Chantal Akerman : Tout sur ma mère (No Home Movie)

No Home Movie Copyright Zeugma Films

Le premier plan qui surgit à l’écran est traversé du désert de vivre. Il y a un arbre au bord gauche du cadre, secoué d’un vent qui paraît souffler sans trêve. Il y a, dans un paysage de désert, des pierres sèches et nues, jaunes de soleil, une étendue rocailleuse qui dira l’abandon le plus nu. Il y a toujours ce vent, qui hurle sa douleur à tout balayer dans le micro. Car c’est bel et bien le premier plan du film : un plan de l’il-y-a, qui veut exister, qui insiste sur sa propre existence, un plan long, qui s’étend démesurément comme pour paradoxalement rester encore un peu, s’attarder dès le début pourtant. C’est un plan fixe de désert, et c’est l’ouverture du très beau, violent et radicalement terrible No home movie de Chantal Akerman.

Disparue tragiquement en octobre dernier, Chantal Akerman livre ici, dans un geste post-mortem qui hante toute son œuvre, son ultime film, celui qui a été présenté au cœur de l’été invincible de chaleur à Locarno l’an passé même, le dernier film avant son suicide et le premier à revenir auprès de nous depuis sa très grande mort dont l’image veut ici nous faire signe. Tourné en DV, au hasard du monde et de la vie pendant de nombreuses années, No Home Movie s’offre comme un vibrant film hommage et enfin rassemblé à la mère de Chantal Akerman, malade ici, disparue après le film que la fille a rejoint à son tour depuis son suicide. Ce film hommage se donne dans un synopsis qui livre son projet aux accents vifs de chant nu d’amour : il dira les derniers moments de cette mère arrivée en Belgique en 1938, elle qui a fui la Pologne tombée aux mains nazies, cette mère tramée de l’impossible souvenir de la Shoah au cœur d’elle qui vit, diminuée mais aimante, affaiblie mais maternelle, dans son appartement clos de Bruxelles où Chantal Akerman vient lui rendre visite pour vivre encore avec elle.

De fait, No Home Movie dévoile cette mère qui se tient dans l’œuvre de Chantal Akerman comme sa tache aveugle inouïe, comme si ce dernier film formait le diptyque sombre et déchiré de douleur d’un autre documentaire de la cinéaste : News From Home qui, en 1977, faisait lire à Chantal Akerman sur des plans de New York où elle vivait alors les lettres que, de 1971 à 1973, sa mère, inquiète et toujours aimante, envoyait à sa fille dans la ville américaine. No Home Movie débute à l’exact et terrible contrechamp du film de 1977 : la fille écrit à la mère depuis les Amériques, mais via Skype, elle est désormais inquiète de la mère malade. Elle renverse l’adresse plaintive de la mère pour venir la rejoindre à Bruxelles, la savoir encore vivante, pour la voir : pour retrouver son image et sa voix par-delà toutes les lettres. Décidément contrechamp ardent de News From Home, le dessein intime de No Home Movie est d’entrer là où le documentaire de 1977 n’entrait dans aucun bâtiment new-yorkais : installer la caméra dans l’appartement bruxellois de la mère, explorer son point d’énonciation de ses lettres : filmer sans doute sa voix, celle qui a écrit toutes ses lettres depuis l’exil unanime du monde, de la mère dans le monde, de la fille dans le monde.

Le film commence alors dans l’appartement maternel au lieu d’une parade funèbre hagarde. D’emblée, dans l’appartement, on le sait, la mère va mourir. Elle est déjà morte comme sa fille. C’est comme un post-cinéma qui se dirait ici : un cinéma de l’après-vivre où les deux femmes, mortes maintenant, se disent au présent infini que seul le cinéma permet. On sait le destin de l’image pour Akerman qui a fait de son œuvre le chant critique de la maladie de la mort qui, depuis Saute ma ville, tient son cinéma comme une ligne rêche et tendue par laquelle elle conduit un suicide. Au-delà de News From Home, dans un geste plus large que la mort comme force accueille, No Home Movie vient s’ajouter à cette œuvre toujours en débord de la mort, toujours déjà présente, toujours promesse qui se veut insurmontable et reculée mais qui, inéluctablement, advient depuis l’image. Tout sur ma mère, tout sur ma mort, telle serait la formule indicible et malheureuse d’amour qui glisse d’une image l’autre de ce film qui est une somme d’images, des bribes, des fragments flottants du monde de la mère et de la fille : comme des rushes libres, abrasifs et arrachés au vivant qui part et qui feraient scène et voix à l’écran.

