La disparue d’Egine

© Mari-Mai Corbel

Egine, la nuit qui tombe. La nuit et une maison architecturée genre case study house avec piscine et vue hollywoodienne sur l’entrée du golfe Saronique. En face, les montagnes du Péloponnèse. Une maison en rase campagne avec une vue délirante sur la mer et les montagnes. Une maison pour vacanciers qui se relaxent en famille. Ma maison. Une maison que je n’aime pas. Je n’aurais jamais choisi une telle maison. Elle est arrivée comme ça. Je me suis retrouvée avec une maison sur les bras. Il y a pire. Une maison avec piscine en rase campagne. Tout ce que je déteste. La nuit, en plus, c’est flippant, la rase campagne.

Il y a en Grèce des tas d’histoires de gens qui se font égorger par des Albanais venus piquer tout ce qu’ils peuvent. La nuit, cette maison, ça peut faire David Lynch. Mais je ne crache pas dans la soupe. Je la loue dès les beaux jours. Mon petit capital, mon usine. Un agréable cadre de travail, comme je dis. Mais l’hiver, il n’y a pas de clients. On y est, là. Depuis dimanche 18 janvier. On : Captain et moi. Pour éclairage, le feu de cheminée et une petite lampe, parce qu’on économise, vu que les factures dans une telle maison grimpent facile. La cheminée c’est aussi qu’on se caille. Captain glane en journée du bois mort dans la campagne comme tout le monde ici. C’est gratuit.

Et tout à coup, Captain me sort : – On y va ? Captain c’est mon homme. Depuis trois-quatre ans, c’est le mien. Avant, jamais je n’aurais pu dire un truc pareil. C’était un truc de bonne-femme, ou de midinettes, mais pas mon truc. Puis c’est arrivé. Captain est arrivé. Captain est pour de vrai capitainos : il a un permis pour barrer un trente mètres. C’est pour ça que je l’appelle Captain. Il a aussi une charmante petite vedette de sept mètres sur laquelle on passe la majeure partie de nos journées, l’été. Et je l’appelle comme ça également pour Emily L. de Duras où il y a Captain. Je sais, ça fait un peu too much, mais, entre lui et moi, c’est un peu comme dans ce livre. Il y a un peu, en plus de la mer, de la picole et des cigarettes, de ce silence désolé de l’amour. Tout à coup, j’étais dedans. C’était la première fois. Avec Captain, c’est toujours une première fois. Je peux me souvenir de fois particulières où on a fait l’amour. Dans la piscine en juillet 2014, là dans la mer en août 2014, sur la vedette en août 2013, sur le canapé ici en octobre 2015, etc., plein de fois, et je m’en souviens chaque fois comme de fois particulières, comme d’une jouissance particulière et avec des visions particulières. J’avais jamais vécu ça, cette mémoire érotique. De la mémoire érotique qui se dépose dans l’espace et qui écrit une histoire. C’est peut-être pour ça l’expression « histoire d’amour ». S’il y a un peu de désolation, c’est qu’on n’y peut rien. Nos visages se parlent, s’appellent, se creusent, se regardent, se veulent, pas la peine de nous disputer même si deux monstres de désir entre eux, c’est un peu chien et chat. Son visage est immense, c’est un paysage, un profil de géant et il est plein de temps – je n’en reviens jamais de le regarder. Lui, je crois qu’il se perd dans mes yeux, que ça lui rappelle la mer. Il me surnomme la « gorgone ». « La sirène » en grec. Μια γοργονά en grec c’est une sirène. Ça a une telle résonance poétique, mythologique, et en même temps c’est juste une sirène comme une autre. Trois-quatre ans plus tard, nous sommes devant l’écran de mon Macbook à regarder les infos. Depuis la montée de Tsipras, puis les élections du 25 janvier 2015, pile il y a un an, à part un creux en août et septembre tellement on était écœuré, nous regardons la télévision ensemble quasi tous les jours. Captain peut regarder deux trois chaînes d’info. En Grèce, les infos ne démarrent pas toutes à la même heure mais s’échelonnent et peuvent durer une heure. C’est comme ça que, depuis des mois, nous regardons des images de réfugiés qui arrivent des côtes turques sur les îles égéennes. Des gens aux abois, à demi-noyés, qui arrivent dans de gros bateaux pneumatiques surchargés et qui sautent à l’eau, équipés de gilets de sauvetage orange vif. Parfois Captain pleure. Il pleure devant les images d’enfants surtout. Des enfants morts, des enfants frigorifiés, des enfants qui reviennent de l’enfer pour atterrir dans un autre enfer. Des enfants qui peut-être feront des milliers de kilomètres à pied pour remonter vers le nord de l’Europe. Maintenant c’est l’hiver, la mer est froide, les vents mauvais et il neige quand ils remontent vers la Croatie. Maintenant il y a aussi des frontières qui les bloquent, genre en Macédoine. Ils restent des jours sous la pluie, dans la boue, sans rien – c’est pitoyable.

