Frank Smith, cinétracts

© Frank Smith, Les Films du Monde : 50 cinétracts + 1

Le 20 mars dernier, Frank Smith présentait au Collège des Bernardins (75005) une série de cinétracts qu’il a réalisés à partir d’images prélevées sur le web, dans le flux assourdissant et aveuglant des actualités. Frank Smith s’inspire dans ce travail des cinétracts réalisés durant les événements de mai 1968 par Chris Marker et Jean-Luc Godard.

Chez Marker et Godard, les cinétracts sont des films de quelques minutes qui agencent images et textes très brefs écrits directement sur l’image ou insérés sous la forme de cartons entre les images. Les deux réalisateurs voyaient là non seulement une possibilité d’intervention politique immédiate par les moyens du cinéma mais aussi une interrogation et réinvention du cinéma puisque les cinétracts de Godard et Marker sont pour la plupart construits à partir de photographies, ont une durée très réduite, se passent de la lourdeur d’une équipe de tournage ou du montage financier : ils peuvent être facilement réalisés, par tous y compris des non professionnels, peuvent être diffusés dans des appartements, des usines, etc. Pour Godard et Marker, les cinétracts étaient également l’occasion de travailler avec d’autres, collectivement, le processus de réalisation étant celui d’une interrogation sur des façons nouvelles d’être ensemble et de produire ensemble : une façon de faire de la politique en acte.

Dans ses cinétracts, Frank Smith reprend cette démarche avec les interrogations et les cadres qu’elle porte tout en la déplaçant vers d’autres manières et d’autres formes. Il remplace les images photographiques utilisées par Godard et Marker par des images vidéos qui circulent sur le web : images d’actualité mais aussi filmées avec des téléphones portables, images produites par l’armée ou la police américaines, images réalisées avec des drones, images anonymes des événements et catastrophes du monde contemporain, etc. Frank Smith complexifie les dispositifs élaborés par Marker et Godard en ayant recours à la voix off et à la musique. Ses cinétracts agencent l’ensemble de ces éléments pour produire une sorte de lenteur du temps et du regard : les images prélevées dans le flux actuel des images, coupées justement de ce flux, insérées dans le cadre nouveau de sons, de textes écrits ou énoncés en voix off, acquièrent une nouvelle temporalité, une nouvelle esthétique qui appellent la contemplation et affectent autrement la pensée : il ne s’agit plus de voir défiler ces images pour les remplacer immédiatement par d’autres, il ne s’agit pas de reconnaître immédiatement ce qu’elles montrent, d’énoncer le récit convenu et pauvre qu’elles véhiculent habituellement, mais de devenir sensibles à ce qu’elles sont en tant qu’images, de devenir ouverts aux questions qu’elles impliquent, d’inventer un langage pour non pas les commenter ou les expliquer mais les ouvrir à une parole avec le monde, ou mieux : s’ouvrir avec elles à une parole avec le monde.

Les images supposées montrer le monde, leur mode de fabrication et de diffusion, cachent en fait celui-ci, le rendent invisible et muet, le plongent dans une logique de l’équivalence généralisée, de la rapidité valant comme cadre esthétique a priori, entrainant un mode de reconnaissance immédiate, de réaction instantanée et éphémère, automatique et convenue, empêchant autant la vision et l’audition que la pensée : un monde absent pour des subjectivités zombies. Ralentir le flux, ralentir la perception, c’est faire apparaître l’image, ce qu’elle implique comme visibilité et audition, c’est en un sens la créer même si elle a été produite par d’autres. Mais c’est aussi créer les conditions de l’apparition du monde, de l’ouverture de sa parole ou de son silence. Les textes que Frank Smith incruste dans ces images ou dit en voix off ne sont pas des commentaires de l’image, son explication qui viendrait refermer l’ensemble sur un mot d’ordre : le langage ici ne dit ni l’image ni le monde mais s’agence à l’image et au monde pour ouvrir, dans l’image et le monde, les possibilités d’un langage de l’image et du monde, avec l’image et le monde – langage qui ne dit rien, ne reconnait rien mais ouvre des possibles de l’image et du monde, se maintient dans l’ouverture de ces possibles.

