Craig Thompson : « Le rôle de l’art est d’encadrer le chaos » (Space Boulettes)

Craig Thompson - Paris 2011 - Photo © Dominique Bry

Paru en mars dernier, le nouveau roman graphique de Craig Thompson, Space Boulettes (« Space Dumplins » en version originale) est un space opéra, un conte pour enfants et une relecture d’Alien. Et une réflexion sur le vivre ensemble, sur la condition sociale aux USA et la question des ressources énergétiques. Une oeuvre foisonnante à des années lumière de Blankets, Chunky Rice et Habibi. Entretien avec l’auteur de Space Boulettes. Où l’on parle de SF, de cacas de baleines et d’apprentissage de la vie.

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Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

En abordant le genre de la science-fiction grand public, ne craigniez-vous pas de susciter une certaine incompréhension auprès de votre lectorat ?

Il y a des connexions thématiques entre tous mes livres. Une seule est évidente dans le cas d’Habibi et de Space Boulettes : il s’agit de la crise écologique, avec la pénurie d’eau dans Habibi et les décharges à ciel ouvert de Space Boulettes qui encombrent de déchets les confins de la galaxie. Mais, sur le plan émotionnel, on voit une évolution linéaire au fil de mes livres. Chunky Rice parle du voyage à la découverte de soi-même, Blankets évoque l’apprentissage de la relation à l’autre, Habibi traite des relations de longue durée, pendant lesquelles vous vieillissez et traversez de profonds traumatismes psychiques, et Space Boulettes est mon premier livre mettant en scène une cellule familiale unie. Mon lectorat ancien devrait pouvoir arriver à saisir cette évolution, et se projeter dans le livre depuis leur point de vue d’adulte tout en le partageant avec les enfants qui les entourent. Et, comme vous le dites, le petit goût « SF » de ce livre est comme un glaçage en sucre destiné aux lecteurs les plus jeunes.

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Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

On évoque souvent le modèle de Star Wars parmi les influences de Space Boulettes, mais la teneur politique et humaniste du récit n’est-elle pas inspirée d’œuvres plus profondes comme Silent Running de Douglas Trumbull ? Plus récemment, la série TV Doctor Who défend des valeurs et une vision du monde qui ne me semble pas éloignée de votre récit…

L’inspiration SF la plus importante pour moi est sûrement Alien, de Ridley Scott. J’étais beaucoup trop jeune quand je l’ai vu pour la première fois, et je l’ai regardé régulièrement depuis. Le vaisseau du film, le Nostromo, dégage cette atmosphère particulière propre à la classe ouvrière : il traîne une raffinerie de pétrole derrière lui… tout comme les remorqueurs, les barges, les déchèteries et les usines qui peuplent Space Boulettes. Ils ont aussi en commun le thème de la fracture sociale ; dans Alien, c’est la séparation entre les ouvriers des ponts inférieurs et les cols-blancs scientifiques des ponts supérieurs. Dans la galaxie de Space Boulettes, il y a une séparation très nette entre les classes supérieures, l’élite de la société qui habite les stations spatiales, et d’autre part les bidonvilles défavorisés de la ceinture d’astéroïdes. La star du livre, Violette, est issue de la classe ouvrière, elle joue le rôle de pont entre ces deux mondes.

La durée de gestation de Space Boulettes semble avoir été beaucoup moins longue que celle d’Habibi : était-ce une évidence ? S’agit-il d’un projet qui vous travaille depuis longtemps ?

L’écriture de la première version de Space Boulettes a été relativement rapide et amusante. Il m’a fallu à peu près un mois, par opposition aux deux années entières qui avaient été nécessaires pour Habibi. Quand j’écris un livre, ce n’est pas sous la forme d’un script mais d’une version grossièrement dessinée de l’intégralité du livre, que je modifie plusieurs fois. Je supprime et je redessine des centaines de pages avant de commencer à dessiner les pages définitives. Et, oui, comparé à Habibi ce travail a été facile, parce que je n’ai pas eu à faire des recherches sur l’Islam ou à me plonger dans la thématique des traumatismes sexuels. Mon but était simplement que chaque page fasse sourire le lecteur. Après tout, Space Boulettes est une comédie !