L’autre jour, les autorités grecques ont coincé un passeur turc dont un passager enfant était mort. Les autorités grecques ont fait quelque chose qui m’a rappelé le geste du commandant de la division américaine Big Red One en 1945. Geste filmé par Samuel Fuller. C’est le premier film de Samuel Fuller. C’est l’ouverture d’un camp d’extermination situé à cent mètres des premières maisons du bourg voisin – Falkenau en Tchécoslovaquie. Le commandant du Big Red One ordonna aux notables du bourg de creuser des tombes, de transporter les corps sur des charrettes, d’envelopper les corps dans des linceuls, puis de refermer les tombes en jetant à la pelle la terre sur les morts. Samuel Fuller rapporte des années plus tard que les soldats du Red Big One avaient envie de tuer mais c’était interdit d’abattre des civils. Alors, ils ont fait ce rituel-là. Devant les caméras de télévision en 2016, les autorités grecques trouvent à organiser un semblable rituel. Elles font ça d’instinct, vu que ça m’étonnerait qu’elles aient connaissance du premier film de Samuel Fuller. C’est possible  qu’elles le fassent pour la même raison – l’envie de tuer. Elles forcent le passeur turc à regarder, à genou, le petit enfant mort glisser dans le cercueil. Le passeur turc fond en larmes à la différence des notables de Falkenau. Faire passer des gens c’est un business. Il n’y a pas que le prix du passage ; il y a aussi un trafic de bateaux pneumatiques. Je ne sais plus quand j’ai entendu qu’un Français du consulat de Thessalonique avait fait de l’argent avec ça. Je l’ai entendu. Il y a tellement d’enfants morts cette année. Les enfants morts, c’est dérisoire quelque part. Ça me laisse mal à l’aise pour tout dire, l’exploitation spectaculaire des enfants morts. Il y a tellement de morts horribles, d’atrocités, de hurlements, de vies qui finissent dans l’épouvante. Sur les îles égéennes, le fracas des vagues et les clameurs des réfugiés, le souffle du vent et l’angoisse de la nuit, tout ça c’est plein de la rumeur de ces horreurs, et, derrière, les bruits de bottes des Puissances. Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Russie, Turquie, Puissances droites dans leurs bottes. Et l’Union Européenne qui exige des autorités grecques de fermer la frontière, notez maritime, et de relever les identités de chaque réfugié, sans – je l’ai lu – répondre à leur demande de machines à empreintes digitales, de bateaux, de containers, d’ambulances. Et tout. – On ne peut quand même pas tirer sur les réfugiés et les noyer, s’est défendu le ministre grec. Les enfants morts, ça me semble tellement pas le sujet. Mais Captain, non. Captain vénère les enfants. Captain a élevé avec un soin artiste, dirais-je, ses deux filles, Anna et Lina. Trente et vingt-cinq ans. Anna est mariée et mère depuis huit mois. Les enfants pour Captain c’est sacré. Ses filles, ce sont ses bijoux. Tous les soirs, il les appelle. Il leur demande ce qu’elles ont mangé, si la journée s’est bien passé, et maintenant, si la petite Ariadné mange bien, joue bien, quels progrès elle fait. Tous les jours, tous les soirs. Ici on est enfant à vie. Je vois comme ça des hommes rustauds se donner du « μώρε », soit « bébé », ou du « παιδί μου », soit « mon enfant ». J’adore. Captain ne peut pas imaginer qu’un père laisse tomber ses enfants. Il ne comprend pas que les parents réfugiés survivent à leurs enfants. Le 25 janvier 2016, un an jour pour jour après la victoire de Tsipras, il me sort : – On y va ? On va à Lesbos ?

