Darragh McKeon : Chronique du monde après l’apocalypse

Dans une page de remerciements, à la fin de son premier roman, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, l’écrivain irlandais Darragh McKeon cite, parmi d’autres influences, Svetlana Alexievich et sa Supplication (Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse). Et la filiation entre les deux livres est en effet troublante, la réponse de la fiction à l’enquête, une forme de transfictionnalité avec le réel et le document comme point d’appui commun, le prolongement dans Tout ce qui est solide d’un dialogue ou de ces discours qui innervent La Supplication, « des bribes de conversation », pour dire non pas seulement une catastrophe technologique et écologique majeure mais des drames humains, intimes, l’histoire collective comme singulière d’un événement.

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Le 26 avril 1986 devient le centre de rayonnement d’une interrogation multiple, passant par toutes les formes de discours : archives, documents, enregistrement de témoignages et récit. Darragh McKeon rappelle combien des livres mais aussi des documentaires sont les matrices de son roman, fiction chorale entée sur l’Histoire, une journée diffractée, la chronique de vies soudain emportées par la catastrophe.

Darragh McKeon emprunte le titre de son roman à Marx et son Manifeste, plaçant ainsi en exergue du récit l’une des clés du livre : « tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui était sacré, se trouve profané et à la fin les hommes sont forcés de considérer d’un œil détrompé la place qu’ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels ». Son roman est aussi le récit d’un système agonisant, oublieux de ses principes fondateurs, gangrené… L’utopie communiste implose en même temps que la centrale, comme le sous-entend la seconde citation en exergue, cette fois empruntée à H.G. Wells, soulignant que « la radioactivité est une véritable maladie de la matière », « contagieuse », touchant les atomes sains : « c’est à l’échelle de la matière la même chose que la décadence de notre culture ancienne au sein de la société : une perte des traditions, des distinctions et des réactions attendues ».

C’est ce jeu que déploie Darragh McKeon, autour de quatre personnages principaux dont les existences se trouvent contaminées (et pour certaines détruites) par Tchernobyl en tant que symbole de la chute d’un système. Tout commence en avril 1986, dans un court avant, comme si ce dernier avait été balayé par la catastrophe. Le lecteur rencontre Evgueni, à Moscou, un enfant dont le cerveau est comme la chambre d’échos du monde, surdoué du piano ; Grigory, chirurgien en chef, déprimé par l’échec de son mariage ; Maria, son ex-femme, longtemps journaliste et dissidente, qui travaille désormais à la chaîne comme pour éteindre (un moment du moins) sa rage politique et son besoin de changement ; Artiom, 13 ans, qui vit dans un village proche de la centrale et s’aperçoit, un matin, combien la couleur du ciel est différente, « d’un rouge profond. On dirait que la croûte terrestre s’est retournée, que la lave incandescente est en suspens au-dessus de la terre ».

C’est le début de l‘instant suivant qui marque le début d’autre chose, un léger basculement dans l’ordre naturel, le moment qu’ils rapporteront dans les milliers de conversations qui marqueront leur vie à venir.

La centrale de Tchernobyl dysfonctionne, l’accident nucléaire est inévitable, le réacteur entre en fusion et rien ne permet d’enrayer la machine : « le texte a été effacé, les paragraphes masqués sous d’épaisses lignes noires. Pareil événement ne peut être toléré, ne peut être envisagé (…). Le système ne dysfonctionnera pas, le système ne peut pas dysfonctionner, le système est la glorieuse patrie ».

La suite du roman explore l’après, les morts immédiates, les « liquidateurs » sacrifiés, les populations déplacées, les mensonges d’État, la double chape sur l’URSS et le reste de l’Europe — radioactive et gouvernementale, l’une niant l’autre — et raconte ces hommes et ces femmes qui « se sentent si seuls, chacun en lui-même, mais aussi de façon collective ». Le roman, sobre, humain, implacable, juxtapose des destinées à jamais liées par un même événement. Le récit, non linéaire, choral, fait de la polyphonie qui le structure la figuration d’une solitude fondamentale, d’une cohésion (voire une cohérence) impossible, quand la catastrophe a tout morcelé, quand toute lutte se tourne désormais vers la survie.

Grigori est appelé sur place, il sera de ceux qui vont « devoir nettoyer tout ça à mains nues ». C’est à travers lui que le lecteur revit la catastrophe et les semaines qui la suivent : Grigori se heurte à la bureaucratie, aux suites sanitaires proprement terrifiantes et pourtant si réelles. « Il n’est rien d’inimaginable qui ne puisse être vrai. Voilà ce qu’il pense ». Tchernobyl n’est pas un moment ou un événement, ponctuel, la catastrophe se transmettra sur des générations, « même les actes d’amour les plus intimes (…) seront gâchés : leurs descendants hériteront de cette tragédie ».

Quelle est alors la place de la fiction dans ce réel ? Donner chair à l’abstraction, mettre l’actualité en perspective et le vrai en roman, rendre la densité de ces destins brisés, nous conduire au cœur du réacteur, d’un système politique comme des êtres. Mais aussi, comme le dit Maria à Evgueni, en 2011 à Paris, se souvenir : « le passé exige qu’on lui soit fidèle. Je me dis souvent que c’est la seule chose qui nous appartienne vraiment ».

Darragh McKeon, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air (All That Is Solid Melts Into Air), traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, éd. Belfond, 400 p., 22 € — Lire un extrait

Svetlana Alexievitch, La Supplication, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain, Le Livre de poche, 253 p., 5 € 80

Cet article a été publié le 26 janvier 2016. Il est repris pour son lien avec le trentième anniversaire de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl.