Robert Capa : la mort au travail (entretien avec Sébastien Smirou)

© Robert Capa

Avec Un temps pour se séparer, Sébastien Smirou écrit un livre qui tourne autour de la figure de Robert Capa. Si l’investigation que mène l’auteur autour du photographe se présente comme une « fiction psychanalytique », elle est aussi l’occasion d’un certain rapport à soi, au monde, à l’histoire, à la psychanalyse, à la littérature, à la photographie, à la mort. Un temps pour se séparer met en œuvre une recherche littéraire qui conduit à l’invention d’un livre hybride et singulier, construit autant comme un journal que comme une fiction ou une série de réflexions subjectives – de notes – sur la psychanalyse, le corps, le geste photographique ou la judéité. Ce livre est enfin une approche de Robert Capa dans laquelle la visée purement biographique est remplacée par la tentative de cerner la vitalité d’une vie, la dynamique vitale à l’œuvre derrière – paradoxalement – la volonté de faire l’expérience de la mort, de photographier la « mort au travail ».

Un temps pour se séparer est très différent de tes autres livres. Quelles sont les contraintes d’écriture nouvelles que tu as rencontrées avec ce livre ?

Mes livres précédents sont effectivement assez « contraints » formellement. J’avais toujours eu besoin jusqu’à présent, pour écrire, d’un contenant aux bords assez rigides et assez clairement délimités dans mon esprit pour pouvoir y organiser mes pensées et en particulier ma pensée de la phrase. Les vers m’aidaient beaucoup et ce que je faisais au vers m’aidait aussi. Un temps pour se séparer est un livre en prose et il apparaît spontanément beaucoup plus libre, comme si j’étais parti à l’aventure sans savoir, cette fois, où je mettais les pieds – sans jeu de mot. D’une part c’est la réalité – je ne savais pas du tout à quoi ressemblerait ce livre quand j’ai commencé à l’écrire, ni à quoi ressembleraient mes phrases –, d’autre part l’aventure la plus libre façonnait l’existence de Robert Capa. On peut considérer que l’idée du journal ou de la suite de notes s’est du coup imposée pour « coller » à cette façon de vivre.

Mais c’est quand même une évolution de l’écriture qui me paraît naturelle parce qu’elle était en germe dans le livre précédent (Un temps pour s’étreindre, P.O.L, 2011), où deux poèmes en vers enchâssés l’un dans l’autre formaient dans chaque page un poème en prose. Un temps pour se séparer poursuit la réflexion sur ce mouvement entre l’étreinte et la séparation, mais avec d’autres moyens et un autre objet que l’écriture elle-même. C’est ce mouvement – sa répétition, son intensité, et la grande tension qui en résulte – qui anime non seulement le rapport de Capa à sa mère mais aussi celui que j’entretiens avec lui. Du reste, si on tentait de dessiner la forme des phrases de chacun de ces deux livres, on obtiendrait probablement des lignes assez semblables. Quelque chose comme un relief très dense et accidenté dans les deux cas, un paysage de montagne, non ? Avec des plaques de douceur plus intense dans le livre en vers, et des passages plus rugueux ou de plus grande âpreté dans le livre en prose, peut-être. C’est en tout cas comme ça que je vois les choses.

Ton livre, qui a pour sous-titre Notes sur Robert Capa, peut être lu à la fois comme une sorte d’essai sur le photographe Robert Capa – même si le terme ne convient peut-être pas tout à fait –, sur la photographie, un essai de psychanalyse, un journal, une fiction, une réflexion sur l’histoire, sur la judéité, etc. Il agence tout cela de manière surprenante et singulière comme le permet le fait d’écrire un livre de « notes » plutôt qu’un livre qui correspondrait à un seul genre comme celui de l’essai ou de la biographie, ou même, pour ce livre, de l’autobiographie. Pourquoi as-tu privilégié ce dispositif qui permet, dans un même livre, des approches et points de vue différents et multiples ?

