Don Carpenter : Un dernier verre au bar sans nom

© Christine Marcandier

En postface à Un dernier verre au bar sans nom, Jonathan Lethem raconte sa découverte de Don Carpenter à la librairie d’occasion Moe’s de Berkeley, dans les années 90 : le choc arriva via Deux comédiens et l’évidence d’une « vision des choses si humaine, ironique et captivante ». Puis ce fut Sale temps pour les braves, premier roman de Carpenter, la quête de ses premiers titres dans d’autres librairies d’occasions, l’envie de le rencontrer (trop tard), enfin l’envie, avec George Pelecanos, de le faire découvrir à d’autres lecteurs.

« C’est ici que commence l’histoire d’Un dernier verre au bar sans nom (Fridays at Enrico’s) » : le livre est inédit, c’est le dernier écrit par Carpenter avant son suicide en 1995 mais si le roman était achevé, il n’avait pas été revu par l’écrivain. Certains passages doivent encore être élagués, des répétitions évitées, et Jonathan Lethem se charge de ce travail d’édition. C’est ce roman que les lecteurs français peuvent à leur tour découvrir, grâce aux éditions Cambourakis qui publient toute son œuvre et au travail exceptionnel de sa traductrice, Céline Leroy.

« Tout le monde voulait être écrivain »

Un dernier verre au bar sans nom commence à la fin des années 50 et se poursuit jusqu’aux seventies, à San Francisco puis à Portland, c’est une fresque de la vie littéraire de la côte d’Ouest (avec focales sur New York), à travers un groupe de personnages aux destins contrastés dont le point commun est l’écriture : Charlie Monel et Jaime Froward viennent de se marier, ils sont encore étudiants, nourris de textes littéraires qui sont pour eux un idéal inaccessible, leur couple s’est construit autour des livres, de leur désir à l’un comme l’autre de traduire leurs expériences en romans.

Charlie est vétéran de la guerre de Corée, il sera sans doute, c’est ainsi que Jaime voit les choses, « un écrivain célèbre et admiré, le nouveau Norman Mailer ou James Jones », en attendant d’« écrire le Moby Dick de la guerre » il vit de petits boulots. Jaime, elle, n’a aucun conflit sur lequel écrire, elle est fille de journalistes au San Francisco Chronicle, elle a été élevée dans un milieu aisé a priori sans histoires et c’est lorsque son père meurt sa maîtresse qu’elle comprend que « leur vie n’avait été qu’une imposture, l’image de la famille heureuse, un mensonge. Son père baisait à droite et à gauche depuis des années ». Charlie et Jaime tentent de construire leur couple contre ce passé, d’inventer un présent qui ménage une place à l’écriture et à leurs rêves. Mais peut-on être un couple d’écrivains, vraiment ?

Kenny Gross, lui, sillonne tout San Francisco pour trouver des livres rares, les acheter 50 cents et les revendre plusieurs dizaines de dollars. A Portland, Dick Dubonet écrit des nouvelles qu’il vend, de plus en plus cher, à des revues et journaux comme Playboy. Autour de lui s’est constitué tout un groupe : « à Portland, ils n’étaient qu’une poignée d’artistes divers et variés, et ils se connaissaient tous plus ou moins ». Il y a Martin Greenberg, Linda McNeill qui a fréquenté tous les auteurs de la Beat Generation, Kerouac, Ginsberg, Burroughs, puis ils seront rejoints par Stan Winger, cambrioleur qui aspire lui aussi à devenir écrivain. Puis Charlie et Jaime qui ont quitté San Francisco pour l’Oregon à la naissance de leur premier enfant, « pour s’éloigner de l’intense compétition littéraire ». Charlie enseigne la création littéraire à des étudiants (dont Stan), quant à Jaime, elle déprime à Portland, « elle avait vingt ans et un bébé, vivait au milieu de nulle part », « se sentait comme exilée » et se demande si son mariage et sa maternité n’ont pas signé la fin de ses ambitions.

Le roman suit les différents membres du groupe, le rapport contrasté de chacun à l’écriture comme à la réussite. Charlie est l’écrivain habité, génial mais stérile, il noircit des centaines et des centaines de pages sans se satisfaire de ce qu’il produit, incapable d’élaguer, de construire un roman qui se tienne. Dick voudrait écrire un roman mais il est pris dans la spirale de l’argent facile que lui procurent régulièrement ses nouvelles publiées en revue, enfermé dans le format court. Stan qui n’a pas fait d’études apprend avec Charlie, il lit Maupassant, Tchekhov, Hemingway, Steinbeck, voit Jaime et Charlie s’astreindre à écrire tous les jours au moins une heure (« Quelle discipline, pensa Stan. Rien à voir avec ces conneries sur l’« inspiration » »).

