Deleuze aujourd’hui : ironiste éducateur

Deleuze Guattari Qu'est-ce que la philosophie ? (Détail couverture éditions de Minuit)

Deleuze ironiste ? Deleuze éducateur ? Il faut commencer par camper le décor qui vit surgir ce personnage équivoque. Imaginons Bruxelles au tournant des années 1980. A la fin de la décennie, l’atmosphère du campus de l’Université – de l’Univers et de la Cité – aura changé du tout au tout. Remise en ordre et au pas des esprits et des apparences : coupés, les longs cheveux en bataille et les barbes hirsutes ; remisés, les vêtements aux couleurs vives et les foulards bariolés – ce sera désormais le règne uniforme de la monochromie, des coupes sévères, des épaulettes démultipliant la carrure des filles non moins que des garçons.

Quelque 10 ans plus tôt, en revanche, le campus de l’ULB respirait encore l’ambiance tumultueuse de l’après Mai 68 – notamment au cours d’Introduction historique à la philosophie par lequel Pierre Verstraeten initiait sans préambule (et en les traumatisant pour la plupart) les étudiants en première année de Droit, Lettres, Sociologie et Philosophie rassemblés pêle-mêle dans de grands auditoires où il était encore permis de fumer. La rumeur qui circulait alors à propos des cours de philo de Verstraeten dans le lycée où je terminais mes études secondaires, m’attira à l’Université – dans le vague élan rimbaldien de « changer la vie » plutôt que d’accumuler des connaissances théoriques ou de viser à obtenir quelque diplôme garant de réussite professionnelle.

Je fus aussitôt comblée dans mon aspiration en découvrant Deleuze dans l’extraordinaire mise en scène philosophique qu’en proposait Verstraeten. Durant le premier semestre, nous nous familiarisions avec le « travail du négatif » et les « ruses de la raison » dans l’Histoire (Révolution française-Terreur-Etat de Droit). L’automne et l’hiver se déroulaient au rythme dialectique des triades hégéliennes auxquelles Verstraeten parvenait à conférer tout leur prestige en jouant à sa manière de la formule lancée tour à tour par Blanchot et par Derrida : Hegel a raison… mais il a tort d’avoir SEULEMENT RAISON. Et puis, aux premiers jours du printemps, coup de théâtre philosophique : on découvrait brusquement, avec Deleuze, l’antidote philosophique à la lourde machinerie dialectique : la légèreté dansante de la répétition différentielle, les révolutionnaires machines désirantes esquissant et appelant la création de devenirs-minoritaires inouïs – certes destinés à retomber tôt ou tard dans l’Histoire mais sans jamais s’y réduire ni y trouver leur source ou leur finalité ultime. Ainsi, à l’approche de mai, Deleuze donnait-il soudain à penser qu’il y avait, contre toute attente, mille percées ludiques pour démentir le décret hégéliano-marxiste de la « fin de l’Histoire » – et un « humour pervers » (Je sais bien… mais quand même…) pour démystifier la formule structuraliste sans appel de la Loi de l’Ordre symbolique : Il n’y a pas d’Autre de l’Autre … Enfin, le cours de Verstraeten s’interrompait sans se conclure à la veille de la session d’examens durant laquelle chaque étudiant avait le choix : soit de parler mais forcément en son nom propre de Deleuze, soit de s’en tenir plus scolairement aux commentaires des auteurs du programme (Platon ou les Stoïciens lus par Hegel, etc.).

Autant dire que, sous le prisme de Verstraeten, Deleuze s’imposa d’emblée à moi avec la stature « monumentale » de l’Éducateur – au sens que Nietzsche donnait à ce terme dans ses Considérations inactuelles : le philosophe qui ne présente pas un « système » à la façon de Hegel, mais bien plutôt une « haute possibilité » et un « style de vie » susceptible d’être répété en élevant à sa « nième puissance » la « singularité de l’existence ». Dans l’élan situationniste qui était le mien à cette époque, Deleuze rejoignait Nietzsche : philosophe-artiste et médecin de la civilisation appelant à ce vivifiant « combat pour la culture » qui passait par la création de nouveaux modes d’existences actifs et affirmatifs, et qui réclamait l’invention d’un style inédit permettant la communication indirecte de ce que Klossowski nomma, à propos de Deleuze non moins que de Nietzsche, « l’inenseignable » : la singularité et l’intensité d’un pathos, tonalité d’un style intraduisible en termes de concepts généraux.