Comme à son évidente habitude qui lui a fait tisser une œuvre à la puissance plastique entre cinéma et installation, Akerman offre avec No Home Movie le pur pari esthétique d’une esthétique rejetée en ses bords, où s’invente le dispositif qui n’en sera pas un : le home movie pour apatride, pour la longue errance de vie qui fait de la mère cette femme solitaire et en elle depuis sa cuisine. Ce sera le home movie sans foyer mais avec une caméra DV donc, le film continu impossible, haché de scènes prélevées et de brisures. Akerman le dit qui a accumulé donc les heures d’images, les heures de scènes, 20 heures de film qui seront bientôt 8 puis bientôt 2 et qui voudra être portée d’un projet premier qu’elle énonce à la mère déjà malade affaiblie via l’une des communications Skype : je veux faire un film maman pour montrer combien il n’y a plus de frontières, combien on ne cesse jamais de communiquer, pour dire que le monde n’est plus une distance : qu’il n’y a désormais, par l’image communicante, plus de distance entre les pays, entre les hommes, entre chacun. Que la voix traverse tout.

Les conversations Skype avec la mère
Les conversations Skype avec la mère – No Home Movie Copyright Zeugma Films

Au loin la mère acquiesce à l’écran, admire sa fille qui a toujours des idées. Mais Akerman ne veut ici plus avoir d’idée, de ne plus être tenue de concepts, elle veut le sensible le plus absolu contre l’intelligible le plus résolu. Alors le film premier bientôt se tait et se perd devant un second film qui, peu à peu, deviendra premier : filmer la mère détruite de maladie et enfoncée entre les silences et les rares paroles, réduite à son appartement bruxellois comme unique territoire d’exil, comme zone d’errance indépassable, du salon à la cuisine, de la cuisine à la chambre, de la chambre à la salle à manger. Le film devient au contraire la tragique manifestation de la distance irrémédiable de la mère dans son irréversible éloignement du corps par la maladie, de ses facultés intellectuelles. La mère s’éloigne. Elle est le fantôme du film. Elle glisse et s’évanouit dans l’image qui, à chaque fois, voudrait se montrer d’elle. La mère est distance, bientôt mort, et No Home Movie veut rédimer cet écart insoutenable, cette bientôt absence, cette mort qui va bientôt s’achever en elle.

Alors la fille filme. La fille veut capter la vie de la mère comme on dit que l’on capture des instants. La caméra ne bouge pas. Elle est la caméra de famille devenu dispositif de captation de ce qui fera survivance depuis le cinéma, depuis chacun des plans possibles. Il y a, peu à peu, une dramaturgie de cette captation qui advient pour dire comment faire revenir la mère à l’écran, car la caméra, si elle est presque de surveillance, est un appel à la mère, à sa revenue pour au moins un instant dans la non-distance de l’image ou son souhait de non-image : l’image voudrait interpeller le vivant. Il y a alors, tout d’abord, les plans fixes sur les portes, leurs entrebâillements, l’érotisme de l’apparaître maternel dans les encoignures de portes qui disent tout de la fragilité à encore durer, à encore faire porter le film dans des images, à croire encore que le cinéma serait de nous l’image tenue et ceinte. No home movie, ce serait sans doute la mère désarrimée de tout son destin, la mère jetée hors d’elle et pourtant si fixement sans dehors, à peine des pas esquissés.