Captain pleura de joie le soir du 25 janvier 2015. Nous sommes sortis, direction le siège de SYRIZA applaudir le brillant Tsipras qui allait nous sortir des griffes des croque-morts, ces dignitaires de l’Union Européenne et du FMI. Après, nous sommes allés là où Tsipras fit son discours, place de l’Université. C’était la ferveur, et, en même temps, c’était comme quand vous venez de provoquer un monstre horrible. On n’en croyait pas nos yeux et on retenait nos souffles. On était des milliers. Je crois qu’il faisait froid. Je me souviens qu’on se souriait tous, que l’air était plus léger, trop léger. Ça nous montait au cerveau. On n’y croyait pas et on y croyait. Je fus folle de joie de croiser là par hasard Nikos, venu de Paris voter. Après, tous les jours avec Captain, trois heures de télé, à suivre le feuilleton  de ce qui, après l’accord du 4 février, devint les « négociations avec les institutions » – le « thriller » comme l’appelait la pire chaîne, la Mega Channel. Cherchez le serial killer donc. Captain tient spécialement à regarder Méga parce qu’il dit que comme ça, il sait ce que l’ennemi fomente. D’ici, depuis Athènes, le spectacle des dignitaires de l’Union Européenne est fascinant. On les voit parler à tord et à travers de nous, d’ici, comme s’ils n’entendaient pas que quand ils disent « plus de réformes », des millions de Grecs écrasés d’impôts et dans des situations ubuesques les écoutaient au poste. Tous ces croque-morts sont dans l’abstraction la plus totale et le sadisme. Je me souviens du regard ahuri de Fleur Pellerin qui faisait partie du staff de Hollande lors de la venue de ce dernier à Athènes en octobre. On était à la réception donnée dans les jardins de l’Ecole Française d’Athènes. Il pleuvait des cordes. Et donc je me suis fendue d’aller voir Fleur Pellerin pour tester un peu l’animal. Je lui parle des artistes ici, des choses à faire, sans croire une minute qu’elle va faire autre chose que semblant de m’écouter. Bien que tout le discours de Hollande ait été centré sur Grèce, terre de culture, nous avons des choses à faire ensemble – j’en étais sur le cul. Bref, la cosmétique ordinaire du pouvoir. Mais je veux voir comment l’animal va me mentir. Et voilà qu’elle me regarde et dit que c’est la première fois qu’elle vient en Grèce, qu’elle sent qu’en effet, il y a un truc spécial ici. Elle est tout à coup suspendue hors du temps. Une tête de poule qui digère son grain. Là, elle est vraie. La ministre de la culture Fleur Pellerin tout à coup ne comprend plus rien. Et là, elle lâche, qu’elle voudrait revenir. En vacances ? Des fois, je ne sais plus où me mettre quand j’entends les compatriotes Moscovici, Sapin, Hollande, répéter en boucle aux infos grecques « plus de réformes ». Captain les écoutent, déconvenu. Il en est resté à France terre des libertés, de la culture et blabla. – Non, dis-je à Captain après un petit laps de temps, je n’irai pas à Lesbos, j’ai trop de travail. Et puis on va loger où ? On va dépenser combien ?

Moscovici commissaire européen et Tsipras premier ministre de la République Helléniques, Davos, 2016.  » Les créanciers avertissent : sans courageuses réformes, l’évaluation (du quartet, ex troïka) n’est pas terminée. » capture d’écran télévision grecque