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Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

C’était une évidence dans le sens où, à l’époque où je dessinais Blankets, je gagnais ma vie en dessinant des BD pour enfants et des illustrations dans ce style comique et cartoonesque. Ensuite, pour Habibi, j’ai reçu une grosse avance et j’ai eu la possibilité d’arrêter de travailler en tant qu’illustrateur freelance. Mais au bout d’un moment, je me suis rendu compte que cela me manquait. Space Boulettes était l’occasion rêvée de renouer avec cette facette plus légère et cartoonesque de ma personnalité créative.

Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

Les références à Moby Dick se doublent d’autres un peu moins explicites : la baleine de Jonas, le Léviathan ou même le Kraken… L’animal a-t-il une importance particulière pour vous ?

Le thème principal de Space Boulettes est l’extension du sentiment d’appartenance à une famille au-delà du noyau familial et des liens du sang jusqu’à inclure tous les peuples, les pays, les cultures, et les espèces. La galaxie elle-même n’est qu’une seule et même entité. Je veux que les gens prêtent attention à chaque créature et à la planète elle-même…. Même si je ne suis pas sûr de savoir qui doit passer en premier. Par exemple, dans notre monde, il y a une organisation, les Sea Shepherds, qui milite activement pour sauver les baleines ; mais, pour cela, ils attaquent physiquement des pêcheurs pauvres de pays en voie de développement. Qui sont les véritables victimes opprimées dans ce contexte ? Les baleines ou le pauvre pêcheur ?

Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

Pendant toute une partie du récit, les baleines sont décrites comme des créatures terribles et menaçantes, et leur apparence se révèle finalement assez enfantine, très cartoon. Cette ambivalence était-elle recherchée ?

Dans mes dessins préliminaires, j’ai essayé de dessiner les baleines de l’espace de façon plus monstrueuse et avec plus de détails terrifiants, mais le résultat était plutôt banal, typique des monstres tels qu’ils apparaissent dans la fantasy et la SF. Lorsque j’ai réinventé les baleines sous cet aspect adorable et cartoonesque, elles sont devenues plus intéressantes, et bien sûr, plus drôles. Durant ma tournée de dédicaces aux Etats-Unis, un enfant m’a suggéré une idée de scénario pour une éventuelle suite : les gentils deviennent méchants et les méchants deviennent gentils. Bien qu’il n’y ait pas vraiment de «méchants» clairement définis dans Space Boulettes, j’aime bien cette suggestion qui met en valeur la dualité présente chez tous les personnages.

Considérant la menace qu’elles représentent et l’exploitation qui en est faite, ne voulez-vous pas dire que le monde se nourrit de sa propre destruction ?

Quand je rencontre des écoliers durant les séances de dédicace, je leur demande si cette galaxie, qui dépend d’une ressource énergétique potentiellement dangereuse pour l’environnement, leur rappelle quelque chose. Bien sûr, Space Boulettes est né de la prolifération aux États-Unis de pratiques destructrices liées à la production d’énergie : les plates-formes offshore, le gaz de schiste et la fracturation hydraulique, les sables bitumeux… Même les solutions « propres » comme l’énergie solaire ou l’énergie éolienne sont néfastes pour l’environnement. Toutes les énergies sont sales, et en cela le caca de baleines est la métaphore idéale. Est-ce que le monde « se nourrit de sa propre destruction » ? La richesse se nourrit de la pauvreté. La force se nourrit de la faiblesse.

Space Boulettes est en quelque sorte un roman initiatique, comme vos précédents livres, dans lesquels il s’agit toujours de se révéler et de renaître. L’épisode inspiré de Jonas et la présence des baleines n’en sont-ils pas les indices ? En travaillant sur Habibi, n’auriez-vous pas appris par hasard que « nûn », la 29ème lettre de l’alphabet arabe, signifie « baleine », et que dans la Kabbale, elle est associée à l’idée d’une nouvelle naissance, au sens spirituel du terme ? Finalement, les baleines ne renvoient-elles pas à tout cela dans votre livre ?

Vous avez raison, Space Boulettes contient des éléments qui rappellent le récit initiatique. Il ne s’agit pas d’apprendre à devenir un adulte… Le livre parle plutôt de ce moment de l’enfance où on prend conscience des défauts des adultes, et où on commence à devenir en partie responsables de nos propres actes. En fait, le mythe de Jonas et la baleine, qui est au cœur de Moby Dick et de Space Boulettes, parle d’un homme qui cherche à fuir ses responsabilités.