Éducateur ou Maître s’entend donc ici au sens paradoxal que Deleuze donna lui-même à ce terme en évoquant Sartre (« Il a été mon Maître ») ou encore ces « seuls Maîtres » qui ne disent pas « fais comme moi » mais « fais avec moi » et qui « savent émettre des signes à développer dans l’hétérogène ». Tristesse des générations sans maîtres… Il y a évidemment un soupçon d’ironie dans une invitation à « l’anarchie couronnée » qui, au lieu de proclamer « Ni Dieu ni Maître », fait de la rencontre avec le Maître-éducateur l’occasion (la chance unique) d’une libération permettant au Moi de s’arracher à l’emprise des assujettissements qui le composent « tout d’abord et le plus souvent ». C’est qu’un tel Maître n’a rien d’un Modèle à suivre. Il s’impose avec l’impact perturbateur d’une « catastrophe » : tel le déferlement intempestif d’un « courant d’air d’arrière-cour » qui fait voler en éclats l’ordre quotidien des habitudes et déclenche le cours imprévisible d’une individuation risquée du penseur au gré d’un devenir-animal-végétal-moléculaire…imperceptible.

Pour ma part, chez Deleuze comme chez Nietzsche, j’apprenais que le devenir-philosophique commençait par un rapport « monumental et anecdotique » à l’Histoire enfin remise au service de la vie – une lecture des philosophes qui ne relevait pas de l’érudition historique mais bien plutôt de l’affabulation créatrice sous le signe de l’oubli actif et des plus hautes puissances du faux. J’éprouvais aussi que la tonalité fondamentale de cette rencontre événementielle était la joie. Qu’il s’agisse en effet de Schopenhauer, de Montaigne et des Présocratiques pour le jeune Nietzsche, ou de la trinité Nietzsche/Spinoza/Lucrèce et de Sartre pour le jeune Deleuze, le Maître éducateur a ceci de typique que, toujours, son pathos et son style sont joyeux et légers – comme chez Machiavel et Pétrone où, disait Nietzsche, même les pensées les plus « longues, lourdes, dangereuses » sont énoncées « sur un rythme de galop de la plus insolente bonne humeur ». C’est en ce sens, me semble-t-il, que Deleuze déclara en 1972 que celui qui n’avait pas compris ce qui faisait rire dans un aphorisme de Nietzsche, quelle en était la distribution d’ironie et d’humour, celui-là n’avait encore rien compris. Et c’est aussi ce qui a fait de Deleuze mon Maître-libérateur : cet art singulier, face aux plus graves problèmes, d’insuffler la tonalité d’une joie qui allège et donne un « sentiment de forces accrues ».

Rencontrer son Maître libérateur, dans la vie ou dans les livres, c’est là le privilège et le lot de la jeunesse. Il faut d’abord être capable d’admiration véhémente, disait Nietzsche. Et Deleuze à Michel Cressole : « le jour où je ne serai plus capable d’admirer je me sentirai comme mort » (cf. « Lettre à un critique sévère », in Pourparlers, Minuit, 1990). Ensuite, vient la maturité et le véritable départ de la pensée « là où les choses prennent de la vitesse » – moment que marque souvent le symptomatique renversement de perspective énoncé par Nietzsche : s’apercevoir que l’on considère soudain très loin en-dessous de soi ce que l’on avait jusqu’alors le plus admiré. On sait ce qu’il en coûta à Schopenhauer comme à Wagner sous la plume nietzschéenne. Avec Deleuze, en revanche un tel revirement et désinvestissement affectif n’a pas vraiment eu à se produire (ni dans son rapport à Nietzsche ni dans mon rapport à lui). Sans doute parce que dans son cas l’Éducateur avait su se faire ironiste et que le rire emportait avec lui tous les retournements de perspective comme « sur un balai de sorcière ».