©  Frank Smith, Les Films du Monde : 50 cinétracts + 1
© Frank Smith, Les Films du Monde : 50 cinétracts + 1

Le langage alors questionne, produit des variations, crée des rapports ou des raccourcis fulgurants, déplace vers d’autres lieux, d’autres dimensions, d’autres possibles. C’est ce que dit la voix off dans un des cinétracts : non pas réaliser des possibles – ce qui revient toujours à reproduire ce qui dans l’ordre donné des choses ne change pas cet ordre mais le reproduit sous une autre forme dépendante de celui-ci – mais ouvrir des possibles, créer ce qui n’existait pas, ce qui transforme l’ordre existant, ce qui s’en échappe. L’opération que Frank Smith fait subir aux images qu’il prélève sur le web n’est pas différente de l’opération générale de la création : l’écrivain trouve déjà constitué un langage qu’il ne reproduit pas mais à l’intérieur duquel il prélève, agence, déplace, fait varier, ouvre des possibles – un flux de langage, un code langagier qu’il s’agit de transférer à l’intérieur d’autres cadres, auquel il s’agit d’imposer des coupures inédites, qu’il s’agit de plonger dans d’autres temporalités, d’autres rythmes, d’autres conditions d’apparition et d’existence. Et cette opération, pour ne pas produire elle-même un autre langage fermé, un autre système de pouvoir, ne peut que persister dans l’ouverture qu’elle implique : un langage qui se suspend lui-même, qui se ralentit ou s’accélère selon d’autres nécessités, qui invente de nouvelles connexions inédites, une autre grammaire pour un autre monde, d’autres visibilités du monde et d’autres paroles du monde. C’est à cette condition que le déjà vu, le banal, le déjà entendu, le déjà dit mille fois dès sa naissance devient un événement, devient le surgissement de ce qui n’avait jamais été vu ni dit ni pensé.

Dans les cinétracts de Frank Smith, c’est le monde qui apparaît et qui parle. Comme dans les cinétracts de Marker et Godard, les images utilisées sont celles du monde, peuplées d’une histoire non personnelle, d’événements collectifs de l’histoire contemporaine – histoire faite contemporaine et arrachée à sa trivialité habituelle, à son équivalence imposée par laquelle un massacre n’est qu’un massacre de plus, un meurtre politique devient un fait divers comme les autres, une révolution devient un désordre social parmi mille autres, entre la publicité et la propagande politique. Les médias, les journaux écrits et télévisés sont faits de cette logique où rien n’existe, où tout est rendu invisible et inaudible, où la possibilité d’un sens singulier s’abolit dans les significations les plus plates, les plus stupides et mauvaises. Les textes écrits par Frank Smith et qui accompagnent ses cinétracts relèvent de cette logique : même s’ils semblent plus réflexifs que ceux que l’on trouve chez Chris Marker et Jean-Luc Godard, ils n’en sont pas moins tournés vers le monde et l’existence politique et historique du monde – textes impersonnels, mise en variations du monde, suspension des significations, énoncés collectifs d’un peuple d’ombres et de passions qui ici vient au monde, surgit dans la pensée, le langage et la vie.

S’arrêter sur l’image, s’ouvrir aux possibles du langage, du monde et de la pensée qu’elle implique, sont des actes politiques – une politique avec le monde, avec les images, avec le langage. L’art est politique à cette condition. Il est politique en tant que création collective – même si cette création est le fait d’un seul, collectif ne signifiant pas « plusieurs » –, agencement singulier de visibilité et d’énonciation. Ce sont de tels agencements qui définissent le processus de création de ces cinétracts, comme ils définissent par ailleurs les œuvres écrites de Frank Smith, ses livres qui sont aussi des livres du monde, livres politiques avec le monde.

Certains des cinétracts réalisés par Frank Smith seront projetés au Centre Pompidou lors du Festival Hors Pistes, en avril et mai 2016. A l’occasion de ce festival sera également projeté un long métrage de Frank Smith, Le films des visages, le 6 mai à 20 heures.

Le site du Collèges des Bernardins

Frank Smith à récemment publié : Katrina, Éditions de l’Attente, 2015, 136 p., 11 € ; Résolution des faits, Éditions Fidel Anthelme X, 80 p., 10 € ; Fonctions Bartleby – Bref traité d’investigations poétiques, Éditions Le Feu Sacré, 2015, 72 p., 7,50 €.