Data Transport : l’écriture « en spirale » de Mathieu Brosseau

Data Transport, de Mathieu Brosseau, n’a ni commencement ni fin. Le roman ne commence pas et ne finit pas : la fin reprend le début, qui était donc déjà la répétition de la fin, et ainsi de suite, à l’infini.
Pourtant, il s’agit moins du retour du même que de celui du différent : ce qui se répète, du fait de la répétition, se dédouble en un autre qu’il n’était pas. La boucle de la répétition est une boucle paradoxalement ouverte, inséparable de son mouvement qui en la refermant, à chaque fois, l’ouvre, la disperse. Le point d’arrivée est un point de départ pour une bifurcation, une différence – la différence se répétant à chaque retour de la boucle sur elle-même (qui serait donc en même temps une spirale).

La construction en boucle du livre de Mathieu Brosseau est emblématique de la logique de la différence qui traverse l’ensemble du roman, le roman lui-même devenant une réalité instable : non une chose, un objet, un petit périmètre de sens identique à lui-même, mais une ligne divergente, un mouvement de différences et bifurcations (à l’inverse : « L’époque nous permet confortablement d’être. Pas la peine de chercher, la chose est là, on y est, elle est sue, on croit qu’on y est, l’identité, le quadrilatère »).

Que la fin répète le début, et réciproquement, fait que le début n’en est pas un, pas plus que la fin n’est la fin. Ni fin ni début, qui sont l’objet d’une élision au profit d’un mouvement qui ne commence ni ne finit, mouvement qui n’est pas un trajet d’un point à un autre mais, sans origine ou destination, un mouvement « entre », au milieu, qui s’affirme comme mouvement pur, c’est-à-dire changement, devenir sans identités, ni sens ni objets, ni moi ni sujet. Ce qui importe est le transport, non le point d’arrivée, un transport qui ne serait pas un trajet.

Ces indications donneraient la logique générale du livre de Mathieu Brosseau, logique de l’écriture qu’il déploie, inséparable de manière centrale du mouvement, de la différence – ou différance, selon Derrida –, de la dissémination du sens : une écriture « en spirale dont on ne pouvait déterminer le début ni la fin, une sorte de phrase bouclée, infinie ».

Si la fiction de Mathieu Brosseau présente les éléments d’un récit, ceux-ci sont surtout les lambeaux d’un récit qui n’existe que comme fragments incertains, traces instables – la logique du livre produisant une fuite dans le récit, le faisant s’écrouler et se déplacer toujours ailleurs. On pourrait croire résumer l’histoire du livre par ces quelques éléments : M. est repêché un jour, en pleine mer, par un cargo ; M. est amnésique et aphasique ; il trouve un emploi d’archiviste dans un service de la poste ; il se marie puis quitte sa femme ; se retrouve en pleine mer où il est repêché par un cargo… Si la construction en boucle laisse déjà entrevoir que la linéarité du récit est perturbée, on comprend qu’elle l’est davantage lorsque l’on ajoute qu’au moment de la naissance de M. « une aiguille de l’horloge du salon (…) s’arrêta une seconde, pile au moment de la sortie » ; que M. demeure par cet arrêt de l’horloge « toujours en retard d’un temps sur le monde » ; qu’il a peut-être assassiné quelqu’un ; qu’il est peut-être fou ou peut-être pas ; que les souvenirs qui lui reviennent ne sont peut-être pas exacts ; qu’il devient transparent ; que les psychotropes produisent ses visions, ses délires hallucinatoires, ou bien qu’il s’agit d’autre chose, d’un autre degré du réel… Le récit est lui-même bifurquant, se répète et intègre des dimensions – par exemple du roman fantastique – qui le rendent incertain : peut-être ceci ou peut-être cela, ou les deux, ou aucun des deux – peut-être que M. n’est ni fou ni non fou, qu’il est autre chose encore, entre les deux, selon un devenir qui fait fuir autant la folie que la santé mentale et trace une nouvelle ligne inconnue, celle de la fiction, de l’écriture, de la vie.

Le récit ne cesse de se disséminer, de fuir. C’est le livre lui-même qui est inséparable d’un mouvement de dissémination, c’est d’abord cette dissémination, ce mouvement répété de fuite qui constitue le livre. D’où son étrangeté, le fait que le roman se déplace sans cesse, évite tout sol trop fixe, tout genre arrêté, toute signification dernière, toute « fin de l’histoire ».

Le livre est constitué de dimensions qui se superposent, se mélangent, se parasitent, se court-circuitent. Après avoir été sauvé de la noyade – sauvetage qui est aussi une forme d’accouchement, de re-venue au monde, répétition de la naissance – M. est le seul employé d’un service d’archivage de lettres non arrivées à destination (on se souviendra ici du personnage de Bartleby). M. se met à lire ces milliers de lettres et à les arranger, non pour le service qui l’emploie mais pour lui-même, dans un classeur blanc, constituant « une collection de lettres qui l’intriguent selon un ordre que seule la folie logique de sa subjectivité peut comprendre », ne sachant plus de manière claire si ces lettres sont celles d’autres personnes ou s’il en est lui-même l’auteur. Plutôt que l’alternative entre « M. n’est pas l’auteur des lettres » et « M. est l’auteur des lettres », le roman choisit une troisième voie, un entre-deux, un peut-être : peut-être ni l’un ni l’autre, peut-être l’un et l’autre – troisième voie qui est celle de la ligne inconnue, de l’indéterminé, du et plutôt que du ou bien. C’est cette indétermination qui traverse le roman et fait tenir ensemble des possibles divergents, affirmant la valeur de la zone obscure, ou distincte-obscure, contre les répartitions et divisions d’une pensée binaire, d’une logique rationnelle trop évidente pour être vraie et intéressante.