Je lui rappelle qu’il a une vie assez compliquée. Je lui mentionne que depuis des mois, je retarde de finir mon livre, pour être avec lui, là, à Egine, pour le soutenir. Il sait bien qu’ici, impossible pour moi d’écrire. Je lui ai dit cent fois qu’il y avait trop de lumière, pas mes livres, pas mon petit coin de table, puis que j’ai besoin d’être seule. Je suis là pour lui, pas pour moi, qui n’aime pas cette maison. Je fais le jardin. C’est tout. Le jardin, des heures, j’arrache les mauvaises herbes en pensant à autre chose, à plein de choses. A Egine, Captain vend du vin, de l’ouzo et du tsipouro. A l’origine, Captain n’est pas VRP en vin, ouzo et tsipouro mais maintenant il fait ça pour survivre. Il fait ça au noir. Ça ne peut se faire qu’au noir. Plus de compte en banque et des arriérés d’impôts, bref la crise. Et s’il payait des impôts sur ce qu’il gagne, il ne lui resterait plus rien. C’est de là que Captain regarde les croque-morts tout en picolant son vin. Du bon vin. Ça tombe bien pour moi qui bois beaucoup de vin. Captain m’approvisionne en cubitainers bon marché, mais de très bonne qualité. Si jamais je manque de vin, il se sent coupable, tout penaud, et s’empresse de me fournir. Et malheureusement jamais je n’ai mal à la tête après avoir bu un à deux litres, le soir. – Non, lui dis-je, je n’irais pas à Lesbos, pas maintenant, et toi non plus. C’est le 25 janvier 2016, un lundi. Et on regarde des gens en gilets de sauvetage orange sauter à l’eau et des sauveteurs tendre des bras pour attraper les enfants. Puis on entend un croque-mort de l’Union Européenne dire que la Grèce doit prendre de sérieuses mesures pour fermer sa frontière, parce que sinon, exit de Schengen. Je regarde ça sans surprise. Cet été, chez Clio, Christos, un photographe-reporter, m’a prédit que l’Union Européenne ferait de la Grèce un « parking à réfugiés ». Un gros délire. Comme par hasard, depuis quelques semaines, on ré-entend des petites phrases lancées depuis Bruxelles ou Berlin, comme quoi, on n’est plus obligé de tout faire pour  garder la Grèce dans l’Eurozone. Pendant ce temps-là, Schäuble à Davos vient de traiter Tsipras d’imbécile devant lui, en se tenant les côtes de rire. L’autre a encore une fois souri poliment ou stupidement. Je me tais. Captain aussi. Hier on a regardé Tsipras fêter sa « victoire » du 25 janvier dernier devant quelques milliers de gens dubitatifs. Captain aime encore un peu Tsipras. Captain n’arrive pas à en croire ses yeux. L’autre jour, il se plante devant moi, tout sourire, légèrement illuminé. Il vient de faire un rêve éveillé, me dit-il, et, dans ce rêve, Tsipras avait un plan secret. Il allait sauver le pays ; on n’avait pas encore tout vu de Tsipras. Tsipras, le sauveur. Le déni de réalité, le rêve, sont des réactions de survie dans des situations insupportables. Autant laisser Captain rêver. Captain, ces temps derniers, tantôt voit dans Tsipras un futur Papandréou (le père, sorte de Jaurès, à ne pas confondre avec le fils qui signa le premier mémorandum), tantôt un nul doublé d’un arriviste. Ça dépend des jours. Et souvent il dit que ça ne l’intéresse plus, qu’il est juste curieux de voir la fin de l’histoire. Le dénouement du thriller. A un moment ou à un autre, on finira bien par savoir qui est Tsipras. Héros, ordure en cheville avec les intérêts des banquiers ou un nul roulé dans la farine par Schäuble and co ? On arrêtera de se torturer pour essayer de comprendre comment ce fut possible, qu’après le cri du OXI du 5 juillet 2015, Tsipras ait pu céder à ce point qu’en fait maintenant, presque plus rien n’est possible, tant la politique est totalement discréditée, ici. Captain croit qu’on saura un jour ce qui s’est passé. Je penche pour on ne saura jamais. Je penche pour un gros blanc, un diabolique coup de chiffon. On est dans le blanc. On ne réalise pas ce qu’on nous a fait. On s’est fait baiser, ni plus ni moins. Captain ne peut pas réaliser. Il n’a toujours pas atterri. Ce qu’il y a de certain, c’est que Tsipras s’est coupé du pays. Au début, Tsipras venait encore à Egine. A Egine, il n’a pas de maison mais il était invité par un ami de son père, je crois, un petit tailleur, où il passait ses vacances, adolescent. En fait Egine est devenue dans les années 2010 un repère de SYRIZA. Plusieurs figures de SYRIZA, des députés, des-qui-allaient-devenir-ministres, avaient des maisons à Egine ou de la famille. Ils venaient discuter là. Tsipras venait encore après sa victoire dans des tavernes et Captain était fou de joie car on y vendait ses vins. Tsipras buvait son vin. On savait ça immédiatement. Tsipras passait et les Egrinètes se passaient l’info. Il y avait aussi Varoufakis et d’autres. Le premier gouvernement Tsipras comportait huit ministres propriétaires d’une maison à Egine. Le magazine du golfe saronique que j’ai conservé avait titré son numéro de février 2015 « LE GOUVERNEMENT D’EGINE… ». Les trois petits points du titre, c’est parce qu’Egine fut pendant la révolution grecque des années 1820-1830 le siège du premier gouvernement indépendant de la Grèce indépendante. Egine, symbole historique dans l’indépendance de la Grèce. L’été, les ministres étaient vus aux terrasses des cafés. Puis, on ne les a plus vus. Mystère et boule de gomme. On n’y comprend rien.