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Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

Grenn, le père de Violette, veut seulement assurer le confort de sa famille, et cela le mène à prendre des décisions professionnelles risquées qui mettent en danger la galaxie. C’est quelque chose que nous faisons tous, tous les jours, dans notre travail et dans la façon dont nous consommons. Je ne veux pas juger, par exemple, les gens pauvres de la classe ouvrière qui travaillent dans l’extraction du gaz de schiste dans le Dakota du nord. Ce sont les entreprises qui les exploitent, et la surconsommation énergétique de notre société, qui sont les vraies coupables.

Dans toute votre œuvre, comme vous le soulignez à la fin d’Un Américain en balade, vous semblez motivé par l’expression d’un amour débordant pour l’humanité et le monde. Vous vous représentez à ce moment de votre carnet comme adressant des appels de détresse à la terre entière. N’est-ce pas la motivation la plus profonde de Space Boulettes ? L’expression d’un amour incommensurable qui motive autant la rage la plus destructrice (les séquences de dévoration des baleines) que le pardon le plus absolu ? Au-delà de l’épopée du space-opera, Space Boulettes n’est-elle pas une aventure de l’amour ?

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Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

Oui, tous mes livres sont des histoires d’amour. L’écriture est un acte d’amour. Space Boulettes traite de l’amour que l’on a pour sa famille : pour le noyau familial, pour la communauté d’amis dont on s’entoure, pour la famille mondiale dont nous faisons tous partie.

Le personnage de Zacchée apparaissait déjà dans Un Américain en balade, où il incarnait en quelque sorte votre conscience. N’en faites-vous pas encore un alter-ego en l’incluant dans Space Boulettes ?

Dans le livre, les trois enfants représentent chacun une partie de ma personnalité. Elliot est celui qui se rapproche le plus de mon alter ego : névrosé, avide de lectures, sensible, fragile, geignard. Toute son énergie est dans sa tête. L’énergie impulsive de Zacchée fait contrepoids : il est toujours là pour botter les fesses d’Elliot lorsque ce dernier commence à geindre. Son énergie est celle des tripes, cet instinct animal agressif. Violette est le personnage que je m’efforce d’être. Son énergie vient du cœur, de la communication et de la coopération, de l’amour. Et, bien entendu, nous avons tous besoin de cette sainte trinité d’énergies travaillant à l’unisson afin de survivre.

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Craig Thompson, Space Boulettes © Casterman

Dans vos trois grands livres, les paysages se caractérisent par la nudité qu’ils inspirent : les contrées enneigées de Blankets, le désert d’Habibi, et maintenant l’espace de Space Boulettes. N’est-ce pas une façon de prolonger le désir du petit Craig dans votre récit autobiographique : dessiner pour faire face à l’éternité, dessiner pour défier le vide, dessiner pour affronter l’absence ?

Space BoulettesUn paysage qui s’étend à perte de vue contient certainement à la fois le vide et l’éternité. Les scientifiques disent qu’un atome est composé à 99,99 % de vide, de sorte que toute la matière est composée de cette infinité de rien. Pour moi, en tant qu’artiste, ces paysages (la mer dans Chunky Rice, la neige dans Blankets, l’eau et son absence dans Habibi, l’espace infini dans Space Boulettes) apportent de la flexibilité et de la liberté de mouvement.

Enfin, comme dans Habibi, le graphisme de Space Boulettes est foisonnant et le langage est souvent intégré aux images (dans les écrans, sur les murs, sur la peau du père…) : n’est-ce pas une façon de dire que le monde est à décrypter, à décoder, à explorer du regard pour en extraire le sens ?

Pour le meilleur ou pour le pire, le monde est essentiellement chaotique à mes yeux. Le rôle de l’art est d’encadrer, de contenir, de donner quelque peu forme à ce chaos afin d’aider nos esprits humains à le comprendre malgré nos limitations. La science, les mathématiques, et même la religion, remplissent certainement des rôles similaires.

Craig Thompson, Space Boulettes, Casterman, 24 € 95 (33 € pour la version Deluxe)