Giorgio Scianna : l’adolescence comme fabrique des rêves (On inventera bien quelque chose)

Giorgio Scianna, On inventera bien quelque chose (détail couverture éditions Liana Levi)

Ils sont deux, les frères Turriani, Mirko 17 ans et Tommaso 11 ans, au centre du roman doux-amer de Giorgio Scanna, On inventera bien quelque chose. Leurs parents viennent de mourir dans un accident et les deux gamins doivent désormais grandir dans cette drôle de « situation », comme les adultes à la sollicitude pesante appellent ce moment, sans très bien savoir quels mots mettre dessus. C’est cette latence, ce moment suspendu et tendu que narre Giorgio Scianna, dans un Bonjour Tristesse à l’italienne, un roman singulier qui explore les contradictions propres à l’adolescence, comme le souligne la citation d’Albert Camus en exergue, « les erreurs sont joyeuses ».

Les deux frères sont dans un entre-deux : celui de l’adolescence, avec ses rêves immenses et toutes les barrières auxquelles ils se heurtent, comme ce désir éperdu de Mirko pour sa petite amie Greta qui ne cesse de se refuser à lui ; l’entre-deux d’une liberté immense et d’une mise sous tutelle puisque les deux frères vivent toujours dans l’appartement des parents, seuls à Milan — « il n’y avait pas de véritables règles chez eux, de règles établies, de comportements imposés, plutôt des habitudes, comme celle qu’ont les saumons de remonter les fleuves » — mais qu’ils doivent rendre compte de leur emploi du temps, de leurs notes, de leurs factures à leur oncle Eugenio, à Pavie, comme au juge de tutelle. La vie bouillonne en Mirko mais il doit prendre soin de son petit frère, gérer le quotidien, faire les courses, finir sa brillante année scolaire dans le lycée scientifique le plus huppé de Milan. Mirko comme le petit Tommaso sont pris entre drame et rires, deuil et avenir, souvenirs et besoin de construire leur nouvelle vie, à deux.

Milan, au centre du roman, est aussi une ville de l’entre-deux, entre ses quartiers chics, où les deux frères sont désormais scolarisés, et Giambellino, où ils étaient avant le drame. « Milan est brutal. Comme Rio de Janeiro, où il suffit de se tromper de rue pour tomber dans une favela, comme les slums de Bombay dans Slumdog Millionaire que ses parents lui avaient laissé voir, à lui seulement, car c’était trop violent pour Tommaso. L’endroit précis où Milan vous bouscule, c’est la via Primaticcio. En deçà, vers le centre, il y a les ateliers de design, les mannequins de la via Tortona ; au-delà, il y a le Giambellino, le vrai. C’est en arrivant au lycée que Mirko avait découvert qu’il avait toujours fréquenté le mauvais côté du quartier. Des années durant, il avait vécu, fort bien, en ignorant la ligne de démarcation ».

Les parents des deux frères sont morts en février, le roman se déroule entre avril et juin, une fin d’année qui pourrait être celle de tous les recommencements comme de tous les dangers. Tout semble en attente : leur vie l’année suivante (l’oncle Eugenio voudrait que les deux frères viennent vivre avec lui à Pavie), Tommaso qui observe sans cesse son frère, « en attente, un vrai chiot », Mirko face aux atermoiements de Greta qui lui demande de l’attendre— « Il faillit lui demander pourquoi. Pour combien de temps. Que signifiait attendre. Mais rien de tout cela n’avait vraiment de sens. »

Les deux frères sont dingues de foot, de l’Inter, évidemment. Et Mirko, lors du match aller qu’ils ont tous vu à la télé, a proposé à ses copains, d’aller assister à la finale de la Ligue des Champions à Madrid, seul détail du récit qui permettrait peut-être de le dater, mais rien ne l’ancre dans une année précise, sinon quelques détails qui disent davantage une décennie (Whatsapp, les réseaux sociaux). Davide l’a pris au mot et organise le voyage vers Madrid, rien n’est plus simple pour lui et ses amis du « lycée de bourges ». Mais comment faire quand, comme Mirko, on voit la moindre dépense tracée par son oncle ?

« – Vous savez comment on surnomme le stade Santiago Barnabéu ?
– Non.

– La fábrica de los sueños.

– La fabrique de rêves?

– La fabrique de rêves.

– Pourquoi?

– Parce que là-dedans, tout est possible. »

Mirko doit trouver 1200 €, sésame pour voir la finale dans le stade mythique, passer une nuit avec Greta, échapper à la chape de plomb de son quotidien, au souci permanent qu’il se fait pour son petit frère. Mais Eugenio refuse et ne se laisse prendre par aucun des stratagèmes que déploie l’adolescent. Qui se tourne vers un drôle de gars, Cuneo, dealer de cocaïne… Mirko a la somme, il pourra partir mais il faudra bien rembourser — 1500 € dans un mois jour pour jour — et rien ne se passera évidemment comme prévu.

La tension du roman est imperceptible mais, dans les non dits et les marges, elle happe le lecteur, tour à tour ému, souriant, angoissé. Tout l’art de Giorgio Scianna est dans sa retenue : aucun pathos dans ce livre malgré son sujet lourd, aucun effet de style, aucun manichéisme ou angélisme mais un malaise dans cette économie narrative, des personnages saisissants, les deux frères mais aussi l’oncle Gil photographe industriel, les profs, amis, entraîneurs qui composent l’arrière-plan de cette fresque de l’Italie contemporaine.

Le titre du roman est aussi l’une de ses dernières phrases : « on inventera bien quelque chose ». Dans cet énième entre-deux, un récit magnifique de sobriété sur l’adolescence, la fratrie, les rêves et illusions perdues de deux êtres qui doivent faire face au pire et un roman d’apprentissage magnifique et singulier.

Giorgio Scianna, On inventera bien quelque chose (Qualcosa c’inventeremo, 2014), traduit de l’italien par Marianne Faurobert, éditions Liana Levi, janvier 2016, 240 p., 18 € — Lire un extrait en pdf

Giorgio Scianna est, avec Giorgio Fontana, l’un des invités du Festival Italissimo — Paris 7 au 10 avril 2016, programme ici — que nous évoquerons plus longuement demain.