5 Février 1015. Couverture du SARONIC "Le gouvernement d'Egine"...
5 Février 1015. Couverture du magazine SARONIC « Le gouvernement d’Egine »…

On va éteindre la télé et manger en écoutant des chansons grecques sur You Tube. Puis on ira chez Kostas où il y  a un live de rébétiko. Cela fait un peu folklore de dire ça, mais ce n’est pas du folkore. C’est notre vie. Captain y va encourager ce client qui lui doit huit-cent euros pour de l’ouzo et du tsipouro. Captain dit qu’il n’a pas envie d’y aller, qu’il en a marre, mais je le connais, sûr qu’il dansera. Il adore danser. Moi, je ne sais pas. J’ai envie de rentrer à Athènes. Mon appartement me manque. Mes livres aussi. J’ai sommeil. Je repense à une jeune fille que j’ai vue quand on est arrivé à Egine, il y a une semaine, le 18 janvier. Une très belle jeune fille, bien plantée, grande, quelque chose d’androgyne, de déterminé. Le nez extrêmement bien dessiné avec aux narines, des percings. La carnation était incroyablement douce, intacte. Comme les cheveux, fins, chatains dorés, libres, mi-longs. La gravité d’une jeune fille qui devient femme. Une beauté moderne, rien à voir avec celle des magazines. Une beauté particulière. Elle était au café En Plo, Εν Πλω, le café qui est sous les bureaux du SYRIZA, sur la promenade du port. Le café où on voyait souvent des ministres de ce premier gouvernement d’Egine. C’est notre quartier général à Captain et moi. On peut y rester des heures. Moi j’écris, je skype avec des amis ou je m’amuse sur Facebook, et Captain fait des aller-et-retour entre ici et ses clients. La jeune fille écrivait. Elle écrit avec un Macbook au capot turquoise, un livre ouvert à côté. A côté d’elle, un homme regarde fixement devant lui. La cinquantaine, le visage bouffi, le regard éteint. Devant, le port et derrière la mer, et, au loin, le Péloponnèse. C’est bizarre, parce que le café est presque vide ; cet homme aurait pu s’asseoir n’importe où ailleurs. La jeune fille et lui semblent n’avoir rien à faire ensemble. La jeune fille sort et demande quelque chose à Giorgos, le serveur. D’un geste du bras, Giorgos montre le port des ferries. Puis la jeune fille revient et l’homme se lève. Et je vois l’homme mettre sa main sur l’épaule de la jeune fille. Et là, je comprends le regard fixe et éteint. C’est un aveugle. C’est aussi un musicien car il charge à l’épaule une guitare dans une housse. Je demande à Giorgos qui c’étaient. Giorgos me répond que ce sont les musiciens qui la veille ont donné un concert dans le café. – Elle chante ? – Non, dit Giorgos, elle, c’est sa fille. Je la vois encore s’éloigner. J’imagine ce père qui ne peut voir la beauté de sa fille devenant femme, que seulement la deviner. Il y avait chez ce père et sa fille, quelque chose de Tiresias. La nuit, dans ses chansons, les gens doivent deviner leurs destins. Les chansons grecques, je me drogue aux chansons grecques. Je t’attends, je t’aime, tu me manques, embrasse-moi, la lune, la mer, la route, le ciel, le soleil, le crépuscule, le vent, les arbres, un oiseau, l’exil, un petit matin, les verres qu’on boit pour oublier, les luttes, nos amours finis, et l’enfant qui joue, un manteau usé, le train qui part, la mort… Et des musiques romantiques à fond. L’ironie, le dépit, connaît pas. La jeune fille me manque. A l’Εν Πλω j’avais commencé à écrire ce texte en parlant d’elle. Je l’avais surnommée « la Disparue ». Maintenant, je me dis qu’elle avait quelque chose de la jeune Europe raptée par Zeus, que jamais ses frères ne retrouvèrent. Europe est une portée disparue. Elle erre incognito. Elle écrit et lit en écoutant chanter son père qui ne la voit plus mais l’imagine. C’est l’Europe secrète. L’Union Européenne en fait se prend pour Zeus. L’UE c’est un usurpateur mégalo qui jalouse le désir de celle qu’il pourchasse. C’est quelque chose qui viole. Qui enlève. C’est du viol. C’est un taureau bionique en blanc qui nous troue la mémoire en blanc.