Démêlons encore le fil compliqué du temps pour nous situer à présent au début des années 1990. « Fille prodigue » à ma façon, me voilà revenue à l’Université libre de Bruxelles après sept ans d’absence – et bientôt engagée par Verstraeten comme assistante-chercheuse. On imagine le péril résultant d’un double changement de position par rapport à Deleuze puisqu’il m’incombe désormais de l’« expliquer » aux étudiants, et que, d’autre part, Deleuze se retrouve, avec Qu’est-ce que la philosophie ?, au centre et non plus à la périphérie du cours de Verstraeten. Dissipée l’atmosphère éminemment politique des lectures de Capitalisme et schizophrénie où Deleuze intervenait en marge et en riposte ludique aux grands philosophes de l’Histoire. Nous sommes désormais à l’âge « postmoderne », sans utopie, et il nous reste à trouer et « faire fuir » le commentaire du livre deleuzien de mille percées littéraires, cinématographiques ou philosophiques multidirectionnelles et atéléologiques.

Mais voilà qu’en novembre 1995, c’est la consternation. Avec la mort inopinée de Deleuze se tarissait instantanément la source où s’alimentait le renouveau perpétuel de nos péripéties philosophiques – les rebondissements, mises en suspens et bifurcations du cours de Pierre Verstraeten occasionnés par chaque nouvelle publication deleuzienne. Deleuze – désormais prévisible – allait-il donc devoir réintégrer finalement le Panthéon des grands philosophes que nous aimions lire – devenant inévitablement aussi la proie des commentaires et l’objet docile des ouvrages universitaires qui s’étaient mis à proliférer à son sujet ? Pour ma part, et quoique je lui ai consacré ma thèse de Doctorat, Deleuze me sembla toujours capable de résister à la réintégration pure et simple dans le corpus universitaire par la grâce de ce qui s’imposa à moi comme une véritable poétique/politique de l’ironie.

Cette poétique deleuzienne – qui libère l’ironie du règne de la subjectivité et de sa négativité infinie en en teintant d’humour les facettes socratique et romantique – ne se laisse évidemment pas cantonner aux seuls exposés théoriques articulant ironie et humour depuis Proust et les signes. Sa mise en œuvre, d’autant plus efficace qu’elle ne se déclare pas ouvertement, me semble éclater surtout dans le contexte problématique des entretiens suscités après 1972 par le succès retentissant de L’Anti-Œdipe. L’ironie se faisant parade à la menace de « récupération » ou de normalisation de la philosophie deleuzienne par ses commentateurs. Qu’on relise à cet égard l’échange de lettres occasionnées en 1973 par le premier en date des commentaires proposant une vue rétrospective sur l’ensemble de l’œuvre deleuzienne. Entre Michel Cressole et Deleuze, le décalage du ton est tel qu’il ressuscite à sa manière l’atmosphère des comédies d’Aristophane où, comme au reste dans les traités d’Aristote, l’eirôn était défini par contraste avec un second personnage (tel Zarathoustra accompagné de son ombre ou de son nain bouffon) : l’alazôn – le vantard fanfaron. Là où ce dernier exagérait à outrance ses talents et présumait de sa supériorité sur son interlocuteur, l’ironiste se présentait au contraire comme ce « personnage dissimulé » qui minimisait à l’excès ses qualités réelles. Depuis Socrate – ce Silène dont la laideur et l’ignorance déclarée cachaient la beauté et la sagesse secrète –, l’ironie sied au philosophe éducateur et à sa « communication oblique ». Tant on connaît l’efficacité redoutable de la feinte socratique qui permet de triompher du vantard ou du sophiste en « arrivant en retard au rendez-vous » et en se mettant toujours en position, sous le masque de l’ignorance, d’être le seul à poser les questions sans jamais devoir répondre à celles de son interlocuteur…