Le livre s’articule entre éveil et rêve. Ou entre récit et poésie. Qu’existe-t-il dans ces zones intermédiaires – entre la veille et le rêve, la folie et la raison, le corps et l’esprit, le sens et son absence? Qu’existe-t-il entre le moment où l’aiguille de l’horloge s’arrête et celui où elle se remet à tourner ? Quel monde existe dans cet intervalle d’une seconde ? Ce sont ces zones qui sont ici explorées, où l’être n’est pas, où existe un devenir permanent et anonyme, sans identité ni points fixes, sans origine ni point d’arrivée, mouvement permanent qui défait les binarités établies, les pensées trop conscientes et claires, les vies sans vie – zones de l’écriture, de la création, de la vie. Le livre lui-même est écrit comme une zone entre : entre un début et une fin (qui n’en sont pas), livre sans commencement ni fin, un pur devenir, mouvement, flux, océan…

Par ce mouvement, la pensée et le monde sont défaits, en un sens détruits, mais d’une destruction qui est la libération d’une répétition de la vie – car « la réalité n’est pas finie » et ne peut être expérimentée qu’en allant là où son infinité a lieu, le non lieu vivant du devenir. La pensée et le monde sont habituellement une « propagande » contre laquelle il s’agit d’inventer des « stratégies autres », de perdre la mémoire, d’avancer dans des territoires inconnus, sans nom, indissociables d’un mobilisme généralisé, d’une logique irrationnelle, celle de la « houle de l’esprit », qui est autant le flux océanique du corps et du monde. Il s’agit de ne pas avoir peur de l’incohérence, lorsque celle-ci est la trace d’une logique supérieure à la raison, à l’être, à l’existence.

Le monde fuit et n’existe que comme flux. De même la pensée. De même le langage, la langue. Celle-ci devient aphasie, bégaiement – aphasie de M., au début du roman, bégaiement du directeur du bureau de poste, répétition bégayée par M. de la lettre B, répétition bégayée de la même lettre à travers le 6a00d8345238fe69e201901d7cb2f0970b-200wiroman : Bérénice, le Bègue – B comme Brosseau ? B comme Bartleby ? M. comme Mathieu ? M. comme Melville ? Comme Mer ? Mère ? Mort ? Tout cela ensemble et rien de tout cela en particulier, de manière certaine et définitive : pures séries d’un devenir sans arrêts, sans identités… Le langage devient aussi des voix entendues dans la tête, sans locuteur identifié, sans signification évidente. Ces caractéristiques ne sont pas seulement les particularités de tel ou tel personnage, à tel ou tel moment. C’est la langue entière qui devient aphasie, bégaiement, flottante. Le style de Mathieu Brosseau tend vers le flux, produit de l’indétermination et de l’indécidable, articule des phrases étranges car multiples, où résonnent ensemble des dimensions diverses, volontiers divergentes, qui glissent les unes sur les autres, passent les unes dans les autres. Tout cela ne relève évidemment pas d’un jeu littéraire gratuit mais d’une expérience de ce qui sous l’être, sous l’identité – l’être et l’identité étant aussi les moyens d’un pouvoir – n’est pas et n’a pas d’identité : le devenir, la vie qui traversent le corps, la pensée, le monde, et en sont le réel, ou le rêve.

Si cette expérience est difficile, si elle implique aussi ses dangers, elle n’en est pas moins dans le roman de Mathieu Brosseau l’expérience de l’écriture. On voit mal ce que serait une écriture qui ne s’avance pas dans cette expérience de la vie, du devenir, de la création – et par là les affirme et les répète – sinon une reproduction de la propagande, un asservissement à ce qui est, ou supposé être, une obéissance au pouvoir politique autant qu’ontologique, qui est un pouvoir de mort. Dans Data Transport – transport de données brutes, sans traitement ni rationalisation forcée, sans organisation productrice d’une signification – cette expérience est la limite vers laquelle tout tend, la logique selon laquelle tout est agencé. On ne dira pas que Mathieu Brosseau, d’habitude poète, écrit ici un roman, puisque cette distinction selon des genres supposés différents n’est plus pertinente. Le mouvement de l’écriture n’a pas grand-chose à voir avec les frontières établies. Déjà, dans les livres antérieurs de Mathieu Brosseau, des éléments narratifs étaient pris dans le mouvement poétique. Ici, c’est la narration qui tend vers la limite de la poésie, tension qui défait les genres comme elle défait les êtres, les choses, le monde, la pensée. La poésie ne serait pas un genre mais la limite silencieuse qui « habite » l’écriture, le flux sans fin dont ce qui est serait la trace vivante.

Mathieu Brosseau, Data Transport, Éditions de l’Ogre, 2015, 145 p., 16 €