Dans la voiture qui roule vers le bar de Kostas, je pense demain je rentre et je ne bouge plus. J’en ai marre de cette maison. Je pense aussi, demain matin, comme le président de la république Prokopis Pavlopoulos vient à Egine fêter un épisode de l’histoire grecque, j’aimerais me lever tôt et aller voir ça. Mais il est déjà minuit, et, tant qu’on rentre, ça va faire du trois heures du matin. Et il me faut mes huit-neuf heures de sommeil. C’est toujours comme ça avec Captain, impossible de me lever avant midi. Faudrait pourtant que je me lève. Tout le monde ne parle que de ça à Egine et j’ai fini par savoir de quoi il retournait. C’est l’anniversaire du serment que prêta le premier gouverneur de la Grèce, Kapodistrias, sur la constitution grecque, le 26 janvier 1828. Kapodistrias, j’ai demandé à Olivier Delorme par mail qui c’était dès que j’ai su qu’on allait le fêter, ici, en arrivant le 18 janvier et en zonant dans notre quartier général qu’est donc l’En Plo. J’avais la jeune fille derrière qui écrivait, et je venais d’apprendre que Pavlopoulos déjeunerait ici. – Pardon Olivier, je n’ai pas tes livres (1) ici, ai-je écrit, je rentre au Pirée plus tard. Il m’a répondu de suite que Kapodistrias avait jeté les fondements d’un Etat grec moderne, avait fait pas mal de choses bien, mais qu’il avait fini par trahir la constitution et imposé un régime autoritaire, puis par se faire assassiner. Il se justifia devant Makriyannis, le leader de la révolution grecque, ainsi : « C’était ce que voulait l’Europe. » Tout est dit. On sauta sur nos pieds devant ce gouvernement d’Egine mais on n’a pas bien entendu le signe. Pas besoin en fait d’aller voir le Président de la République faire ses ablutions commémoratives. Le serial killer est toujours en liberté. Demain, je rentre au Pirée et je n’en bouge plus.

Mari-Mai Corbel. 30 janvier 2016, Le Pirée.

(1) La Grèce et les Balkans, Olivier Delorme (Gallimard poche, trois tomes, 2013)

SARA – ΣΑΡΑ – ΝΕΝΑ ΒΕΝΕΤΣΑΝΟΥ

Traduction de la chanson Sara (Mari-Mai Corbel) :

Ήρθα / Je vins.
Είπα να’ ρθώ, μα πως να’ ρθώ; / Je dis venir mais comment venir ?
θα’ ναι η ψυχή μου πίσω / Mon âme sera derrière
δεν έχω μέρος να σταθώ και να ξαναγυρίσω / Je n’ai pas d’endroit où me tenir et où revenir /Ξένη, ξένη μου λένε ειμ’ εδώ / Etrangère, étrangère, je suis ici / ξένη κι εκεί θα πούνε /Etrangère ici ils me disent /τις δυο πατρίδες μου αγαπώ / Mes deux patries j’aime /
μ’ αυτές δε με χωρούνε / mais je n’ai de place chez aucune.

Πάνω στο όρος Ελαιών /  Au mont des Oliviers / ο νους φλογίτσα των κεριών / l’esprit  souffla aux bougies / σε περιπλάνηση κι οδύνη avec  errance et douleur / να φέρνει σάρκα και οστά / pour donner chair et  os /και στην οθόνη σας μπροστά / aussi sur votre écran  / αναπαράσταση να δίνει / qu’une représentation se donne (c’est-à-dire : à votre imaginaire, que vous puissez voir intérieurement)
Τρέχουν, τρέχουν τα δάκρυα σα βροχή  / elles coulent les larmes, comme la pluie / χρόνια που νιώθω μόνη / années où je me sens seule / άλλη πατρίδα στην ψυχή / une autre patrie dans l’âme / κι άλλη να με πληγώνει / une autre où je suis blessée / Άκου, να την ξυπνά η Ιεριχώ / Ecoute, Jéricho la réveilla / απ’ τους αιώνες ψάλλει / depuis des siècles elle psamoldie / την άκουσα και ξεψυχώ / je l’écoutai et j’expire / θέλω ν’ ακούσω πάλι… / je veux écouter encore…