Le terme « essai » convient tout à fait si on l’entend au sens de la tentative. Mais tu as raison, ce livre est un objet hybride. Avant que je ne le corrige, il comprenait même encore quelques poèmes. Loin de moi, je crois, le mirage du « livre total ». J’avais beaucoup plus modestement besoin d’un livre pragmatique et efficace pour moi-même. Un peu comme une recette du dimanche soir, celle qui oblige à inventer un plat avec ce qu’on trouve chez soi. En cherchant partout, en prenant Budapest, New York et Majdanek comme des extensions de ma cuisine interne, j’ai finalement trouvé toutes sortes d’ingrédients et j’ai tenté d’en faire quelque chose qui ne serait pas simplement mangeable, ni même savoureux, mais essentiel, nourrissant à long terme. Le sous-titre que tu mentionnes est une référence au livre de Barthes La chambre claire : « Note sur la photographie ». Simplement, quand la réflexion de Barthes se concentre sur l’objet photographie et sur ce qu’il signifie, y compris sur le plan le plus intime pour lui, la mienne déborde malgré moi du cadre. Je ne l’ai compris qu’après avoir commencé le livre : j’allais me servir de Capa et de ses propres engagements pour me confronter à la réalité des camps a posteriori, et non à leur seule image ou à leur seul fantasme. C’est une confrontation qui n’a pas de genre déterminé ni adéquat a priori et pour laquelle tous les moyens sont bons pourvu qu’ils soient nécessaires à celui qui les mobilise. C’est une chose que je n’avais d’abord pas saisie dans la démarche de Georges Didi-Huberman à Auschwitz. En tout cas c’est cette pensée de la confrontation – de Capa à la guerre autant que de moi aux camps – qui m’intéresse le plus, davantage que le commentaire de telle ou telle photographie ou du travail de Capa en général.

Si le livre concerne Robert Capa, il est aussi présenté comme une recherche sur toi-même. Tu y fais référence à ta famille, à ton histoire, etc. Pourquoi, pour cette recherche, es-tu passé par un dispositif qui implique le rapport non seulement à d’autres mais à d’autres que tu n’as pas connus, comme Capa ou le petit patient de Ferenczi dont tu parles au début du livre ?

Ah mais j’ai le sentiment tout à fait concret de connaître ces deux-là – dans la mesure où on peut connaître quelqu’un, bien sûr. Je ne fais pas vraiment de différence entre les gens avec lesquels on vit et ceux qu’on lit ou dont on pense le parcours et le travail, en tout cas. La seule qui me semble pertinente, c’est celle du corps : le corps des êtres qui n’ont pas évolué dans le même espace-temps que moi n’a pas de répondant pour moi. En dehors de ça, je peux me sentir dans le même rapport d’intimité psychique avec Laurent de Médicis, Robert Capa ou le petit homme-coq de Ferenczi qu’avec un parent, un ami ou un patient.

Tu qualifies ton livre de fiction psychanalytique. Hormis le fait que tu es psychanalyste, pour quelles raisons as-tu choisi l’approche psychanalytique pour ce qui est donc en même temps une fiction ? Qu’est-ce que la psychanalyse apporte ici à la création d’une fiction et inversement, qu’est-ce que la fiction apporterait ici à la psychanalyse ?

