Reprendre la balle au bond : Fanon en héritage

Frantz Fanon (couverture de Écrits sur l'aliénation et la liberté, La Découverte)

« Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. […] Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voies inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voie positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation […] ».

Le jeune homme qui affirme cela, en 1952, est trop en avance sur son temps pour être audible. Martiniquais, en rupture de bac, pour cause d’engagement dans les Forces françaises libres, il est interpellé sur son être, lors de sa venue en France pour combattre le nazisme. Il se forge alors son bagage intellectuel pour avoir les armes qui lui permettent, en neuf années, de faire de son œuvre une force d’interpellation, dans laquelle il est toujours temps de se plonger pour apprécier le passé mais aussi se forger un autre regard sur le présent.

41XNrC+lQDL._SX339_BO1,204,203,200_Le « portrait » dessiné par Alice Cherki au Seuil en 2000 est une introduction incontournable à ce penseur. La vie en France révèle au jeune étudiant en médecine, à Lyon, le regard du Blanc sur son corps de Noir, le réduisant à une enveloppe stigmatisante, l’expérience de la différence raciale se vivant alors brutalement. Il ne s’attarde pas à ces vexations individuelles ; il en fait un ferment de ses analyses ultérieures. Ses trois essais, publiés de son vivant tracent un parcours passionnant de l’analyse de la domination, du racisme et de l’aliénation à l’anticolonialisme et à la libération des peuples colonisés.

Il y a quelques semaines, il y eut une brève flambée d’enthousiasme pour l’interpellation très prenante de Ta-Nehisi Coates, Une colère noire, Lettre à mon fils, qui avait fait de l’auteur aux USA le lauréat du National Book en 2015. A la faveur de cette lecture, ne serait-il pas temps de (re)lire l’essai qui date maintenant de plus de soixante années, édité à Paris, en français, et encore trop confidentiel, Peau noire masques blancs ? Grand essai humaniste qui, sans masquer le racisme, plaide pour l’humain dans l’homme : « je lutte pour la naissance d’un monde humain, c’est-à-dire d’un monde de reconnaissances réciproques ».

Le mot clef de « désaliénation » au cœur même de l’œuvre fanonienne, peut s’enrichir des mots soulignés par Bernard Doray lors d’une rencontre à l’université de Nanterre, le 6 octobre 2007 : « dignité, renversement, soulèvement et résistance ». En effet, l’expérience algérienne de Fanon à partir de laquelle s’enclenche son expérience africaine – très différente de l’Afrique du mouvement de la Négritude –, le confronte à la brute réalité coloniale d’une colonie de peuplement, qui plus est dans un milieu psychiatrique, rétrograde et raciste. Bien que médecin chef à l’hôpital psychiatrique de Blida en novembre 1953, il ne se trompe pas de solidarité quand vient l’heure du choix après novembre 1954, ce qui n’allait pas de soi pour un homme en pleine promotion sociale. Il prend en compte une réalité historique concrète, parvenue à son point de rupture, celle des Algériens entrant en résistance contre le colonialisme français, installé dans le pays depuis 1830 et qui n’acceptera de déposer les armes qu’après une guerre et une répression particulièrement violentes et intransigeantes. Son essai suivant, en 1959, pensé entre 1956 et 1958, L’An V de la révolution algérienne, ne pouvait pas être de simple propagande. Cette fois – les deux communications faites aux Congrès des écrivains et artistes noirs de 1956 et 1959 et les lettres à Lacoste et à un Français en sont complémentaires –, Fanon n’a plus de posture tragique au sens nietzschéen du terme : il a choisi. Le « je » de Peau noire masques blancs devient un « nous », le « nous » des Algériens auxquels Fanon s’est intégré. A une histoire de domination par la colonisation et l’esclavage s’est substituée une histoire de libération nationale. Le troisième essai en décembre 1961, Les Damnés de la terre, est l’ultime étape à laquelle est parvenue Fanon, celle de la construction d’une libération tri-continentale : le « nous Algériens » devient un « nous, camarades » des trois continents.

