Luz : « L’intime est la meilleure arme contre la symbolique » (Catharsis)

Le 21 mai 2015 paraissait Catharsis de Luz. Un livre majeur dans lequel le dessinateur raconte comment il a failli devenir fou, comment il n’a pas vu, comment il a essayé de (re)vivre malgré la douleur, la colère, la tristesse et la perte. Malgré la peur aussi. Six mois après sa publication, un an après les attentats de Charlie et tout juste auréolé du prix France Info de la bande dessinée d’actualité et de reportage, Catharsis résonne encore comme l’expression d’un artiste qui a utilisé son art pour reprendre goût à la vie après l’indicible, après l’inexprimable.

© Luz, Catharsis
© Luz, Catharsis

7 janvier 2015. Luz est en retard à la conférence de rédaction. Il ne sera pas au nombre des victimes. Il sera un des premiers sur les lieux après les assassinats. Il sera à jamais un de ceux qui auraient dû être là. Il fait désormais partie de ceux (comme tant d’autres) qui n’ont rien vu, mais qui (lui plus que les autres peut-être) doivent vivre avec.

Plus encore que la catharsis comme moyen de se libérer de ses traumatismes, de ses souffrances, le Catharsis de Luz pourrait se regarder comme une purification, une purgation devant le spectacle d’une destinée tragique. Un exorcisme d’autant plus nécessaire que la souffrance est née de l’invisible.

« Heureusement que je n’ai pas vu »

Luz (Photo : Dominique Bry)
Luz © Dominique Bry

Quand je l’ai rencontré en avril dernier quelques semaines avant la sortie de son livre, le dessinateur m’a confié ce paradoxe : il n’était pas là, il n’a pas vu, et il doit vivre avec ce vide. Pourtant il faut recommencer à travailler dès le lendemain, il faut raconter, il est sollicité de toutes parts par la presse, érigé, comme tout un journal, en symbole de la démocratie assassinée. Comment vit-on mieux cet après : dans le noir ? Dans la surexposition ?

Ni journal des événements et des jours qui ont suivi l’attentat, ni commentaire de l’actualité brûlante, Catharsis est une exploration de l’intime d’un auteur qui a perdu non seulement des coreligionnaires mais des amis, des pairs. On n’osera parler de frères d’armes tant l’issue tragique empêche toute utilisation de métaphores guerrières.

« C’est marrant de devenir fou, de se lever en pleine nuit, de jeter des exemplaires de Charlie dans le four et d’allumer… »

© Luz, Catharsis
© Luz, Catharsis

Récit d’une reconquête, d’une réappropriation de l’intimité perdue, Catharsis a comme point de départ une dépossession. Après avoir été longtemps catalogués « caricaturistes », les survivants et les morts ont été élevés au rang de symboles. Par son travail, par son livre, Luz entend échapper à ces qualifications réductrices et retrouver ce qui l’a sauvé : le dessin. Son dessin. Un art auquel il adresse un immense merci. Parce que sans lui, il serait devenu fou.

© Luz, Catharsis
© Luz, Catharsis

Il a fallu un peu de temps. Passée la surexposition médiatique, passée la manifestation nationale du 11 janvier, passée la récupération et ignorés les voix discordantes, passé le besoin de parler, les invitations à témoigner, passé le moment de dire adieu à Charb, Tignous, Cabu, Wolinski, Maris, Elsa Cayat… passés les hommages, Luz s’est remis à sa table à dessin.

Pour Catharsis, il a dessiné à la plume, sans crayonné, pour mieux sentir et voir l’encre défiler et noircir le papier. Parfois jusqu’à la saturation, prolongement de son état d’esprit. Il a marché dans les traces de Cabu – dont la plume était l’instrument de prédilection –, il a travaillé sans filet, s’imposant d’être précis et rigoureux. Devant cette nécessité revenue de dessiner pour lui-même, Luz a dessiné et dessiné encore. Jusqu’à ne plus savoir quoi faire de ces planches. Jusqu’à ce qu’Alain David, éditeur chez Futuropolis lui propose de le publier. De le sauver, sûrement.

Ce livre est et sera intemporel : il dit la sidération d’un homme, d’un peuple tout entier devant l’inimaginable, il dit le battage médiatique, la protection policière, l’incompréhension, les rêves brisés et la nécessité de se retrouver, il dit l’amour que Luz porte à la femme de sa vie, il dit surtout comment en s’exposant de la sorte, il a pu en dévoilant son intimité perdue s’en servir comme d’une arme contre la symbolique.

Catharsis n’est pas qu’un livre sur le 7 janvier. Même si «ça ne parle que de ça». Catharsis, c’est Luz. C’est nous tous.

 

Luz, Catharsis, éd. Futuropolis, mai 2015, 128 p., 14 € 50 

Catharsis fait partie de la sélection officielle du 46ème Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême.

© Luz, Futuropolis