C’est arrivé près de chez vous : Mara Goyet, sous le charme du fait divers

"Une larme de gin, une larme. Une rivière de tonic... Et ensuite la p’tite victime, composée d’une petite olive, d’un p’tit morceau d’sucre et d’un p’tit bout d’ficelle. Et nous avons : Le P’tit Grégory" © C'est arrivé près de chez vous

Comment expliquer le charme étrange et paradoxal que le fait divers, cette « horreur miniaturisée », exerce sur nous ? Cette question est à l’origine de l’«essai» que publie Mara Goyet chez Stock, Sous le charme du fait divers, interrogeant son « inquiétant enchantement », sa « promotion », son « style » et son « esthétique », à travers journaux, romans, films et séries.

Selon Mara Goyet, le fait divers tient du conte de fées : son il était une fois sonde nos peurs les plus ancestrales et fait entrer en scène les personnages de nos cauchemars les plus noirs. Il y a du Petit Poucet dans le petit Gregory, de l’ogre dans Landru, un côté pantoufle de vair dans le pull-over rouge. Une fois tombé dans « l’espace public » (via journaux et télévision), le fait divers relève du mythologique, jusque dans les épithètes homériques et surnoms donnés à ses protagonistes — l’empoisonneuse de Châteauroux, la séquestrée de Poitiers, l’empoisonneuse de Loudun, l’ogre des Ardennes, le cannibale japonais, ad lib. —, jusqu’aux objets élevés en totems et vanités (un congélateur, une scie, un pistolet, une malle sanglante…).

Un élément — criminel ou arme du crime — vient cristalliser notre imaginaire, levier de nos peurs comme de nos fantasmes, fétichisant le fait divers, certains exposés au Musée de la Préfecture de Police de Paris, galerie d’« ex-voto » du crime et d’un Cluedo bien réel.

Le fait divers est tout entier dans les paradoxes et les oppositions quasi terme à terme mais sans manichéisme douillet ou séparation confortable : issu du réel, il est le creuset d’un imaginaire ; atroce, il est fascinant ; horrible, il n’en demeure pas moins incongru, voire surréaliste. Mara Goyet consacre ainsi de très belles pages à Trotsky assassiné à coups de piolet en 1940… au Mexique. L’objet alpin en milieu tropical méduse, renvoie à un sous-texte, la multiplicité des armes du crime possibles (le manche, la pique, etc.) en fait « le couteau suisse de l’horreur » (p. 34).

Dans tous les faits divers qui ont défrayé la chronique, il est un élément qui fait scorie (et donc sens), qui modifie la logique et la chronologie, voire la géographie — la Vologne est désormais indissociable de l’affaire Grégory, les fusillades de masse des USA, la séquestration de Poitiers ou des caves autrichiennes. « Une partie de l’intérêt que nous portons aux faits divers se trouve dans la confrontation entre notre apparente normalité et le surgissement de l’insolite, du monstrueux » (p. 53), un C’est arrivé près de chez vous, en somme, comme le faux documentaire de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde (1992).

C'est arrivé près de chez vous (1992)
© C’est arrivé près de chez vous (1992)

Un détail fait donc systématiquement sens dans le fait divers : ce peut-être un patronyme véritable aptonyme — Romand, Dutroux, Heaulme —, les circonstances du crime qui concentrent une époque, un chiffre, un lieu, l’impossible résolution de l’affaire. Le détail est ce « haïku » ou ces « trois lignes » qui deviendront nouvelles, romans, séries et films. Le fait divers se définit de manière privative (ce qu’il n’est pas) et par sa diversité (un désordre additionnel sans apparente logique, mobilisant imaginaire et réflexion). Comme l’écrit Mara Goyet, p. 124, à partir des fameuses analyses de Barthes, le fait divers ne peut se définir que par accumulation et retranchement, dans ce double mouvement paradoxal d’expansion et de retrait, il est une « chimère », une « alchimie hétéroclite ».

On comprend pourquoi le fait divers aimante les écrivains : Mara Goyet commente L’Age d’homme de Michel Leiris, la maison de Michel Henriot qui hante André Breton dans L’Amour fou, Violette Nozière « ange noir » des Surréalistes ou de Claude Chabrol, le petit Grégory de C’est arrivé près de chez vous, les sœurs Papin de Jean Genet, l’attraction de Genet toujours mais aussi Sartre et Beauvoir pour le journal Détective, le goût de Proust pour ce qu’il appelait son « régal matinal », « cet acte abominable et voluptueux qui s’appelle lire le journal ». Elle évoque Duras, Barthes et l’affaire Dominici, les Je me souviens de Perec, Carrère, Jauffret, des textes, films et aujourd’hui séries TV qui jouent des noces du réel et de la fiction, du factuel et de l’imaginaire face à une histoire qui « fait effet » (p. 169), créant « de la mythologie en instantané » (p. 197).

Le livre de Mara Goyet n’est pas vraiment un essai, contrairement à ce qu’annonce son sous-titre : l’analyse est trop intuitive pour constituer une théorie du fait divers ou même un réel éclairage de ce phénomène social, journalistique et culturel, dans ses présupposés éthiques comme esthétiques. Beaucoup de références sont lacunaires voire manquantes. Mara Goyet sacrifie beaucoup à la formule choc, ne se soucie que peu de précisions (ainsi Essais critiques de Barthes, dans les Pistes de lecture en fin de volume, serait édité chez Gallimard… Le Seuil appréciera). Mais si la qualification d’essai doit être critiquée, Sous le charme du fait divers n’en demeure pas moins une intéressante vue en coupe du phénomène « fait divers », dans une société de l’image et de la télévision, du télé-shopping et de la télé-réalité, de la médiatisation à outrance : le fait divers ne fait pas diversion (c’était la thèse de Pierre Bourdieu), il dit notre époque, celle d’une « fait-diversification du monde » (p. 196). Ce livre est une promenade dans un musée de l’horreur et de la fascination, resté un peu trop « sous le charme », sans doute, mais c’est une dimension assumée par Mara Goyet, expliquant en fin du livre comment, à l’âge où d’autres tiennent un journal intime, elle consignait dans un petit cahier des faits divers recopiés dans Libé

Mara Goyet, Sous le charme du fait divers, éditions Stock, mars 2016, 208 p., 18 €