On ne refera pas le parcours du retentissement exceptionnel de son œuvre, en dehors de la France. Un de ses lecteurs privilégiés fut Edward W. Said qui a initié et systématisé une réflexion sur la décolonisation, sur le statut et la fonction de l’intellectuel, et, plus généralement, sur la survivance de l’esprit d’Empire après la période coloniale, à partir du déplacement du point de vue de lecture des œuvres littéraires et de la confrontation des regards. Il l’a fait en s’appuyant en partie sur les propositions de Fanon, reprenant la balle au bond, le citant dans ses nombreuses études. Ainsi, dans Culture et impérialisme (Fayard et Le Monde diplomatique, 2000), il écrit : « Si j’ai tant cité Fanon, c’est parce qu’il exprime en termes plus tranchés et décisifs que tout autre un immense basculement culturel, du terrain de l’indépendance nationale au champ théorique de la libération. […] Fanon est inintelligible si l’on ne voit pas que son œuvre est une réaction à des constructions théoriques produites par la culture du capitalisme occidental tardif, reçue par l’intellectuel indigène du tiers monde comme une culture d’oppression et d’asservissement colonial » (p. 374). A la suite de Fanon, Said n’a jamais cessé d’approfondir « la structure de l’oppression » pour cerner « ce que l’oppresseur projette sur l’opprimé ».

Il propose une « lecture en contrepoint » des romans qui sont son champ d’analyse privilégié en relisant les récits impériaux, cherchant à entendre les voix sourdes des dominés et des périphériques : à propos de Jane Austen, il écrit : « Concrètement, « lire en contrepoint », c’est lire en comprenant bien ce qui est en cause quand une romancière signale l’importance d’une plantation coloniale de canne à sucre pour le maintien d’un style de vie bien précis en Angleterre […] il faut élargir notre lecture des textes pour y inclure ce qui en a été autrefois exclu par la force – dans L’Étranger, par exemple, tout le passé du colonialisme français et sa destruction de l’État algérien, plus l’émergence postérieure d’une Algérie indépendante (que Camus a combattue) » (p. 117). C’est, dans cette perspective que, pour Said, Fanon est incontournable dans la critique de l’européocentrisme dont les effets s’exercent toujours dans les inégalités d’aujourd’hui car il a été un des premiers à remettre en cause l’auto-centrement du regard occidental.

Sans titreHéritage fanonien aussi, audible dans le texte de Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant Les murs, publié dans L’Humanité du 4 septembre 2007 : « Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées, et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. Ces refus apeurés de l’autre, ces tentatives de neutraliser son existence, même de la nier, peuvent prendre la forme d’un corset de textes législatifs, l’allure d’un indéfinissable ministère, ou le brouillard d’une croyance transmise pas les médias qui délaissent à leur tour l’esprit de liberté, [toutes ces parades contre la reconnaissance de l’autre, donc] ne souscrivent qu’à son expansion à l’ombre des pouvoirs et des forces dominantes… »

Héritage fanonien clairement revendiqué dans le roman de John Edgar Wideman, Le Projet Fanon (2008, Gallimard 2013). Tous les indices sont là pour brancher le lecteur sur Fanon. Le premier sous-chapitre s’intitule « Lettre à Frantz Fanon ». La lecture des Damnés de la terre, quarante ans auparavant, a été un véritable déclencheur d’identification : « Je voulais devenir un écrivain qui dirait la vérité sur la couleur et l’oppression, qui dénoncerait les mensonges colportés sur les races et révélerait la façon dont on emploie le concept de « race » comme arme pour détruire les gens. Je voulais devenir quelqu’un, quelqu’un d’une honnêteté sans faille, redouté comme Frantz Fanon, qui par ses paroles et ses actes pourrait démarrer une révolution, pourrait – qui sait – contribuer à libérer le monde du fléau du racisme » (p. 16). Wideman se situe dans la dissidence mais il rêve aussi d’un monde autre : comment peut-on oublier, dans le monde d’aujourd’hui de telles convictions et de telles audaces ?

« Et qu’en est-il de la survie de Fanon dans un avenir qu’il n’a apparemment pas eu le temps de connaître. Ce moment présent où nantis et démunis se tapent dessus dans le torride Moyen-Orient et sur le continent africain. Fanon occupe-t-il encore un strapontin tandis que la cloche sonne pour ce nouveau round d’un combat qui ne peut se terminer qu’en mêlée générale et par K.O. » (p. 69-70).