Il y a autant de façons de pratiquer la psychanalyse que de pratiquer l’écriture. Si on se réfère aux pratiques majoritaires de la psychanalyse en France, c’est-à-dire à celles qui découlent des travaux de Lacan, on comprend mal cette idée de fiction psychanalytique – sauf peut-être quand on se reporte au concept de construction établi par le dernier Freud. C’est beaucoup plus évident dans la perspective bionienne ou post-bionienne qui est la mienne et qui repose sur les réflexions d’auteurs comme Antonino Ferro, Thomas Ogden ou Christopher Bollas, notamment. Pour tous ces praticiens, la psychanalyse opère quand le couple analytique parvient à mettre en récit ou à raconter des histoires à partir d’images impensées, au départ, par le patient. C’est le modèle de la rêverie maternelle dont parle Bion : le bébé passe par l’appareil psychique de sa mère pour digérer les émotions qui l’attaquent de façon brute et menacent de le désorganiser. Se développer ou « croître psychiquement », dans ce contexte, c’est parvenir à fictionner le plus fluidement possible à partir de n’importe quel type d’image ou de série d’images. C’est exactement ce que je fais dans mon livre : je rêve Capa. J’aurais d’ailleurs pu fictionner autrement qu’à partir des images de Capa et de sa mère ou de Capa et des camps. Dans raconte par exemple une autre vie de Capa que la mienne : il lui suppose un syndrome de stress post-traumatique. En suivant certaines réflexions géniales de Carlo Ginzburg sur L’homme aux loups de Freud, j’aurais moi-même pu construire une histoire de Capa entièrement guidée par l’angoisse de ne pas devenir un loup-garou. Dans une certaine tradition hongroise, les enfants nés « coiffés » – c’est le cas de Capa comme c’était celui d’Ernst Lanzer et celui de Freud lui-même – sont en effet appelés à entrer en communication avec les morts.

Ton livre repose sur un rapport étrange à Capa, à la fois identification et distance, rapport qui s’oriente également vers la rêverie, ou vers la fiction qui peut correspondre aussi à une forme de délire – je ne suis pas psy – lorsque tu lui écris des lettres qui commencent par « Cher Bob » et que tu signes « Sébastien », etc. En lisant ton livre, m’est venue l’idée que ce rapport à Capa pourrait avoir aussi un intérêt pour le psychanalyste que tu es, que cette identification à Capa, qui est un des dispositifs du livre, est aussi liée à vos deux pratiques respectives, lui photographe et toi psychanalyste. Mon idée est que vous faites sinon la même chose du moins deux choses qui ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Capa essaie, comme tu l’écris, de photographier la mort au travail, la mort vivante en quelque sorte, c’est-à-dire d’amener au visible ce qui ne l’est pas. Parallèlement, on pourrait dire que le psychanalyste fait l’effort d’amener au dicible ce qui ne l’est pas immédiatement, de rendre dicible là où Capa rend visible. C’est peut-être pour ça que lui était photographe et que toi tu es écrivain. Je ne sais pas si on ne pourrait pas dire plus, à savoir que le travail du psychanalyste est aussi d’essayer de saisir dans le discours la mort au travail. Est-ce que toi tu vois un lien entre psychanalyse et photographie ?

S’adresser à quelqu’un qui n’existe pas ou plus n’est pas délirant, le délire commence uniquement si ce quelqu’un répond. Pour le reste, je vais te répondre en partie seulement parce le sujet est très vaste. Je vais te répondre au moins sur cette activité qui consisterait à penser la mort au travail. Je laisse du coup de côté tout ce qui concerne la photographie et la psychanalyse comme des pensées de l’image. Je ne sais pas si c’est un point commun au photographe et au psychanalyste dans l’absolu mais il me semble que la clinique d’aujourd’hui amène sur cette question de la mort en marche des éléments inédits parce que jamais le sentiment de fin du monde et la psychanalyse n’ont eu l’occasion de se côtoyer aussi intimement. Bien sûr, le XXè siècle regroupe des événements aussi divers que la boucherie de 14-18, la Shoah ou d’autres génocides si on pense aux Arméniens et aux Tutsis. Et bien sûr, notre histoire avant la fin du XIXe siècle et l’invention de la psychanalyse est traversée par de multiples angoisses de catastrophe planétaire : grandes épidémies, délires millénaristes répétés, etc. Mais la perspective aujourd’hui d’une conjonction des catastrophes écologique, financière, géopolitique et technologique donne lieu à une symptomatologie mélancoliforme nouvelle, qui prend de l’ampleur sur les divans ou dans les hôpitaux. Je la trouve problématique et donc très stimulante pour des psychanalystes, des écrivains ou des photographes qui auraient conservé à la fois le goût de la recherche et la conviction – ou l’illusion, tout dépend de la fiction dans laquelle on se déplace – que leur travail n’est peut-être pas nécessairement vain. La mort est partout, elle nous saute aux yeux et, comme pour Capa, la question qui se pose est de savoir comment nous pouvons d’une part la vivre, d’autre part éventuellement y survivre – et si ce n’est nous, nos frères ou nos enfants. Ce n’est pas une problématique triviale parce que, comme le demande Pierre-Henri Castel, si le pire devient certain, qu’est-ce qui retiendra chacun d’entre nous de tenter d’en jouir ? Mais je m’éloigne un peu de ta question…

