Avec Roland Barthes (1) : Colette Fellous (La Préparation de la vie)

Bandeau du livre de Colette Fellous, La Préparation de la vie (Gallimard)

Quatre livres signés Colette Fellous, Antoine Compagnon, Philippe Sollers et Chantal Thomas ; tous ont Roland Barthes pour centre irradiant, qu’il s’agisse de La Préparation de la vie, de L’Age des lettres, ou de L’Amitié de Roland Barthes : un Pour Roland Barthes. Un Roland Barthes par d’autres, connu, aimé, feuilleté. Quatre images du désir du texte, d’un amour de la langue et du goût du présent.
Et d’abord, premier texte de cette série, Colette Fellous, sa préparation de la vie et Barthes « aimant », dans tous les sens de ce si beau terme. « Je me souviens qu’il disait : je n’aime pas qu’on parle de moi ni en bien ni en mal, j’écris pour être aimé de quelques-uns mais de loin ». Roland Barthes, si loin, si proche, « sorte de reporter spirituel » et « guide vagabond ».

La Préparation de la vie de Colette Fellous ne peut être réduit à la figure pourtant centrale du sémiologue. C’est un livre qui se cherche, à travers prose et photographies, dans une forme à la fois romanesque et fragmentaire, sous l’égide d’une phrase de Nietzsche, « un homme labyrinthe ne cherche jamais la vérité mais uniquement son Ariane ». Colette Fellous se souvient d’un homme aimé et perdu, soudain revenu, de Venise, de Paris, de la Tunisie et sa « mer large et nue », elle est prise dans l’aventure d’un sens qui échappe autant qu’il s’impose. L’homme s’appelait Jeff, elle avait 21 ans, c’était en 1972 dans un café parisien, à Babylone, six heures du soir, Jeff repart le lendemain pour Washington, il lui laisse son adresse. Ce seront des lettres, « de plus en plus longues, écrites à l’encre bleue sur du beau papier jaune pâle », en anglais, puis un billet aller-retour sur la TWA envoyé par Jeff. Et Colette Fellous part, pour (ré)inventer sa vie, en faire un labyrinthe ; « cela faisait quatre ans que j’avais quitté l’Afrique pour l’Europe et maintenant direction l’Amérique, quelle fête ».

La fête, c’est ce livre de manière générale, qui joue avec les formes pour mieux les mettre en danger, pas vraiment roman, pas non plus autofiction ou récit de soi ; une traversée géographique comme une cartographie existentielle, France, Tunisie, USA, une voix, celle de Jeff qui traverse les années et réapparaît quarante ans plus tard, comme deux blocs de temps qui se sont construits séparément et soudain se retrouvent. C’est un livre sublime sur les souvenirs, la mémoire comme fiction, doublement faussée par le travail du temps dans nos vies et nos lectures qui télescopent réel et imaginaire, comme « ce court texte de Georges Bataille qui m’avait tellement bouleversée que je ne savais plus en le lisant si j’inventais des phrases ou si elles existaient vraiment ».

« J’oublie les jours et les années,
j’habite dans son roman invisible »

Et à Sidi Bou Saïd, la recherche d’une courte lettre de Barthes dans laquelle il évoquait la beauté et sa définition, l’amitié et la lecture, et l’envie abrupte « d’écrire un livre où il apparaîtrait comme personnage », « il deviendrait mon complice, mon ami, juste le temps d’un livre, d’une fiction ». Remontent les souvenirs, un « petit café jaune à Odéon » en 1975, Barthes encourageant Colette Fellous à dire « je », à « marcher » dans sa mémoire, « silencieusement, pieds nus, rêveuse et précise à la fois ». Maintenant que Barthes est mort, « j’oublie les jours et les années, j’habite dans son roman invisible ».

Alors ouvrir des cartons — de Barthes, Colette Fellous a retenu le classement, les fiches —, ceux des années 72 à 76, celles du séminaire hebdomadaire du 6 la rue de Tournon devenu « mon nouveau pays ». La lettre est introuvable, mais pas la voix de Roland Barthes, le plissement de ses yeux quand il cherche une phrase ou une idée, le séminaire comme un « lieu suspendu », un espace du sens, pas plus de 15 autour de la table, la fumée des cigarettes, « on était des enfants érotisés par sa voix ».

Barthes n’était pas un maître mais un « guide », il ne donnait « aucun conseil, mais il nous montrait que tout pouvait prendre sens si on prenait soin de ce tout, justement. Tout pouvait être source de plaisir, d’analyse, de jeu, chacun de nous pouvait métamorphoser sa vie à chaque instant en la multipliant, en lui donnant du feuilleté, du relief, de la densité, c’est ce que nous comprenions en l’écoutant penser, c’est ce qui nous exaltait, ce qui m’exalte toujours ».

Et Colette Fellous dit Barthes, se dit à travers Barthes, dit le désir et le plaisir, la chair des mots, la mémoire du corps, la voix, les deuils qui construisent sur et dans la destruction de tout. La mort de Barthes, celle de la mère de Barthes, le roman de sa vie qu’il voudrait tant écrire, ce roman qu’il voulait tant assassiner pourtant. La forme est dans ces tensions, celle de La Préparation de la vie, celle de l’œuvre de Barthes, édifiée sur « une faille ».
« Il écrit : « c’est en cherchant à ne pas dire (parce que j’en ai peur) ce qu’il me brûle de dire, que je trouve ce quelque chose d’autre que je dis. J’écris parce que je ne veux pas des mots que je trouve ». C’est dans Le Plaisir du texte ».

Colette Fellous, La Préparation de la vie, Gallimard, mars 2014, 208 p, 21 € — Lire un extrait