Jonathan Gibbs et son histoire alternative de l’art (Randall)

Takashi Murakami, Villa Amista Vérone © Christine Marcandier

Londres, début des années 90 : la bulle est double, artistique et spéculative. Randall, charismatique et excentrique étudiant en arts plastiques, rencontre Vincent, jeune banquier, « Mister City ». A travers leur amitié, Jonathan Gibbs, d’une plume féroce et caustique, saturée de wit, cet esprit so british, fait le récit d’une époque dont ils seraient les parangons : « Je vis comment un groupe de personnes se débrouilla pour accéder à une position dominante dans le milieu de l’art de la capitale, et comment une nation, séduite et titillée par leurs pitreries et leur assurance, s’empara d’elles pour les porter au pinacle de sa culture, de sa vision d’elle-même, à une époque où le monde braquait ses regards sur Londres en proclamant le retour du Swinging London ».

Koons, Hanging Heart Monaco 2014 © Christine Marcandier

Comme le signale le titre, Randall est le roman d’un nom, l’épopée d’un personnage éponyme, incarnation du contemporain, comme catégorie esthétique et économique, figuration et soulignement d’un génie tout autant artistique que marketing. Randall a su faire de sa vie une œuvre d’art dont la loi (l’un des randallismes qui rythment le texte) est énoncée dès les premières pages, alors que l’artiste est mort depuis sept ans déjà : « L’art est la pratique occulte de l’omniprésence, la faculté de s’imposer aux regards sans être là ».

Ian Randall Timkins, « plus connu du public sous le simple nom de Randall, artiste le plus célèbre et honni des années 1990 et 2000 », a peu à peu conquis le monde : le roman le suit, working class hero d’abord, artiste culte et underground ensuite, jusqu’au couronnement critique et institutionnel de son œuvre — Prix Tuner, Lion d’or à Venise —, sa métamorphose en Bono de la scène artistique et une exposition au Guggenheim Abou Dabi, un bâtiment construit par Frank Ghery dans lequel sa sculpture monumentale, le Cheval bondissant (série Superhéros) jouxte le Chat du Cheshire de Jeff Koons et la Flower Matango de Takashi Murakami : une assomption du kitsch, du mauvais goût, du règne du fric mais aussi la confirmation que « la place de Randall au firmament est fixée. Il a sorti l’art conceptuel britannique des couloirs de Goldsmiths et l’a diffusé à travers le monde. Ce qu’Alexander McQueen a fait avec la mode, lui l’a fait avec l’art ».

Takashi Murakami, Villa Amista Vérone © Christine Marcandier

Koons, McQueen, Ghery, Murakami, Sherman : tous ces noms vous disent quelque chose. Vous avez sans doute déjà vu ce chat ou ces fleurs, à Paris ou ailleurs dans le monde. Mais le Guggenheim Abou Dabi n’est pas (encore) achevé. Quant au célébrissime Randall, vous avez un doute… Logique, il n’existe pas. Il est né de l’un de ces coups de force dont est capable la fiction, de la mort de Damien Hirst, en février 1989, « renversé par un train alors qu’il était apparemment en état d’ébriété » et Randall prend sa place parmi les YBA, les Young British Artists, « variante quasi conceptuelle du Pop art », il achève ce que Hirst avait commencé et aurait lui-même fini s’il n’avait pas disparu tragiquement.

Le vrai se mêle au faux, construisant une histoire de l’art alternative, à la manière de ces toiles pornographiques que Justine (veuve de Randall et son exécutrice testamentaire, avec Vincent) vient de découvrir quand le roman commence : sur le papier ou les toiles, dans des poses suggestives (fellations, sodomie, masturbation, etc.), tous les acteurs du monde de l’art, des galeristes aux artistes, figurent une orgie du réel et de la fiction. Côte à côte, par exemple, Rauschenberg, Cindy Sherman, Fi McKenna ou Carl, le marchand américain de Randall, « chacun la main enfoncée jusqu’au poignet dans la bouche, l’anus ou le vagin de l’autre ».

Randall est pourtant plus vrai que nature : les descriptions de ses œuvres, de Cercle parfait ou Pleins soleils à la série Superhéros, en passant par ses installations et happenings ou son invention d’une nouvelle nuance de jaune, les rendent visibles et les matérialisent, de même que cette dernière série, exhumée presque par hasard dans un atelier à l’abandon, soixante aquarelles, des huiles, les dessins préparatoires dont Vincent et Justine ne savent que faire : faut-il les faire entrer sur le marché, sept ans après la mort de l’artiste, quel scandale les personnages représentés provoqueront-ils ? La question court tout au long du récit, réactivant les rapports complexes de Vincent et Justine, qui vécurent ensemble avant que Justine n’épouse Randall et qu’ils aient un enfant.

L’autre récit de Randall est celui d’un témoignage impossible, que Vincent voudrait pourtant produire sur l’œuvre et son auteur : dire l’ami, le phénomène, rétablir des vérités, régler quelques compte au passage ; une forme de biographie aux accents de confession qui le conduit à revisiter souvenirs et scènes, de sa rencontre avec Randall en 1989 à ce présent (2014) rendu si complexe par le poids du passé réactivé et de plaies (amicales, amoureuses) jamais refermées. Vincent présente d’abord Randall comme son mentor, il est son ami mais aussi celui qui se laisse guider, qui apprend de l’artiste comment regarder des tableaux, évaluer leur importance esthétique comme financière. Il est aussi celui qui épaule, permet à Randall de rencontrer ses premiers soutiens. Il est celui qui (à la demande de l’artiste) note scrupuleusement ses aphorismes, conserve ses archives, sera son exécuteur testamentaire et sans doute son biographe autorisé.
Qui a créé qui ? La tension narrative de Randall repose en grande partie sur cette ambiguïté, les champs de force qu’elle suppose, surtout à l’époque de « l’art conceptuel » dont « le plus grand accomplissement » fut sans doute « de rendre l’idée de l’artiste et sa muse / son modèle / sa maîtresse entièrement obsolète » (randallisme).