Ton livre tourne autour du rapport de Capa à la mort, qui est aussi un rapport complexe à ta propre mort, en tant qu’individu sans doute mais aussi, en référence à la Shoah, en tant que juif, ou pas entièrement juif, comme tu l’écris. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce rapport ?

Dans le livre, je fais un moment l’hypothèse winnicottienne suivante : si Robert Capa photographie la guerre, c’est pour pouvoir faire une expérience de la mort dont il aurait été privé enfant. Je veux dire : quelque chose de catastrophique lui serait arrivé bébé sans qu’il ait eu la possibilité de le penser et il remettrait sans cesse l’ouvrage sur le métier pour se donner une chance de réparer ce qui fait un trou émotionnel, là, dans sa vie. Eh bien il n’est pas impossible, même si la chose me paraît à moi-même obscène, que j’estime avoir été privé de l’expérience de la mort dans les camps et que j’aie tenté avec ce livre et en m’intéressant d’aussi près à Capa – un photographe juif qui a choisi, alors qu’il en avait la possibilité, de ne pas photographier la libération des camps –, de me donner les moyens non pas de l’expérience de cette mort-là, évidemment, mais de la pensée de sa privation. C’est quand même le genre de contenu malcommode à quoi l’analyse permet d’accéder, cette idée selon laquelle imaginer sa propre mort dans un camp de concentration – quitte à se faire accompagner sur place du plus grand des photographes de guerre pour rapporter la preuve de l’impossible – est le seul moyen que j’aurais trouvé pour me reconnaître comme juif. C’est malcommode et, par-dessus le marché, c’est absurde : être assassiné dans un camp ne fait pas de vous un juif. Pourtant, jusqu’à l’avant-dernier chapitre de ce livre, jusqu’à mon voyage en Pologne « avec Capa », je l’ai cru.

Dans ton livre, on trouve aussi une investigation sur la photographie, sur ce qu’elle peut être. C’est en ce sens aussi que j’en parlais comme d’un essai sur la photographie. Ce qui caractérise ta recherche sur la photographie, c’est qu’elle mobilise la psychanalyse, qu’elle relie la photographie à des processus inconscients complexes, mais aussi à une forme de rapport au monde que certaines hypothèses psychanalytiques permettent de mettre au jour. Qu’est-ce que la psychanalyse, selon toi, apporterait à l’interprétation de cet acte, si commun de nos jours qu’il en a perdu son étrangeté, à savoir le fait de prendre une photographie ?

Ici, je ne sais pas répondre. Je ne vois pas comment établir des propriétés générales à partir d’un travail si particulier et, qui plus est, sans pratique personnelle de la photographie. D’autres font ça bien mieux que moi. Si je spécule parfois sur « la » photographie, c’est toujours pour faire le mouvement inverse : dans le livre, je ramène toujours tout à Capa. Enfin, j’espère. Mais l’aventure à Auschwitz de la jeune américaine dont il est question dans le livre n’a rien de commun avec celle de Didi-Huberman, qui n’a elle-même rien de commun avec celle de David Seymour, qui n’est pas non plus celle de Capa, etc. Il en va en fait de la photographie comme de la psychanalyse ou de l’écriture : elles n’existent pas, ou elles n’existent qu’au pluriel.

Sébastien Smirou, Un temps pour se séparer (Notes sur Robert Capa), éditions Helium, mars 2016, 160 p., 13 € 90
Florent Silloray, Capa – L’étoile filante, éditions Casterman, 2016, 17 € (lire ici l’article de Dominique Bry)