Toute empreinte de « l’insolence de la jeunesse », la lettre avec laquelle Cressole ouvre le tir est bien digne d’un alazôn : joli fanfaron qui traite Deleuze avec hauteur et familiarité pour lui demander des comptes sur sa vie et son œuvre. Par contraste, la réponse deleuzienne adopte sensiblement la posture socratique de l’eirôn – tout se passant comme si le ton déplaisant de Michel Cressole avait suscité la riposte ironique et humoristique d’une surenchère d’humilité et d’impuissance feinte qui empreint le récit que Deleuze fait de la « manière dont il voit » sa trajectoire – depuis son point de départ dans l’histoire de la philosophie jusqu’aux collaborations avec Félix Guattari. « Alors j’en viens à ta première critique, où tu dis et redis sur tous les tons : tu es bloqué, tu es coincé, avoue-le. Procureur général. Je n’avoue rien. Puisqu’il s’agit par ta faute d’un livre sur moi, je voudrais expliquer comme je vois ce que j’ai écrit. Je suis d’une génération, une des dernières générations qu’on a plus ou moins assassinée avec l’histoire de la philosophie ». Suit le passage, redéveloppé dans Dialogues et maintes fois commenté par la suite, où Deleuze « explique » que s’il « a fait longtemps de l’histoire de la philosophie et écrit des livres sur tel ou tel auteur », c’est parce que, contrairement à d’autres philosophes de sa génération (on pense en particulier à Foucault, Althusser ou Derrida), il n’avait pas, quant à lui, réussi à créer les moyens de « s’en sortir ». Deleuze, en « impotent pervers », se serait donc donné de petites compensations en faisant un « enfant dans le dos » à Bergson, Hume ou Kant, jusqu’à ce que sa lecture tardive de Nietzsche le libère en lui donnant le goût de dire des choses très simples en son propre nom. Nietzsche éducateur-libérateur insufflant enfin à Deleuze l’impulsion et la force d’écrire Différence et Répétition et Logique du sens….

1540-1La teneur ironique de ce récit apparemment autobiographique, avant d’être socratique, est tout simplement rhétorique : antiphrastique, elle joue de la tension paradoxale entre les mots et les choses, le discours et les faits, et s’autodétruit au fur et à mesure de son déroulement en tant que cette véridique relation historique qu’elle prétend être. Car Deleuze présente à l’envers son rapport à Nietzsche en affirmant qu’il l’a lu tardivement – alors que les données biographiques attestent au contraire que c’est « précocement » que Nietzsche s’imposa à l’attention de Deleuze qui fréquentait, dès sa jeunesse, les cercles nietzschéens (où il fit notamment la connaissance de Klossowski).

Seconde aberration chronologique : cette lecture tardive aurait enfin libéré Deleuze de l’emprise de l’historiographie, et aurait rendu possible l’écriture de Différence et Répétition et Logique du sens. N’est-ce pas là une « histoire à dormir debout » pour qui s’avise qu’en 1962 Nietzsche et la philosophie est la première et non la dernière en date des monographies publiées durant les années soixante – après les neufs ans de « silence » qui ont suivi le livre sur Hume en 1953 (Empirisme et subjectivité) ? Comment croire dès lors que le « choc libérateur » du nietzschéisme, pour rendre son effet, ait dû attendre six ans encore consacrés à la rédaction des livres sur Bergson, Proust, Kant, Spinoza ? Tout aussi antiphrastique me semble l’affirmation suivant laquelle Nietzsche et lui seul aurait échappé au traitement réservé aux autres philosophes lus par Deleuze. De fait, loin de s’en isoler par le style, Nietzsche et la philosophie s’imposerait plutôt dans la galerie de portraits deleuziens à la façon d’un chef d’œuvre attestant par excellence « l’art de faire ressemblant par des moyens différents ».

Perceptible d’abord dans son aspect rhétorique d’antiphrase (lecture tardive pour lecture précoce), la portée proprement philosophique (socratique et aussi romantique) de l’ironie qui empreint le récit autobiographique deleuzien nous est suggérée un peu plus loin par le détour d’une remarque fort instructive : « Mais qu’est-ce que tu sais de moi », écrit en effet Deleuze à Cressole, « une fois dit que je crois au secret, c’est-à-dire à la puissance du faux, plutôt qu’aux récits qui témoignent d’une déplorable croyance en exactitude et vérité ? ». Peut-on mieux signaler qu’il n’y a pas lieu de prendre le récit deleuzien à la lettre ou au premier degré mais qu’il faut y entendre une ironie à la fois socratique (secret, masque de modestie, dissimulation et dédoublement permettant la communication oblique) et romantique – parabase ou mise à distance critique de l’œuvre en cours de création par un dédoublement réflexif et ludique inspirant, chez Deleuze non moins que chez Nietzsche, un rapport monumental et anecdotique à l’histoire comme « mise en légende » et « devenir » du philosophe sous le signe des puissances du faux et de l’oubli actif – antidote à l’hypertrophie du sens historique. Affabulation légendaire et présentation paradoxale d’un rapport « embrouillé » à Nietzsche et à l’Histoire de la philosophie qui par la grâce de l’ironie ne cessera plus de filer entre les doigts de tout commentateur s’adonnant à la critique historique des sources deleuziennes.