A travers cette amitié complexe, mais aussi la rivalité de deux hommes autour d’une même femme, Jonathan Gibbs réactive trois décennies, tous les événements privés et intimes, comme les phénomènes artistiques, se voyant rapportés aux grandes dates de l’Histoire récente. L’élection de Tony Blair, la mort de Diana, le passage à l’an 2000 — qui ne fut pas, comme tout le monde l’espérait, « un nouveau départ » mais « la fin d’une époque » —, le 11 septembre…

Depuis cet aujourd’hui, Vincent raconte (et tente de comprendre) l’ascension fulgurante et internationale de Randall, sa rupture d’avec ses modèles ou son premier cercle d’amis artistes, la manière dont une carrière se construit, dont fonctionnent les spéculations — autre randallisme : « l’art moderne : un art qu’il n’est pas nécessaire d’apprécier pour l’acheter » —, par quels mécanismes il devient le symbole de « l’idiotie de ces années où l’art et la finance étaient en plein boom, côte à côte, rebondissant l’un sur l’autre, gagnant énergie et vitesse à chaque collision, dans leur course à la croissance vers le défaut de soutenabilité ».

Le roman passe par des lieux qui figurent cette ascension — de Londres à New York, en passant par les ateliers, les galeries, les musées, Venise, Milan ou Abou Dabi —, dans un récit qui alterne entre aujourd’hui et hier, autour de la question centrale du portrait (dans sa dimension picturale comme narrative) et plus largement de la représentation, comme le montre ce commentaire d’une série de Randall (Pleins Soleils) qui vaut pour art poétique du roman, des portraits abstraits, « couleur à la Warhol« , réalisés à partir des selles du modèle (pour le dire plus prosaïquement, la transformation par la sérigraphie et la couleur « d’une tache marron à l’endroit où » le modèle « s’était torché le cul« ) : « Une sale blague, mais aussi une flèche satirique plus mordante qu’une piqûre de moustique, décochée à la face de la mythologie prétentieuse de l’expressionnisme abstrait. Par-dessus tout, c’était aussi un stupéfiant reversement de l’idée du portrait véhiculée par l’histoire de l’art. Oui, ils étaient profondément intimes (…) mais ils étaient profondément universels« .

Jonathan Gibbs raconte autrement l’histoire de l’art, via le portrait sidérant de pertinence d’un artiste pourtant fictif, dans une osmose de la figure de l’artiste (Randall) et du roman (Randall) que souligne le choix de son nom pour titre du livre : le personnage est la création du roman, comme le roman ne peut naître que de l’invention d’une telle figure d’artiste. On pense, évidemment, à une autre fiction d’artiste dont le nom était composé de deux lieux symboles de l’art, Nat Tate, figure majeure mais oubliée de l’histoire de l’art. Le 1er avril 1998 lors d’une réception donnée dans les studios new-yorkais de Jeff Koons, David Bowie lance sa maison d’édition, 21, dont le premier ouvrage à paraître est la biographie de Nat Tate (an American Artist : 1928 – 1960), par William Boyd (déjà auteur d’une vie d’un écrivain laotien imaginaire).

NAT TATE © Christine Marcandier

Le canular de Boyd et Bowie — dont personne ne perçut, à l’époque, le caractère d’hoax, il faut le rappeler — a la même fonction de fable que Randall, édifier une légende pour mieux décrypter des mécanismes et dire une période, en en décalant une figure majeure. Jeff Koons est présent chez Gibbs et David Bowie est l’un de ceux qui ont donné d’eux-mêmes pour l’un des Pleins Soleils de Randall — « quand on voulait son portrait par Randall, il fallait s’assoir sur le trône »… De même que l’existence de Nat Tate paraissait attestée par les témoignages de Gore Vidal ou John Richardson, proches de Picasso, si Randall n’existe pas, une grande partie des artistes et figures du monde de l’art qui l’entourent sont bel et bien attestés et font de lui la ligne de fuite (ou de crête) du récit, entre fiction et non fiction.

RandallRandall s’impose comme une réflexion diabolique sur la figure de l’artiste dans les années 2000 : est-il, pour reprendre les termes de Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne (cités dans Randall), « artiste » ou « homme du monde » ?

Dualité et réversibilité (pour poursuivre avec Baudelaire) sont donc au centre de ce livre : fidélité vs. trahison de la part de Randall comme de Vincent ; hier vs. aujourd’hui, art vs. marketing, et histoire alternative de l’art vs. histoire authentique de l’art, comme le figure l’installation d’un « étrange et tardif triptyque » de Randall au MoMA, accroché « face au plus célèbre Matisse du musée, La Danse, avec ses cinq silhouettes rose pâle dansant en cercle sur une colline verte ».

Telle est l’œuvre fictive de Randall : un contrechamp, un négatif ou un envers qui révèlent la scène artistique et ses rouages — et les amateurs d’ironie apprécieront le fait que ce premier roman de Jonathan Gibbs paraisse en France sous la couverture jaune de la collection étrangère des éditions Buchet-Chastel dont on ne sait cependant pas si elle est composée, comme le « jaune Randall », de « cinq parts de Pantone 108C, de trois parts de 3965C et d’une part de jaune industriel phosphorescent, au cas où cela vous intéresse ».

Jonathan Gibbs, Randall, traduit de l’anglais (GB) par Stéphane Roques, éd. Buchet-Chastel, 2016, 384 p., 22 € — Lire un extrait de Randall en pdf