De tout le groupe, c’est Jaime qui trouvera le succès en premier : elle achève son premier roman le 21 août 1962, Washington Street dont les droits sont achetés par la Paramount. Elle a désormais de l’argent, reste à faire accepter à Charlie de vivre avec celui de sa femme, même si « les temps changeaient ».

« Rien n’est jamais aussi pur que ce qu’on s’était imaginé enfant. Prenez l’écriture. Prenez l’amour. Prenez l’amitié »

Fonctionner en groupe, c’est l’émulation mais aussi la rivalité : on se lit, on se soutient, sans pouvoir effacer compétition et rancœurs. Et puis il y a le désir, la jalousie amoureuse, les couples qui se font et se défont. Linda est l’aimant, prise entre son couple avec Dick et son attirance pour Charlie. Longtemps indifférent à la beauté de Linda, Charlie ne supporte pas l’idée que Jaime ait réussi à finir son roman alors que lui en est incapable, il s’échappe avec Linda. Il finira par revenir, tentera de reconstruire son couple à San Francisco comme de faire quelque chose de son propre roman, La Fin de la guerre, rendu fou par les coupes, élagages et réécritures que lui impose son éditeur pourtant persuadé que « ce pourrait être le nouveau Catch-22, ou la nouvelle Ligne rouge », mais désireux de faire un succès commercial d’un roman exigeant.

Stan est arrêté pour des vols, il fait de la prison, y compose un roman de genre pour la collection Gold Medal des éditions Fawcett, voit les portes d’Hollywood s’entrouvrir pour lui, tente, après trois romans noirs, de changer de veine, de s’inspirer de sa propre vie pour écrire, tout en échappant en ses démons, vols et cambriolages qui le renvoient régulièrement derrière les barreaux.

Un dernier verre au bar sans nom suit ce groupe dans ses oscillations et lames de fond littéraires, intimes et géographiques entre Portland et San Francisco, sur plusieurs décennies, et, à travers ces personnages, rend compte de mutations sociales, économiques. C’est toute l’Amérique qui change, les mœurs, la littérature, les mentalités. Si l’on voulait s’adonner au petit jeu constant des comparaisons dans le roman, l’un des socles de l’ironie de Carpenter, on écrirait qu’Un dernier verre au bar sans nom est un peu Illusions perdues en version contemporaine et américaine, immense fresque de la littérature dans ses contrastes et oppositions, splendeurs et misères de l’écriture, avec l’ampleur de focale de Balzac et son sens hallucinant du détail. Tout est là : littérature exigeante et commerciale, édition, journaux, revues, et, chez Carpenter, le cinéma, l’écriture scénaristique, le creative writing. C’est la vie littéraire du « comment écrire » à « comment publier et se faire un nom », résister au succès et à la reconnaissance (ou à leur absence), écrire seul ou en groupe, de l’inspiration au travail quotidien, en passant par les voies annexes du succès (les journaux, le cinéma).

Un dernier verre au bar son nom, c’est aussi tout Carpenter en un roman. L’univers de la prison évoqué dans Sale Temps pour les braves. Hollywood comme dans Deux comédiens ou Strass et Paillettes, la vie d’un groupe d’amis comme dans La Promo 49, la côte Ouest entre Portland, San Francisco et Hollywood. C’est un roman somme qui passe en revue tous les genres possibles, un roman sur l’écriture, l’amitié et l’amour, l’existence dans sa complexité et sa fragilité, la pente des rêves, les démons qui hantent et tout ce qui peut briser des trajectoires.

C’est un texte exceptionnel, habité par la grâce et une infinie détresse, dont un lecteur fidèle de Don Carpenter perçoit les accents autobiographiques — l’écrivain s’est sans nul doute projeté et diffracté dans chacun des personnages — mais dont l’auteur a fait une fable et une fresque universelle, « celle des êtres enfermés dans un corps, et des corps enfermés dans un destin », comme l’écrit Jonathan Lethem dans sa postface, ou les boires et déboires de la génération Un dernier verre au bar sans nom, à jamais la nôtre.

Don Carpenter, Un dernier verre au bar sans nom (Fridays at Enrico’s), édition et postface de Jonathan Lethem, traduit de l’anglais (USA) par Céline Leroy , éd. Cambourakis, mars 2016, 384 p., 24 € et en poche chez 10/18

Lire ici : Don Carpenter, les romans de l’Amérique.