Davantage que dans la lettre à Michel Cressole où Deleuze se borne à « feindre l’impuissance » à l’égard de l’emprise délétère de l’histoire de la philosophie, la teneur proprement socratique de l’ironie deleuzienne éclate dans l’ouverture de Dialogues où Deleuze revêt le masque artaldien de l’aphasique et de l’acéphale en feignant pire que l’ignorance : « l’impossibilité de dire et de penser » qui lui permet sans aucune indélicatesse de faire savoir d’entrée de jeu qu’il ne répondra à aucune des questions qui lui seront posées au cours de l’entretien – se réservant le droit de « fabriquer » les seuls problèmes qui lui importent et invitant son interlocutrice à en faire autant.

Cette dimension socratique de l’ironie deleuzienne me frappe aussi dans l’amorce de la conférence à la F.E.M.I.S où Deleuze, devant un public d’élèves cinéastes, « feint l’épuisement » (Cf. le personnage de L’épuisé) en se recroquevillant en boule sur son siège pour lancer dans un souffle presqu’inaudible : « Je voudrais moi aussi poser des questions, en poser à vous, et à moi-même ». N’y a-t-il pas là une amplification admirable de la feinte socratique en « contre-effectuation humoristique » de la part ineffectuable de l’événement-emphysème effectué douloureusement dans la chair de Deleuze ? Prodigieuse transmutation de l’essoufflement bien réel d’un corps épuisé, en un souffle spirituel qui semble émaner d’une « plus haute puissance de vie » impersonnelle libérant le flux singulier d’une « parole pensante » qui s’élève en crescendo. Et l’on se souvient du mouvement de fuite dessiné par « la tête penchée qui se redresse pour crever le plafond » chez Kafka lu par Deleuze…

9782707313898_1_75Du personnage conceptuel de l’Epuisé, j’en viens à celui du Vieillard dans Qu’est-ce que la philosophie ? dont l’Introduction (signée Deleuze sans Guattari) me paraît rejouer une dernière fois l’altercation comique du fanfaron et de l’ironiste ad majorem philosophia gloriam… La vieillesse qui était effectivement celle de Deleuze en 1991 devient personnage conceptuel du philosophe lorsqu’elle se dédouble pour déployer humoristiquement la « splendeur immaculée » de la part ineffectuable de son événement. Transmutation de la lenteur et de la faiblesse effectives du corps en célérité virtuelle infinie de la pensée créatrice qui se dresse impérieuse pour « lancer un trait qui traverse les âges ». Telle la démultiplication des masques de l’acteur jouant un vieillard mimant une jeune fille qui danse…

Comprenons que s’il faut attendre Minuit et l’heure tardive de la Vieillesse pour devenir apte à poser la question « qu’est-ce que la philosophie ? » et ce, alors même que l’on détenait déjà la réponse inchangée (la création de concepts), c’est bien que la Vieillesse s’est faite ironique : personnage ou masque permettant à Deleuze – « parlant pour » la philosophie même – de faire pièce au jeune fanfaron alazôn à l’époque du Marketing et de la Communication postmoderne. « Comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept (…). Mais plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir sa tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes ».

Vingt ans après la mort de Deleuze et deux ans après celle de Verstraeten, c’est bien toujours le rire philosophique qui emporte mes larmes au souvenir de mes deux « maîtres-éducateurs ».

Isabelle Ginoux est Chercheur au Département de Philosophie de l’ULB.