Big Brother : Lionel Shriver et le roman XXL

Lionel Shriver 2014 © Christine Marcandier

En 1848, dans le piquant De l’obésité en littérature, Théophile Gautier se posait une question de taille : « L’homme de génie doit-il être gras ou maigre ? » Orgies, repas pantagruéliques, voire grands dictionnaires de la cuisine – comme ceux d’Alexandre Dumas – ont toujours fait bon ménage. Mais qu’en est-il des personnages romanesques ? Le plus souvent, ils sont minces voire filiformes.

Edison, le Big Brother de Lionel Shriver, est lui des héros XXL : « Pour lui, les intrigues devaient toujours s’écrire en capitales. (…) Tout se tenait : son appétit pour les brioches à la cannelle et pour le suicide, son obstination à construire sa vie en fonction de lignes si radicales que lui aussi s’était mis à “penser en grand”. » Comme l’écrit Pandora à propos de son frère, son « poids était symptomatique d’un malaise », et le roman est pour Lionel Shriver une manière d’interroger le rapport de nos sociétés à la nourriture, signe d’un dérèglement pathologique qui n’est pas que calorique. Ingurgiter d’énormes quantités d’aliments revient à tenter de combler un vide existentiel, une vacuité ontologique.

La nourriture a toujours servi d’exutoire comme de manière indirecte d’exprimer ses sentiments : « Plus que les délices irrésistibles du palais, c’est l’incapacité même de la nourriture à nous combler qui nous pousse à continuer à manger. La plus fabuleuse expérience d’ingestion est un entre-deux : le souvenir de la dernière bouchée et l’anticipation de la suivante. Comme si l’acte proprement dit de manger n’existait pas. Cette quasi-impossibilité à tenir leurs promesses est ce qui rend les plaisirs de la table aussi alléchants, mais également aussi dangereux. »

La nourriture tourne ainsi à l’« addiction », terme que l’on retrouve chez Lionel Shriver qui va jusqu’à faire le lien de cette pathologie obsessionnelle – l’obésité morbide – avec des séries ayant la dépendance ou l’assuétude pour centre, Mad Men ou Breaking Bad. Dans le rapport qu’Edison entretient avec elle, comme dans une économie plus générale, la nourriture est assimilable à une drogue. Dans Big Brother, Lionel Shriver décrit les mutations agricoles de l’Iowa. On n’y cultive plus seulement des céréales mais un crystal meth plus pur que celui produit au Mexique, le high speed chicken feed (“grain à poules ultra rapide”), une drogue que consomment les camionneurs ou les agriculteurs eux-mêmes, comme les femmes, elles non pour rester éveiller mais parce que cette « glace » augmente le métabolisme et permet de maigrir. De la bouffe comme addiction aux mutations agricoles du Midwest, tout a trait à une forme de toxicomanie.

Edison est victime d’obésité morbide, la nourriture le tue à petit feu, l’empoisonne, provoque diabète et problèmes circulatoires, difficultés à se déplacer et crises cardiaques. Jusqu’au jour où Big Brother décide de perdre du poids, un régime qui structure le livre. Dans la version originale du roman de Lionel Shriver, c’est un réfrigérateur se vidant progressivement qui ponctue chacune des parties du livre.

frigo
Illustration intérieure du roman
« Voilà ce qui aujourd’hui tue mon pays »
Chez Lionel Shriver, la nourriture est un filtre, une grille de lecture de nos sociétés, l’objet de fables qui trahissent notre rapport au monde ou aux autres.

« C’est à se demander s’il y a eu une époque où les gens mangeaient sans se poser de question »… En effet, nul besoin d’être obèse pour voir sa vie rythmée par la nourriture. Comme le note Lionel Shriver en ouverture de son roman, « nous sommes des animaux ; bien plus que l’enjeu – secondaire – de la sexualité, la pulsion vers la nourriture constitue le fondement de la quasi-totalité des entreprises humaines » : nos quotidiens sont balisés par les repas, le temps passé à faire les courses, préparer à manger, manger, faire la vaisselle… La sociabilité tourne autour des aliments et par la nature de ce qu’on porte à sa bouche : prendre un verre, un café, déjeuner, dîner, bruncher…, il n’est jusqu’aux fêtes religieuses qui ne peuvent se concevoir sans repas pantagruéliques, comme si la qualité de la célébration se mesurait en joules et calories.

