Batman dans ta tête, Père et fils, Sauver la peau, Un jour nous serons humains, La nuit La Chair. David Léon a par ailleurs publié deux textes inédits dans Diacritik, Le 16 novembre et Lire Celle que vous croyez.