Kate O’Riordan : fiction et manipulation (La fin d’une imposture)

Kate O’Riordan est Irlandaise, écrivain et scénariste. Chacun de ses romans dissèque, avec une précision redoutable, la complexité des sentiments, la puissance dévastatrice de l’intime, la force cruelle des secrets de famille et de la mauvaise conscience. Intimes convictions mettait en lumière les conflits de l’Irlande du Nord et du Sud, à travers l’histoire d’un couple, Kitty Fitzgerald et Danny O’Neill. Dans Pierres de mémoire, elle sondait le poids du passé et de l’amour maternel. Une mystérieuse fiancée, Le Garçon dans la lune ou Un autre amour travaillent eux aussi l’ambiguïté des sentiments, les ravages des secrets, le poids des liens et du passé sur les couples ou les familles, les failles qu’un événement tragique révèle soudain dans l’existence de chacun, la transformant à jamais tant pèse « ce qui rôde dans les tréfonds des souvenirs » (Le Garçon dans la lune).

Son dernier roman, La Fin d’une imposture, est un concentré de son univers, un roman sur la culpabilité et la pénitence — le titre original du livre, Penance — quand le pire s’abat sur une famille jusque là sans histoire mais aussi une fable sur la fiction comme arme de fascination et manipulation.

Un vendredi soir, à 22 heures, Rosalie et Luke Douglas apprennent que leur fils Rod s’est noyé en Thaïlande. Leur couple, déjà bien éprouvé par l’infidélité récente de Luke, implose. « A présent, tout était brisé ». « Rosalie sut avec une clarté limpide qu’ils étaient tous trois en équilibre au bord d’un trou noir : ils en connaîtraient le cœur avant que la noirceur en ait fini avec eux ». En effet, ils ne sont pas au bout de leur descente aux enfers : six mois plus tard, leur fille Maddie, inconsolable de la perte de son frère, s’est rapprochée d’un gang, elle s’accuse de la mort de Rob, et rentre la cuisse déchirée d’un coup de couteau.

« On est brisés à jamais », répète Rosalie. Entre le « vide béant » laissé par la mort de Rod et « Maddie qui partait en vrille », il lui faut pourtant faire face et Rosalie accepte la proposition de son ami prêtre, Tom, se rendre dans un groupe de parole avec sa fille pour tenter de comprendre ce qui lui échappe. « On croit toujours connaître ses enfants » et pourtant… Pourquoi Maddie s’accuse-t-elle de la mort de son frère ? Pourquoi dit-elle que sa noyade n’était pas un accident ? « Peut-être qu’ils étaient tous deux mêlés à une affaire dont on n’a pas la moindre idée ».

Lors des thérapies de groupe, Rosalie et Maddie rencontrent un jeune homme, Jed Cousins, venu lui aussi exorciser un deuil récent. Maddie semble terriblement attirée par cet être si fragile, d’une beauté fascinante — « La première chose qu’on remarquait chez lui, c’était sa beauté. La seconde chose qu’on remarquait, c’était encore sa beauté » —et peu à peu Rosalie, en partie pour sauver sa fille qui semble renaître dans cet amour naissant, en partie parce qu’elle cède à son propre désir, laisse entrer Jed dans leurs vies et dans sa maison. Luke et elle se sont séparés, Jed donne un tour nouveau à leur quotidien, l’illumine en le « faisant pivoter à cent-quatre-vingt-degrés ».

Pourtant Jed se révélera rapidement autre : manipulateur de génie, il semble devancer les moindres désirs de tous, se rend indispensable et, devenu le petit ami de Maddie, il vient même vivre dans leur maison du Surrey, dans la chambre de Rob. Rien n’y fait : ni les mises en garde de Tom, ni les pressentiments de Luke qui voit toute sa vie lui échapper et Jed prendre peu à peu sa place n’arrêtent Rosalie, de plus en plus troublée par le jeune homme, sans qu’elle parvienne à démêler si elle est attirée par sa beauté, par son besoin de le materner, par leurs origines modestes communes, ou, pire, par le trouble érotique qu’il suscite en elle. « Quoi qu’elle en dise, quelles que soient les explications qu’elle se donne, ce n’était pas tant l’obsession de sa fille qui l’inquiétait que la sienne ». A mesure que le roman avance, les circonstances de la mort de Rod se révèlent, l’implication de Maddie dans l’accident se font jour mais l’emprise de Jed sur les Douglas s’accroît elle aussi inexorablement. Et lorsque Rosalie trouve la force de réagir, il est trop tard…

« Le chagrin était l’émotion la plus complexe qui soit » : Kate O’Riordan excelle dans la dissection des sentiments les plus subtils. Son roman a l’efficacité redoutable et retorse des thrillers. Les codes en sont donnés dès les premiers chapitres. A Jed qui lui raconte que sa grand-mère adorait les livres « avec des femmes élégantes sur les couvertures », les « romans à l’eau de rose, vous voyez le genre ? », Rosalie répond qu’elle préfère ceux de Catherine Cookson ou de Danielle Steel, « j’aime les drames et les femmes héroïques ». C’est un peu comme si Kate O’Riordan fixait un cadre à son récit, un modèle dans lequel elle se coule pour mieux le court-circuiter. La fin d’une imposture commence comme une tragédie familiale, se mue très rapidement en portrait d’une mère et femme « brisée » — voyant s’effondrer peu à peu tout ce en quoi elle croyait ou avait pu tenter de construire, flirtant avec les pires tabous pour combler le manque abyssal de son fils — avant de devenir, dans ces derniers chapitres, un thriller haletant.

Les premières pages du roman donnent les pièces d’un puzzle qui ne cesse de se remodeler, les personnages se transforment et révèlent leurs parts d’ombre et le lecteur est pris au piège (comme l’est la famille Douglas dans le récit), il ne parvient plus à s’arracher à cette histoire. Les Anglo-saxons ont un mot pour ce type de livre, un page turner : des textes d’une efficacité aussi diabolique que l’est Jed Cousins, immense imposteur, manipulateur des crises et de la vie d’autrui, aussi irrésistible que la fiction qu’il incarne.

Kate O’Riordan, La Fin d’une imposture (Penance), traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, éd . Joëlle Losfeld, février 2016, 377 p., 22 € 50 — Lire un extrait

Tous les livres de Kate O’Riordan sont traduits en français chez Joëlle Losfeld, Intimes convictions (2002), Une mystérieuse fiancée (2004), Un garçon dans la lune (2008, disponible en Folio), Pierres de mémoire (2009) et Un autre amour (2010, disponible en Folio)