Et si les « pure players » de l’info avaient inventé l’uberisation du journalisme ?

Boris-Hubert Loyer, Desk © Christine Marcandier

Agoravox en 2005, Rue89 en 2007, Mediapart en 2008… En proposant à leurs lecteurs des contenus fournis par des rédacteurs « non professionnels » n’ayant ni carte de presse ni contrat de travail – et encore moins de rémunération – mais une simple connexion Internet (et un abonnement payant pour Mediapart), les tenants du journalisme citoyen, prompts à dénoncer aujourd’hui l’uberisation de l’économie voire de la société tout entière, ne seraient-ils pas les pionniers du phénomène ? Et de fait les médias en ligne n’ont-ils pas inventé l’uberisation du journalisme sous couvert du participatif ?

Si l’on s’en tient au mot seul, l’uberisation est un néologisme qui consacre le modèle commercial inventé par les fondateurs d’Uber consistant à « mettre des ressources (ou un service) à disposition des clients depuis leurs smartphones, à tout moment et sans délai ». Uber a été créé en 2009 par Garrett Camp, Travis Kalanick et Oscar Salazar, et son but commercial est de permettre (via l’application qu’ils ont inventée) la mise en contact des clients avec des conducteurs réalisant des services de transport. Dépassant le cadre purement économique et technique, alors que le mot n’est pas encore entré dans les dictionnaires (ce qui ne saurait tarder mais qui ouvre la voie à toutes les interprétations faute de définition agréée par l’Académie), son utilisation dans les médias va sans cesse grandissant pour désigner tout autre chose.

En effet, comme le souligne Boris Descarrega, responsable d’études socio-économiques à l’Observatoire Société et Consommation (Obsoco) interrogé par Clémence Bauduin sur RTL.fr, si « l’expression d’ubérisation synthétise assez bien les enjeux engendrés par l’émergence des acteurs de l’économie collaborative », « son sens (lui) semble fréquemment galvaudé », « très mal employé quand utilisé pour désigner la moindre évolution dans l’économie ». Quand il ne s’agit pas dans les médias ou la bouche des politiques de faire rimer ubérisation avec paupérisation ou précarisation. Jusqu’à en faire des synonymes parfois.

En passant en revue plusieurs journaux sur le net, on constate que l’uberisation (dans sa seconde acception fautive selon Boris Descarrega) serait synonyme de précarité (pour Olivier Brillanceau de la Scam dans Libération), d’injustice sociale, un tsunami économique selon Capital. Une économie à la demande inéluctable selon The Economist. Sur Twitter on relève les annonces des prochaines victimes : les pressings, la banque pour Les Echos, La Poste selon La revue du digital, l’éducation nationale d’après Le Monde… Et plus récemment, les livreurs d’en-cas à domicile. Sur Mediapart, douze occurrences sous la plume de journalistes, à propos de l’uberisation de la politique et 70 dans le club (les blogs et éditions des abonnés). Sur Atlantico, Slate, Le Plus, même son de cloches ; Rue 89 en fait sa question qui tue, Le Monde, lui, se demande « De quoi l’« uberisation » est le nom ? » en prenant en exemple des martyrs et quelques coupables : les taxis (Uber), les libraires (Amazon), les hôteliers (AirBnb), les avocats, les banques et les assurances… En dehors de Libération (parlant du cas des photographes), point d’uberisation de la profession de journaliste en vue.

Car en considérant que l’information est un service, une ressource, voire un produit à part entière, quid des blogs hébergés par les pure players et tenus par des abonnés ?

Prenons un exemple concret : un abonné d’un pure player tient des chroniques régulières ou non sur des sujet choisis et pour lesquels il possède (ou pense avoir) une expertise. Le journal, en tant qu’éditeur, lui permet de publier sa production, qu’elle promeut parfois – via un procédé de mise en avant (« la rédaction a aimé », « notre choix », « les articles les plus lus »…). Le journal ne lui a rien commandé, mais diffuse ces « contributions ». Et bénéficie d’un traitement de sujets pour lesquels il n’a pas le temps, pas l’envie, ou pas le personnel pour les explorer. Que n’a-t-il demandé à l’un de ses journalistes de le faire ?

