Zeugma mon amour

En ouvrant ma boîte aux lettres et ce petit livre de Jérôme Garcin, ce matin, mon sang de critique n’a fait qu’un tour. Flaubert, Proust, Céline, Frédéric Dard, Hugo, ils ont tous succombé un jour à l’appât du zeugma comme on écrit à son contrôleur des impôts : avec déférence et la plume tremblante. Et l’auteur des Meilleurs zeugmas du Masque et la Plume de leur rendre un hommage appuyé et ce qui leur appartient.

Jérôme Garcin a rassemblé dans Les meilleurs zeugmas du Masque et la Plume ce que la production littéraire, artistique et humoristique a fait de mieux à travers les âges. Sorte de bréviaire indispensable réhabilitant le procédé stylique qui vient du grec (tout vient du grec et à point à qui sait attendre) et illustré par Jochen Gerner et de nombreux exemples, Les meilleurs zeugmas du Masque et la Plume est une ode au délicat maniement de la langue qui consiste à « rattacher syntaxiquement à un mot polysémique deux compléments (ou plus) qui ne se construisent pas de la même façon ou qui ne correspondent pas au même emploi de ce mot ».

Joug avec les mots

Si la contrepèterie est le vil art de décaler les sons, le zeugma serait donc ce noble procédé qui enrichit syntaxiquement et sémantiquement des phrases qui, dès lors, s’animent paradoxalement sous l’influence de cette alchimie particulière qui consiste à « unir, joindre, mettre sous le joug » des mots qui ne vont pas très bien ensemble (en Beatles dans le texte). Didactique et éclairé, Les meilleurs zeugmas du Masque et la Plume est un voyage dans le temps et l’espace littéraire et conjugue l’amour du zeugma et le verbe recenser en un mini livre qui regorge d’exemples emblématiques de l’art d’accoler des mots a priori incompatibles, « des adjectifs qui s’ignorent et des épithètes qui d’ordinaire se tournent le dos ».

« Je prends : le taureau par les cornes, mon courage à deux mains et le parti le plus sage ».
San-Antonio (La vérité en salade)

Zeugme est un autre

Sans tourner à l’auto panégyrique du Masque et la Plume, Les Meilleurs zeugmas de Jérôme Garcin est tout de même un hommage tout en congratulations et en rendu à César ce qui appartient à Jean-Louis Ézine. A l’été 2014 en effet, au cours d’une émission consacrée à la rentrée littéraire, le chroniqueur masqué s’étonnait « qu’un auteur américain (James Salter, NDLR) sacrifiât avec un tel plaisir et une telle maestria à une figure de style plus germanopratine que new-yorkaise : le zeugma (…) ». Devant l’incrédulité de ses coreligionnaires, « Jean-Louis sortit l’arme de définition massive. Il fit appel à Pierre Desproges (…) ».
Il n’en fallait pas plus pour que le zeugma devienne « l’animal fétiche, la mascotte, le totem de l’émission ».

Évidemment, comment ne pas citer (ce dont Jérôme Garcin ne se prive pas) Pierre Desproges, le maître ès zeugma, qui a souvent usé et abusé de la figure pour le plus grand plaisir de nos zygomatiques ? Dans son Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, le pourfendeur de Saint-Exupéry, trousseur de mots et amateur de bonne chère, réalisait cette figure périlleuse qu’est le double zeugme avec ce célébrissime « après avoir sauté sa belle-sœur et le repas de midi, le Petit Prince reprit enfin ses esprits et une banane. » CQFD.

« Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats. »
Marcel Proust (Du côté de chez Swann)

Chansons (Gainsbourg, Zazie, Sardou), cinéma (Demy, Leconte), théâtre (Racine, Tchekhov), titres d’articles journalistiques, le zeugme est partout. Jusque dans la vie quotidienne et les moteurs de recherche, au point de faire dire à Jérôme Garcin qu’en chaque plumitif lambda (voire bêta ou epsilon) sommeille un Monsieur Jourdain de la formule. Et de dénombrer des exemples de la zeugmatitude moderne (« Expérience : taper dans la barre de Google « convertir au ». Et l’ordinateur proposera la liste : « christianisme, judaïsme, format mp3… »), ou dans les nombreux courriers des lecteurs adressés à la rédaction du Masque et la Plume (« Ici, c’est Paris, et ma chambre », « on ne peut pas passer à la fois de durs concours et la serpillière »)…

Ludique et drôle, Les meilleurs zeugmas du Masque et la Plume se lit comme un petit précis de zeugmaphilie pour tous qui égayera pour une somme modique votre humeur et votre bibliothèque.

Jérôme Garcin, illustrations de Jochen Gerner, Les meilleurs zeugmas du Masque et la Plume, Folio, avril 2016, 108 p., 7 € 70