Par ailleurs, le diktat de la diététique est décrit dans ces romans comme le pendant de l’obésité, exerçant « une emprise similaire à celle de la religion ou du fanatisme politique ». Fletcher, le beau-frère d’Edison, chez Lionel Shriver, prend soin de son corps, fait du sport et pèse ses aliments, son obsession de la santé, de la minceur et de la diététique virant au « fascisme nutritionnel ». Comme le dit Pandora, « chaque fois que j’ouvre le frigo, j’ai l’impression d’avoir sous les yeux une bibliothèque de développement personnel ». Pandora, dans sa quête d’un corps parfait pour elle comme pour son frère, les soumet à un régime de moins de 600 calories par jour.

Et que faire quand on voit un proche se tuer à petit feu ? Lionel Shriver pose la question de la responsabilité. La sœur d’Edison, Pandora, voudrait sauver son frère, au point de mettre son couple en péril, et elle le fait moins par altruisme que parce qu’elle s’ennuie, qu’elle a le sentiment de tout avoir et qu’il lui faut un « nouveau projet » pour donner du sel à son quotidien – « la sensation de ne rien désirer n’est pas agréable » – et que mettre son frère au régime lui permettra, en parallèle, de perdre ses dix kilos de trop. Le roman est aussi l’histoire d’une culpabilité et la quête obsessionnelle d’une vérité alternative.

Se nourrir n’est donc pas une affaire intime mais collective, une activité privée mais sociale et familiale. « Depuis que l’obésité était devenue un enjeu social en plus d’une problématique personnelle, les personnes obèses devaient avoir l’impression que tout le monde se mêlait de ce qu’elles mangeaient. » Nos sociétés sont obsédées par l’image, la représentation de soi. Cette mutation est au centre du roman de Lionel Shriver – comme le souligne le double sens de son titre, Big Brother au sens orwellien du terme et frère obèse au sens propre –, un récit qui décortique notre rapport complexe à l’image que nous donnons de nous-mêmes, via les réseaux sociaux, Wikipédia et autres miroirs de nos « moi » intimes devenus publics.

Chacun veut paraître à son avantage et Edison, aux « traits tendus comme s’ils avaient été peints sur un ballon », jazzman autrefois connu, fils d’un acteur jadis célèbre, choisit des photos flatteuses de lui-même pour son site web ou sa page Facebook et il y est si jeune et mince qu’il est impossible de le reconnaître. Quant à Pandora, elle remarque très justement qu’elle est attachée à certaines photos, « non en raison de l’événement qu’elles commémorent mais parce que, dessus, je suis mince. Je pourrais probablement classer chacune de mes photos dans un ordre de préférence qui correspondrait parfaitement à un continuum de corpulence ». Nous avons tous un « corps public » qui doit nous représenter aux yeux des autres. « Que cela nous plaise ou non, nous sommes un quoi pour les autres », un quoi et un poids, le plus léger possible, parce qu’il dit un âge et une catégorie sociale. La faim est même pour Pandora, qui se met au régime en même temps qu’elle y contraint son frère, une forme de « ressenti aristocratique ».

Le problème de l’obésité morbide pourrait sembler très américain – « alors que les générations précédentes étaient tout en angles droits, les Américains d’aujourd’hui sont bâtis en perpendiculaires » (Lionel Shriver) – mais il touche désormais tous les pays industrialisés. La nourriture, dans ses excès, y est une véritable économie : les produits allégés, les cures, les régimes amaigrissants sont une manne financière. Dans l’édition française du roman de Lionel Shriver, une épigraphe rappelle qu’« une personne sur trois échangerait un an de sa vie contre un corps parfait » (titre du Daily Telegraph du 24 mars 2011), suivie, dans l’édition anglo-saxonne, d’une phrase cinglante que l’on pourrait traduire en ces termes :

L’industrie des régimes est la seule entreprise mondiale à faire des bénéfices malgré un taux d’échec de 98 %.
La minceur est devenue un statut social, les obèses sont « un sous-prolétariat massif – massif dans tous les sens du terme ». On juge autrui sur son apparence extérieure, et non sur ses qualités propres ou son moi intérieur ; plus personne n’engage Edison devenu obèse, pourtant, il est toujours un aussi grand musicien. Comme le résume Lionel Shriver d’une formule synthétique, dire aujourd’hui de quelqu’un qu’il est gros n’est « pas une description, c’est un verdict ».

Lionel Shriver, Big Brother, traduit de l’américain par Laurence Richard, J’ai Lu, 445 p., 8 € 40