No Home Movie, la très belle scène entre la mère et la fille
No Home Movie, la très belle scène entre la mère et la fille No Home Movie Copyright Zeugma Films

Il y a, ensuite, la mère qui revient à l’écran, qui y prend la parole et il y a bientôt la conversation avec la fille venue la voir en septembre : le grand moment de son cinéma où mère et fille se parlent in vivo. Elles parlent toutes deux de la famille dans la cuisine. Elles sont dans l’intime le plus nu et le plus à vif. Chantal Akerman est dos à la caméra, la mère parle, elle ne cesse de dire la famille. Elle parle du père. Elle évoque les souvenirs. Elle, bientôt morte, dit les morts. Elle revient sur le passé de la famille, la grande hantise qui tient l’œuvre également d’Akerman depuis son premier film, cette shoah fantôme, son impossible récit, le témoignage par bribes : la Shoah comme Reste impossible à rédimer, comme trace de Récit impossible. C’est, dans la parole inouïe de la mère, cette longue stase où la caméra se repose auprès d’elle, le retour du cinéma, cet impossible reste de toutes nos images, nos images même. La mère parle dans la cuisine carrelée et tout de suite, c’est Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. La mère prisonnière qui fait de cet appartement statique, démesurément grand pour une vie désormais si étroite de mouvements, sa geôle, devient la recluse, est Simon dans La Captive. C’est aussi ce souvenir étroit et diffus comme la bouche d’ombre des vies non-vécues de la Shoah qui revient quand la mère parle, et tout de suite, c’est Demain on déménage. Insensiblement, au lieu de l’intime, l’œuvre revient comme la hantise indépassable, comme ce qui pourrait faire écran à la vérité nue d’une mère et de sa fille qui voudrait se dire.

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles
Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles

Car, très vite, au cœur des images souvent abruptes, des plans démesurément longs comme on voudrait encore s’attarder sur un visage avant qu’il ne s’efface, il y a ce combat intérieur du cinéma avec lui-même : comme si Akerman, au-delà de chaque scène, cherchait avec fièvre et parfois renoncement, de sa toute fragilité retournée en hors-champ de chaque plan, ce moment où le cinéma finira de tourner, au moment où les images disparaîtront, où la mère sera revenue. No Home Movie pourrait se lire aussi comme un désir d’adieu au cinéma, à sa saturation d’image de l’image pour retrouver la mère comme geste premier de l’image : No Movie, faudrait-il peut-être dire. Il faut achever le cinéma en soi, le faire taire dans l’image, laisser la vie venir, revenir, aller de sa vie vivante au cœur de l’image qui se refusera à en être une. Il y a la mère qui parle mais il y a la mère qui se tait, la mère du quotidien, du quotidien filmé au plus étroit des sentiments. Il y a au cœur de chaque image une non-image qui flotte comme l’indistinct sentiment qu’une famille se fait, qu’une famille surgit, que l’être-là de chacun doit s’imposer comme la présence à laquelle le cinéma aspire, comme s’il fallait revenir à une après-histoire, loin de la Shoah, une histoire de nous : de ce qui demeure malgré tout, au-delà des récits de nous.

No Home Movie consisterait là sans doute en deux deuils qui se conjuguent et s’entrelacent sans répit : le deuil à venir de la mère et le deuil à venir du cinéma lui-même. Le cinéma ne pourra plus que chercher à s’éteindre lorsque la mère, matricielle d’histoire, d’image et de cinéma, se serait à son tour tue. C’est la matière nue de cinéma qu’est la Mère que filme ici en sa lisière sombre, en sa préface aveugle, Chantal Akerman. C’est qu’il faut oublier le cinéma, remonter avant la terrible naissance des images pour voir se dessiner une zone désarrimée de tout cinéma, une clairière où le cinéma n’est pas, où n’est que l’être de tout : la saisie pleinement ontologique de l’existant : le sentiment.

