Isabelle Zribi : Cracher des crapauds, ouvrir des boîtes crâniennes

Je n’ai aucun respect pour l’écrit. Qu’y-a-t-il de plus déprimant que des mots alignés les uns à la suite des autres comme un immense chapelet de saucisses ? Ils ne me disent rien, je ne les aime pas. Il y en a trop peu pour qu’ils signifient véritablement quelque chose. Si j’écris, c’est dans un seul but : pour parler.

Je ne peux nier que cet élan porte l’empreinte d’une position de l’enfance. Très tôt, vers quatre-cinq ans, j’ai pris une décision invisible mais radicale. Père et institutrice avaient accompli leur travail d’éducateurs. Ils m’avaient convaincue qu’il m’était interdit de parler quand et comme je le voulais. J’ai donc cessé d’utiliser la langue orale pour transmettre ce que j’avais à dire. Extérieurement, j’étais quelqu’un de très bien, docile, opinant fréquemment de la tête. Mais intérieurement, je n’étais d’accord avec rien et bourdonnais de mots à venir. J’étais exactement le contraire du cancre de Prévert, poème qu’on nous faisait apprendre avec religiosité : je disais oui avec la tête, et non avec le cœur.

Amatrice de contes de fées, je me demandais si je cracherai des perles ou des crapauds quand je me déciderai à parler. Je penchais plutôt pour les seconds. J’avais raison. J’écris aujourd’hui avec cette même impulsion vengeresse. Plus personne ne m’interdit de parler. Mais c’est la pauvreté de la langue qui m’opprime. Je n’ai qu’elle et pourtant, elle ne permet rien, incapable de traduire ce qui est éprouvé, pensé, senti. Les mots sont si ternes, si fades, que j’ai peine à m’y glisser.

Je pars à la recherche de cette parole qui me fait défaut. Je n’ai rien à faire du style et de sa prétendue beauté. A en entendre certains, la littérature serait une entreprise vénérable et aristocratique, où les belles plumes se croiseraient en des joutes d’élégance. Par pitié, si vous voulez de la beauté, allez admirer des glaciers. Et pourtant, l’écriture qu’on appelle blanche ne me convainc pas davantage. Il faut avoir une foi incroyable dans la langue pour penser qu’il existerait une écriture qui ne porterait aucune couleur et qui permettrait de voir la réalité en transparence.

Je me sens proche de ces inventeurs de robots, déterminés à reconstituer le mouvement humain. Comme eux, j’aspire à injecter de la personne dans une chose – pour moi, un livre. Mais leurs créatures sont insuffisantes à mes yeux. La magie de leur apparition est malheureusement mise à mal par leur absence de conscience et de désordre. Ce ne sont que des humanoïdes, se bornant à ressembler à des humains. Ce trait les rapproche du personnage classique. Lui aussi est un humanoïde. Omniprésent, il est réduit à certains traits : nom, métier, sexe, physique, environnement, orientation sexuelle, statut conjugal, caractère, milieu social, pays d’origine, etc. Et si on entre dans sa psychologie, on ne trouve dans son for intérieur qu’un cheminement ordonné et cohérent, loin de la réalité. Naturellement, une perméabilité, une sympathie peut se créer avec le personnage classique. Mais sa définition et ses contours, trop précis, font obstacle à la plénitude de la rencontre.

En réalité, je me sens encore bien plus proche de ce scientifique à l’ambition étrange, Ray Kurzweil, qui conserve l’espoir de reproduire le cerveau de son père compositeur, mort quand il avait 22 ans. Ce n’est pas une apparence d’être humain, mais l’être humain lui-même, qu’il voudrait mettre sur pied, et en mieux, car il sera immortel. De la même manière, j’aspire, c’est un idéal bien sûr, à mettre en mouvement non pas un simple personnage mais une personne. Je m’intéresse particulièrement à ce qu’elle pense, ce qui n’exclut pas l’émotion au contraire, car je suis attentive à la pensée émotive, celle qui est mue par les affects. Je supprime ou du moins j’estompe les traits identifiants de mes créatures. J’éradique leur apparence. Je leur ouvre la boite crânienne. Je dévoile leur désordre. Comme le lecteur, dont les pensées l’étendent bien au-delà du visible et de son corps, ces êtres n’ont pas de contours. Ils se déploient à mesure de la lecture. J’emploie volontiers la première personne afin que le lecteur puisse s’y perdre et s’y retrouver. Je souhaite qu’il fasse l’expérience intense de cet autre, que j’ai créé ou recomposé, et fais le vœu qu’il se fondra à lui. Je laisse entendre que tout est vrai. Le récit doit être ressenti comme tel, pour que cette absorption du lecteur par la personne fictionnelle se fasse entièrement.

Isabelle Zribi

Isabelle Zribi a récemment publié Quand je meurs, achète toi un régime de bananes, éditions Buchet Chastel, 2014.