Nous ne pouvons nous arrêter plus longuement sur l’époustouflant travail de création de John Edgar Wideman. Il n’a pas inscrit Fanon ni par allusion, ni dans une facette unique de sa personnalité mais en cherchant à recréer sa présence dans et par l’écriture, en interrogeant toujours, en questionnant, par le choix d’une forme romanesque déroutante car elle demande un lecteur actif. S’il exprime une admiration, il recherche encore plus une incitation à le lire dans et pour notre monde contemporain. Par cet exemple qui l’a suivi de longues années, il pose aussi des questions essentielles à l’écriture littéraire :

« A la différence de la majorité de ses pairs rêveurs et révolutionnaires des années soixante, Fanon n’a été ni abattu ni emprisonné (malgré les nombreuses supposées intrigues visant à le capturer et à le liquider). Sa vie échappe donc aux mythes du martyre si pratiques pour solder les comptes. Pour terminer un livre. Ce que Fanon a raconté lui-même de sa vie l’empêche d’être éliminé des récits des autres. Nous avons ses mots ; nous pouvons compter sur eux. On ne pourrait inventer Fanon ou bien l’on pourrait dire aussi : il résiste à l’invention. Il n’est ni plus ni moins une fiction que toute personne écrivant sur lui » (p. 253).

Sans titreReprendre la balle au bond, l’ouvrage publié aux éditions de La Découverte, fin 2015 — et parallèlement dans une maison d’édition en Algérie — par Jean Khalfa et Robert Young, Frantz Fanon, écrits sur l’aliénation et la liberté, en donne une nouvelle fois l’occasion. Ils consacrent près de 700 pages à l’édition d’inédits ou d’articles difficilement consultables — les articles du psychiatre Fanon, en particulier. Ils permettent d’appréhender Fanon au-delà des essais édités ou des biographies écrites. Comment mieux appréhender un penseur qu’en découvrant des textes qu’on ne connaissait pas ? Ainsi de la publication des deux pièces de théâtre écrites par Fanon dans la période qui précède Peau noire masques blancs, L’œil se noie et Les mains parallèles, et sur lesquelles il n’est plus possible de faire l’impasse pour prendre la mesure du parcours et de l’évolution d’une pensée. Elles sont accompagnées d’une remarquable introduction de Robert JC Young.

Ces pièces présentent, écrit-il, « des problématiques existentialistes et phénoménologiques sur la conscience et l’identité, problématiques mises en scène et véhiculées par la grâce d’une langue dense, surréaliste » (p. 18). Il montre en quoi l’écriture de ce jeune dramaturge est influencée par Césaire, central dans l’essai de 1952, de Nietzsche, de Claudel entre autres car il est un spectateur assidu du Théâtre des Célestins de Lyon ; Partage de Midi y est joué en février 1949. Dans la bibliothèque de Fanon, déposée par son fils à Alger, on trouve L’Origine de la Tragédie, annotée par ses soins. Jean Khalfa introduit la partie psychiatrique, « Fanon, psychiatre révolutionnaire ». Amina Azza-Bekkat introduit « Notre journal », tenu par le médecin-chef Fanon et les patientes du service des femmes européennes de l’Hôpital de Blida. Des correspondances sont également publiées. La liste de sa bibliothèque est reproduite, présentée et commentée par Jean Khalfa. On ne peut plus étudier Fanon sans se plonger dans ces pages foisonnantes qui donnent une autre dimension à celui qui mourut à 36 ans.

A cette moitié du mois de mars, j’étais curieuse de voir le sort qu’Alain Mabanckou allait faire à Fanon dans ce temple du savoir qu’est le Collège de France. En effet, en 2012, le romancier s’était positionné comme héritier, dans son essai Le Sanglot de l’homme noir, puisque l’exergue sélectionnait, dans Peau noire masques blancs, les énoncés suivants pour en faire un texte autonome : « Qu’est-ce que cette histoire de peuple noir, de nationalité nègre ? […] Je suis intéressé personnellement au destin français, aux valeurs françaises, à la nation française. Qu’ai-je à faire, moi, d’un Empire noir ? »

Son introduction donne encore d’autres citations de Fanon mais sans jamais reconstituer le développement argumentatif du texte. Tout au long de la leçon inaugurale de ce 17 mars 2016, il y aurait eu plusieurs occasions de parler de Fanon pour celui qui affirme « l’Histoire de la France est aussi cousue de fils noirs ». Il n’y eut qu’une parenthèse pour le mettre à égalité avec Senghor pour la préface que Sartre leur écrivit, ce qui est un raccourci saisissant car le Sartre de 1949 et celui de 1961 ne sont pas tout à fait les mêmes vis-à-vis de la décolonisation. Il n’est pas dit, bien sûr, qu’Alain Mabanckou ne reviendra pas sur Fanon dans d’autres cours, mais, dans ce discours inaugural où il faut avancer avec prudence et n’être qu’un rien impertinent, Fanon n’avait pas sa place. C’est une satisfaction.