Car, bientôt film de la fin et fin du film lui-même, No Home Movie ne cesse de poser une question lancinante depuis l’imminente mort de la mère vue par la fille impuissantée de douleur : le sentiment pourra-t-il naître à la faveur d’un plan ? Quelle sera l’image ultime qui donnera du film de la mère son sentiment ? Existerait-il contre toute théorie et au chemin libre de l’idée qui s’échappe de soi une image affectuelle ? L’image pourrait-elle être le sentiment, à savoir une image qui aurait échappé de toute image, dont la force plastique et mobile quitteraient doucement les bords du cadre pour dire à vif l’instant nu d’amour de la fille à sa propre mère ? Sans doute faut-il arrêter le cinéma en nous pour en saisir ce qui lui échappe : il faut installer la caméra. Il faut la bouger le moins possible. Akerman voudrait un cinéma immobile d’image, un cinéma de la fixation, qui longtemps dans son image se souviendrait des visages toujours guettés d’obscurités. Akerman voudrait aller au-delà du mouvement d’image, voudrait trouver un au-delà du temps d’image : elle voudrait offrir au cinéma l’espoir nu du sensible qui rendrait la vue à sa mère. Il faudrait faire du cinéma la suspension unanime des images pour la livrer, par des plans-séquences, à la scène, à savoir donner à la caméra la pure apparition sensible excédant l’image : où l’image serait, inouïe, l’image moins l’image.

Car No Home Movie se rêve à voix haute comme un film apatride du cinéma : il y renonce délibérément et avec force, au bord de la douleur de ne pas faire voir. Il désire du plus profond de lui une douce proxémie de l’image, qui rende du visage de la mère les très grands réseaux de sa peau. L’image en veut la carnation la plus dense et la plus matérielle possible. Sans répit, avec détermination, l’image d’Akerman se veut paradoxalement physique, à tout prendre atomique en un sens, à mesure que la cinéaste comprend que le corps n’est pas là, comme pour Ariane dans La Captive, qu’il est toujours déjà emporté de mort, comme Chantal Akerman sera emportée de mort. Le corps s’offre ainsi comme le non-lieu du cinéma dans No Home Movie : il est l’insistante et indépassable trace d’ombre au cœur de chaque image. La mère ne cesse en effet de disparaître dans le reflux d’une image qui la laisse abandonnée de lumière, luttant de manière déchirante dans son fauteuil reculé d’obscurité, dans le sommeil qui vient, orée de la grande mort qui insensiblement vient à soi. Ne t’endors pas maman, crie la voix éraillée de Chantal Akerman, cette voix de timbre si fort, si frappée de timbre, si remarquable en soi de voix. La mère ne doit pas s’endormir, Chantal et sa sœur le savent qui tentent d’empêcher la mère de glisser dans la mort. Dès lors, il ne faut pas que l’image, la scène, le plan soient abandonnés du corps. Il faut continuer à parler pour continuer à voir la vie, faire de l’image s’il est possible le continuum pneumatique du désir de voir apparaître la mère à soi. Il faut toujours écrire des lettres à la mère et les lui parler.

Car, de la même manière que chez De Palma dans la lumineuse suite d’Antonioni, comme le geste décidé d’une installation et comme le prolongement apatride là encore d’un Nouvel Hollywood européen qu’Akerman à elle seule pourrait représenter, le son s’impose dans No Home Movie comme ce qui demeure du cinéma. Il s’offre à lui seul comme l’expression la plus achevée du cinéma, l’apparaître le plus affirmé du cinéma, ce qui reste de l’image ou de ce qu’il faudrait nommer non plus l’image mais l’aimage, à savoir chez Akerman cette poétique de l’image d’amour qui s’invente comme un vibrant chant d’aimance, d’incandescente déclaration d’amour d’Akerman à sa mère. Le son, c’est-à-dire la voix, se livre chez la cinéaste comme la conjonction de l’image dans le dire. Sans doute du film est-ce ainsi la voix d’Akerman, de sa mère, de sa sœur que l’on retient le plus, qui résonne encore bien après le film et ses images, cette voix de la mère qui ne parle souvent que dans des effondrements répétés de langage car chez Akerman la voix, son dire d’intensité aimante surgit comme une longue bande de parole sans parole : comme si No Home Movie se voulait un grand cinéma phatique, celui qui croit encore à la communication quand tout est rompu, qui annule décidément la distance plus encore que Skype, le son comme contact maintenu par-delà la mort, la voix comme point d’attache à un monde qui, irrésistiblement, se dérobe.