On pourrait dès lors raisonnablement penser que le fait de tenir un blog, d’écrire sur un site d’information alors que l’on n’est pas journaliste est exactement la même chose que conduire un véhicule d’un point A à un point B avec un passager à bord quand on n’est pas artisan taxi… A cette différence près que si le chauffeur de VTC entend bien être rémunéré, le blogueur, lui (sauf rares exceptions), ne le sera jamais.

En octobre 2012, Franck Rebillard, professeur à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 publiait « Le journalisme participatif : définition, évolutions, état des lieux ». Dans sa communication, l’universitaire s’interrogeait sur le phénomène tendant à « l’intervention de non-professionnels dans la production et la diffusion d’informations d’actualité ». Pour lui, l’an 2000 a été l’année zéro du journalisme participatif dans le monde avec le site OhMyNews en Corée du Sud. En France, il évoque les créations d’Agoravox, de Rue89, de Mediapart, d’Arrêt sur Images (le seul à ne pas se revendiquer comme explicitement participatif), du Huffington Post et de Newsring… Avant de conclure (à la fin de 2012) à une « normalisation du journalisme participatif » avec la dilution des contenus et de leurs pourvoyeurs dans l’appellation « pure players » en même temps que l’absorption par les grands médias (L’Obs, Le Monde) de sites jusque là estampillés « participatifs ».

Dans cette perspective, qu’est-ce que le journalisme participatif aujourd’hui, lu au prisme de l’uberisation galopante ? Pouvoir donner la parole à tous, en mettant comme sur Mediapart « à la disposition de ses abonnés (…) un espace de contributions personnelles dénommé le « Club », à la fois réseau social et plateforme de blogs » ? Une possibilité technique comprise dans un abonnement (des « pages Web personnelles, créées, éditées et maintenues par les abonnés ») en ayant pris soin de choisir au préalable « un thème parmi la liste proposée (carnet personnel, famille, photographie, voyages, actualités, médias, arts et culture, etc.) » comme sur Le Monde.fr ? Ou l’exercice d’une profession par des non-professionnels ?

14134426Op-Ed, contributeur, rédacteur invité, chroniqueur associé, abonné, membre du club… les terminologies foisonnent pour identifier les rédacteurs de contenus extérieurs aux rédactions des journaux en ligne. Leur statut est clair – après lecture et acceptation des conditions générales de vente ou des chartes d’utilisation – dans un cadre juridique qui l’est tout autant : on cède – au sens strict du terme – à titre gratuit sa production qui ne pourra dès lors donner lieu à rémunération. Le rédacteur se retrouve donc dans la position de celui qui paie pour écrire (alors que le journaliste membre de la rédaction est lui payé pour le faire). Il s’installe de fait une drôle de concurrence « interne », une réelle uberisation si l’on se réfère aux seules critiques des taxis ou des hôteliers : le journaliste salarié devrait craindre la concurrence de l’amateur.

Certes, et ce n’est pas le moindre des paradoxes (comme le souligne Aurélie Aubert sur Cairn.info), l’amateur accepte la dichotomie et son sort. Mais sur le fond, quelle est la différence, dès lors, entre un contenu journalistique – parce que rédigé par un membre de la rédaction – et une contribution à titre gracieux, sur un même sujet ?

Plus simplement : un contributeur à titre gratuit sur un site d’information exerce-t-il un métier de journaliste, de pigiste, de rédacteur indépendant ? De stagiaire ? Ou est il simplement ce quidam qui se fait plaisir en « bloguant » au gré de ses tropismes, de ses passions, de ses compétences techniques ? L’un et l’autre ne participent ils pas à cette « Uber économie, l’économie à la demande, le capitalisme de plateforme » ? En acceptant ce mode de fonctionnement – jusqu’à en faire son modèle économique –, le site participatif d’information ne se retrouve-t-il pas dans la position d’un éditeur de contenus à comptes d’auteurs, au risque d’uberiser un peu plus chaque jour sa profession ?