Geneviève Brisac : « Sur le papier cette seconde vie qui inlassablement se déroule derrière la vie officielle » (Les Filles sont au café)

Geneviève Brisac © Christine Marcandier

52 histoires pour coucher « sur le papier cette seconde vie qui inlassablement se déroule derrière la vie officielle », mélanger « ce qui fait rire et qui fait pleurer ». Les citations sont empruntées à Virginia Woolf, le projet est celui de Geneviève Brisac. C’était d’ailleurs le titre de ce livre avant sa parution en Points, 52 ou la seconde vie (L’Olivier, 2007). Et l’auteur lui préfère, pour cette réédition en poche, Les filles sont au café, titre emprunté à Nadja, 20 gouaches qui croquent des échanges, sur le vif, des pauses, des « moments ».

Un semainier dédié « aux insoumis, aux insoumis », une histoire par semaine, pour exposer « ce qui grouille par en dessous, l’univers obscur de la pensée, les fantasmes et les histoires comme des algues, ou des poissons révélés par un rayon oblique ». Traquer le quotidien, sa poésie stupéfiante, mais aussi nos ridicules, nos angoisses, nos hontes.

Un roman s’édifie ainsi, de paroles en récits, de croisements en retrouvailles, un roman choral et polyphonique, le titre de chaque chapitre tissant un verbe de parole (dire, raconter) ou un nom de récit (histoire, lettre, conte). Geneviève Brisac, comme Retsinè, « voit des choses que vous ne voyez pas », et deux semaines (31 et 48) viennent mettre le titre du volume en abyme : Les filles sont au café. Elles parlent, racontent, nous traquent, forcent nos pudeurs, nos silences, nos inavoués : « Les histoires sont toujours obliques, tu comprends ».

Un trouble s’élève, la vie dans ses digressions, ses fulgurances, ses short cuts.

On croise Akka, « la mitraillette » qui parle tout le temps et tire sur tout ce qui bouge, Mélissa, Nouk, Carlotta, Rosa, Mona. Mais aussi Marguerite Duras, au téléphone, un Eté 80. Elles narrent, écrivent, lisent, citent, mêlent quotidien et souvenirs d’enfance, intime et politique, un espace intermédiaire qu’explore l’auteur, de fragments en fragments, avec légèreté, humour, sens du tragique. Les Filles sont au café n’est pas un recueil de nouvelles mais un roman défini comme une chambre d’échos. Ça discute, murmure, échange, « pilpoule », des usines qui licencient, des nattes, des galettes des rois, et « si ton cerf-volant est cassé, garde la ficelle ».

Un monde se construit. Un monde pervers où le vieux monsieur si affable tout juste croisé à la teinturerie se révèle être un général tortionnaire venu vendre son livre dans un faux direct du journal de 20 heures. Un monde qui tue les souvenirs d’enfance (on a changé le goût des crêpes beurre-sucre), où l’antisémitisme est devenu un « indice » et un objet de curiosité alors qu’il fut une honte, où l’intime est « sujet de colloque », « le village mondial croule sous les ragots, les aveux, les révélations. L’espace public est saturé. Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur des personnes qui ne vous sont rien vous est administré, nolens, volens ». Mais un monde, aussi, qui réserve de délicates surprises, des coïncidences loufoques, comme cette raison « rue des 52 printemps ».

« Le roi Midas, ne sachant quoi faire du secret qui lui brûlait les lèvres, creusa un trou dans la terre et y murmura les paroles qu’il ne pouvait plus retenir. J’y pense souvent, dit Mélissa Scholtès, en refermant la porte de son cabinet de pédiatre. Toutes ces mauvaises paroles qui circulent me font battre le cœur.
Aujourd’hui, on ne creuse plus de trous pour y enfouir ses secrets
. »

Ce pourrait être le « trou » des Filles sont au café. Geneviève Brisac, qui se projette en Cassandre dans Une année avec mon père, est ici Midas. Elle butine de petits riens, ceux qui font tout le sel de la vie. Elle collectionne :

« Hier soir, Serge a fait une conférence impromptue sur les charmes et les mérites des collections. Le collectionneur, selon lui, est un résistant héroïque au passage inéluctable du temps. Sans collectionneurs, l’humanité n’aurait ni mémoire, ni manières, et serait peut-être restée à l’âge de pierre. L’esprit de collection est à l’origine du roman, a-t-il assuré, et même de la banque. A l’origine des musées, bien sûr mais aussi de la plupart des grandes découvertes ».

Dans Les filles sont au café, il y a ceux et celles qui parlent, se confient, déversent. Ceux qui, tels Nouk et Berg, sont comme « quatre oreilles douces et tendres » dans lesquelles déverser « les milliers d’histoires de sa vie ». Et l’écrivain écoute autant qu’il transmet, « espion », invisible dans sa présence obstinée aux autres. Et dessine, en creux, une réflexion sur la parole, le dire, tour à tour mantra, incantation magique ou flèche blessante, méchante (« de celles qui s’enkystent et ne s’oublient jamais »). Et sur la conversation, anodine, au sens étymologique, en ce qu’elle calme nos douleurs, apaise nos plaies, amplifie nos joies et souvenirs.

« C’est vrai, dis-je, la rose est sans pourquoi. Et le monde est peut-être violent. Mais beau ».

Geneviève Brisac, Les Filles sont au café, Points, 273 p., 7 €