Et l’image alors se vide. Elle se déserte de l’intérieur. Le son seul demeure qui ne concerne plus aucun corps. Car, très vite, la mère ne connaît plus son appartement. Elle le déserte à son tour de l’intérieur. Elle devient apatride de son propre salon. Elle a oublié sa cuisine. Elle n’y entre plus. Seule l’aide ménagère y figure qui parle au téléphone, qui, à son tour, comme on délègue un corps, donne des news from home. La mère disparaît décidément progressivement. Nous sommes en Belgique, non loin du Liège de Savizkaya. Nous regardons par la caméra d’Akerman le jardin intérieur de l’immeuble. Nous sommes sans doute dans Mentir de Savitzkaya. La mère ne voit plus le jardin mais elle pourrait peut-être dire comme la grande mère mort de Savitzkaya : ces fleurs ne sont plus pour moi. Ces fleurs dans le jardin ne sont plus moi. Cette chaise longue dans le jardin qui, immuable, a traversé les saisons ne sera plus pour moi. Le monde est devenu un lent désert de moi. Le film va alors pour s’achever : la mère y a totalement disparu. Sa parole n’y résonne plus. Elle devient comparable à Ariane dans La Captive se noyant dans le noir de l’image d’une mer durassienne mais il n’y a plus ici ni mer, ni noir, ni nuit.

Le contrechamp du monde est son contrejour : Chantal en ombre elle-même bientôt morte qui plie bagage. L’appartement est vide. Le salon vidé, peuplé de meubles sans plus aucune personne les approchant. Il n’y a plus rien qu’un décor sans homme. À l’appartement bruxellois néantisé répondent des plans sans paroles, saisis dans un voyage, depuis la voiture lancée à vive allure : la caméra se retrouve dans le désert de vierges contrées, dans les déserts rocailleux du début du film, dans la grande et intense nudité du paysage aride et tortueux. Tous les plans, de l’appartement et de ce voyage, se rejoignent alors finalement dans le temps et l’espace : un paysage se transporte dans un autre, dit l’un de l’autre, le désert disant l’appartement, l’appartement suggérant le désert, la voix absente dans le vent devient le vent de ce qui balaie le néant, les cailloux du monde deviennent le peuple du salon oublié de la mère. Le montage de l’image affectuelle se dit dans un sursaut ultime, répondant au principe d’une synesthésie folle comme insensible montage.

Les mots manquent, la mère a disparu, le film bientôt s’achève dans ce soleil qui baigne l’appartement d’été et les pierres sèches du voyage. Le cinéma d’Akerman va bientôt se clore sur lui-même pour y retrouver son image matricielle, celle du suicide de Pierrot le Fou de Godard qui inspirera le premier métrage de la cinéaste, Saute ma ville où déjà elle se tue littéralement à l’écran. Peut-être est-ce ce même geste souverain et destructeur qui œuvre secrètement à No Home Movie en rendant de nouveau hommage à la mort de Pierrot, ce suicide pour y rejoindre la Marianne aimée, l’Ariane à une lettre près, celle du M comme on dirait amour décidément. No Home Movie rejouerait alors ce suicide final godardien comme un adieu concerté qui, conjointement, emporterait dans l’union désormais sans trêve la mère et la fille, donnant à toute image éteinte les accents du plan final de Pierrot le fou où, par delà la mort, Marianne et Pierrot récitent les derniers du Rimbaud de « Quoi ? L’éternité ».

Unies désormais dans la mort sans trêve, la mère et la fille pourraient à leur exemple incandescent réciter à leur tour les derniers mots de Pierrot le fou, comme la post-image de ce post-cinéma, là encore à une lettre près. Les lettres de la mère et de la fille se rejoignent enfin : elles dialoguent enfin sans trêve. Elles donnent des nouvelles d’un monde qui n’est plus là. La mer est étale. L’appartement est vide. New York est vide. La salle de cinéma va bientôt se vider. Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité. C’est la mère allée avec le soleil.

No Home Movie, un film de Chantal Akerman, France/Belgique – 115’- 2015 – DCP – Couleur : sortie le 24 février 2016